Sur TikTok, des dizaines de comptes tenus par des passeurs proposent aux exilés une traversée illégale de la Manche. Prix du voyage : entre 2.250 et 13.450 euros.
Depuis six mois, des dizaines de vidéos en albanais faisant la promotion de « voyages » de la France vers l’Angleterre sont postées chaque jour sur TikTok. Leurs auteurs utilisent les mêmes codes marketing que les tours opérateurs. Des paysages londoniens idylliques, des visages souriants sur des embarcations spacieuses naviguant dans une eau calme, une musique entrainante… Sauf qu’ils ne vendent pas exactement un week-end à Londres, mais une traversée illégale de la Manche.
Sur TikTok les passeurs sont plutôt explicites : « Transport rapide et sécurisé, le meilleur prix du marché à 6.000 livres » ; « Calais-Douvres en 2h et 30min. Sûr à 1000%. Départs tout les jours. » / Crédits : DR
Les messages postés par les passeurs sur le réseau social sont on ne peut plus explicites. « Transport rapide et sûr, le meilleur prix du marché à 6.000 £ » ; « Calais-Douvres en deux heures et trente minutes, traversée sûre à 1.000% » ; « Encore un passage réalisé avec succès aujourd’hui, contactez-moi en DM, il y a des départs tous les jours ». StreetPress a recensé au moins 58 comptes albanais proposant des traversées en zodiac, camion ou avion, pour des prix qui varient entre 2.000 et 12.000 £ (2.250 et 13.450 euros). Certains comptabilisent plusieurs milliers de followers.
Top tendance en Albanie
En Albanie, le phénomène continue de prendre de l’ampleur sur TikTok, devenant une trend incontrôlable. À chaque fois qu’un compte est signalé et fermé par l’application, les réseaux de passeurs changent d’identifiants pour resurgir aussitôt. L’entreprise chinoise n’arrive plus à suivre. Ainsi, sur le compte « rruge per angli » – « route pour l’Angleterre » en albanais – l’auteur prévient ses détracteurs dans une vidéo :
« À tous ceux qui signalent mes comptes, je n’abandonne pas. Je les rouvrirais. »
Le nombre de films est tel que les créateurs de contenus albanais s’amusent à parodier les vidéos des passeurs. Ils dénoncent avec un certain cynisme l’escroquerie en remplaçant les zodiacs par des tracteurs, des pédalos ou des bouées gonflables. D’autres préfèrent surfer sur la vague en imitant avec un humour douteux des passages clandestins. L’influenceuse Kejsilda Muca qui compte plus de 120.000 abonnés sur TikTok, se met en scène dans le coffre d’une Mercedes, morte de rire, avec le message suivant :
« En route pour l’Angleterre, après que l’on m’a refusé deux fois le visa. Le camion, c’est démodé. »
Créé en 2010, le média Joq Albania, plateforme de divertissement et d’actualité sociale, cherche à sensibiliser les jeunes albanais aux risques mortels des traversées de la Manche. « Ce phénomène sur TikTok a eu pour conséquence une augmentation du nombre de départs de jeunes albanais vers le Royaume-Uni. Ces vidéos sont devenues virales ces six derniers mois. Auparavant, les voyages se faisaient en camion », explique Gent Çekeli, reporter et responsable du média indépendant.
Certains créateurs de contenus albanais s’amusent à parodier les vidéos des passeurs, en remplaçant par exemple les zodiacs par des pédalos ou des tracteurs. / Crédits : DR
Selon le ministère de l’Intérieur britannique, ce sont les exilés albanais qui étaient les plus nombreux à traverser la Manche en bateau durant le premier semestre 2022, juste devant les Afghans, avec 2.165 entrées en Angleterre. En France, les Albanais représentaient le plus grand nombre de personnes enfermées en centre de rétention en 2021. Si l’Albanie restait au sixième rang des pays de provenance des demandeurs d’asile en France, la majorité des demandes sont rejetées. Une fois déboutés du droit d’asile, nombre d’exilés font le choix de rejoindre l’Angleterre, en quête de liberté et de dignité.
« Le nombre de jeunes qui partent a augmenté massivement, en raison des bas salaires et de la hausse des prix en Albanie. Joq Albania a toujours interpellé les autorités sur les dangers mortels de ces départs mais personne ne réagit », déplore Gent Çekeli. Il dénonce d’ailleurs depuis 2020 la fermeture injustifiée de son média en Albanie et les entraves à la liberté de la presse.
Symptôme d’un échec politique
Les moyens investis pour empêcher les traversées de la Manche sont colossaux, mais la politique répressive reste inefficace. Si la présence policière n’a cessé d’augmenter à Calais ces dernières années, les tentatives de traversées de la manche et les drames qui en résultent se sont multipliés significativement. Depuis le début de l’année, 23.465 personnes ont traversé la Manche à bord d’embarcations de fortune. Dans un rapport d’enquête publié en février 2022, son auteur Pierre Bonnevalle, démontrait l’inefficacité de « 30 ans de fabrique politique de la dissuasion ».
Depuis 2020, une cellule franco-britannique de renseignement a été créée pour démanteler les réseaux de passeurs à la frontière. Le 22 novembre 2021, deux jours avant le naufrage le plus meurtrier survenu dans la Manche et causant la mort de 27 personnes, le ministère de l’Intérieur annonçait « engager des moyens supplémentaires pour lutter efficacement contre l’immigration clandestine le long des côtes de la manche ». Plus de 11 millions d’euros étaient alors investis pour l’acquisition d’équipements et de matériel de surveillance (quads, 4×4, zodiacs, caméras thermiques…).
Si l’État concentre sa politique d’immigration sur la répression des auteurs présumés d’aide à l’entrée et au séjour irrégulier, les victimes des réseaux de passeurs sont souvent oubliées. « Il ne faut pas voir le phénomène seulement du côté des trafiquants et c’est trop souvent ce que fait la police. Ils ne voient pas les victimes », déplore Geneviève Colas, coordinatrice du collectif « contre la traite » qui réunit 28 associations engagées à la lutte contre la traite des êtres humains. Elle regrette que les autorités ne considèrent pas suffisamment les situations de traite des êtres humains qui ne se limitent pas au franchissement de la frontière. Si le paiement n’est pas effectué en temps et en heure, les têtes de réseaux peuvent contraindre les exilés à rembourser leurs dettes durant des années.
« Pour certains, cela va être de l’exploitation par le travail, de l’exploitation sexuelle, pour d’autres des menaces à la famille au pays. Il faut donner la possibilité aux victimes de porter plainte et d’être accompagnées ».
TikTok, contacté par StreetPress n’a pas répondu à nos questions.