StreetPress enquête sur l’extrême droite, la police, la situation des migrants, les violences sexuelles… Mais quelles conséquences ont nos articles ? Quels sont ceux qui ont concrètement changé les choses ? On fait le bilan.
« L’objectivité, c’est cinq minutes pour les juifs et cinq minutes pour Hitler. » La phrase, souvent citée, est attribuée au cinéaste Jean-Luc Godard. L’a-t-il vraiment écrite ou prononcée ? Ça n’est pas certain. En tout cas, elle n’est jamais précisément sourcée. Mais qu’importe, elle résume efficacement l’inanité d’une pseudo-neutralité de l’information. StreetPress assume ses engagements. Notre média ambitionne d’éclairer l’actualité mais aussi de faire bouger, même modestement, les lignes. Nous misons cependant sur un travail rigoureux. Chaque année, nous renonçons à publier certaines de nos enquêtes, considérant que nous ne disposons pas de suffisamment de faits probants.
#Impact – Si nous enquêtons sur les violences sexistes, sexuelles, racistes, homophobes, validistes ou si nous dénonçons les maltraitances au travail, c’est pour que leurs auteurs soient écartés des postes où ils ont un pouvoir de nuisance. Si nous racontons les conditions de vie indignes des plus précaires, c’est bien dans l’espoir qu’elles changent. Mais nous nous appuyons toujours sur des faits précis et vérifiés, des sources multiples et des documents.
C’est, à StreetPress, ce que nous appelons le journalisme d’impact. Chaque année, juste avant de partir en vacances (comme chaque année, StreetPress se met en pause au mois d’août) nous faisons le bilan (calmement) :
Quelles conséquences concrètes ont eu nos articles de l’année ?
#ExtrêmeDroite – Nous avons ouvert l’année (scolaire) sur une promesse : documenter les arrière-cuisines peu reluisantes de l’extrême droite dans l’espoir de faire reculer ces courants de pensée à l’approche des élections. Mais toujours de manière précise, à partir de faits vérifiés. Grâce au soutien des lecteurs, nous avons pu lancer Faf, une newsletter hebdomadaire gratuite, consacrée exclusivement à ce sujet. Le premier numéro s’ouvrait sur une enquête révélant, vidéo à l’appui, comment dans une forêt de l’Ouest de la France, des soutiens actifs d’Eric Zemmour, s’entraînent au tir sur des caricatures racistes de juifs, de musulmans et de noirs.
Eric Zemmour n’a, à ce moment, pas encore « officialisé » sa candidature. Il sature pourtant le paysage médiatique français. Chaque chaîne de télévision, antenne radiophonique ou canard papier veut sa part du polémiste d’extrême droite. L’ex-journaliste, qui connaît par cœur les rouages du Paf, impose son agenda. Suite à nos révélations, le mouvement de jeunesse d’Eric Zemmour Génération Z annonce qu’il met à la porte les militants mis en cause par StreetPress. Ça ne suffira pas à éteindre l’incendie. L’information sera reprise par l’ensemble de la presse généraliste française et elle positionne, aux yeux du plus grand nombre, le candidat à l’extrême droite.
Quelques semaines plus tard, les violences extrêmes de ses soutiens au meeting de Villepinte vont définitivement l’ancrer dans cet espace politique. Pierre Plottu et Maxime Macé vont, grâce à des archives et photos, raconter le passé ultra violent des Zouaves, cette bande qui a tabassé les militants pacifistes de SOS Racisme. Le ministre de l’Intérieur va décider de la dissolution du groupuscule peu de temps après. Tout au long de cette campagne, StreetPress va documenter la violence de l’extrême droite galvanisée par les discours de ses deux principaux candidats. Le photographe Yann Castanier, en reportage pour Faf, va même photographier l’un de ces passages à tabac. Un travail sur lequel vont s’appuyer les policiers pour identifier les auteurs.
Le photographe Yann Castanier, en reportage pour Faf, a photographi" un passage à tabac. Un travail sur lequel les policiers se sont appuyé pour identifier les auteurs / Crédits : StreetPress / Yann Castanier
Si Eric Zemmour ne va pas clairement condamner les violences de Villepinte, il va à plusieurs reprises tenter d’écarter les radicaux au passé violent ou antisémite de son mouvement… Enfin, seulement quand la presse les épingle. Ainsi, StreetPress va révéler qu’il entretient des liens avec le Parti de la France du néofasciste Thomas Joly. Une publicité qui pousse Zemmour à leur refuser toute investiture aux législatives.
Pendant les dix mois de campagne, StreetPress a publié plus de 50 enquêtes et plus de 200 articles ou brèves sur l’extrême droite. Certains sujets ont fait bouger les lignes. Pas tous et pas assez. Eric Zemmour n’a pas fait le score dont il rêvait, et Marine Le Pen n’a pas été élue présidente de la République mais 91 députés d’extrême droite ont intégré l’Assemblée nationale (les 89 RN, Nicolas Dupont-Aignan et Emmanuelle Ménard). Nous avons pourtant enquêté sur le Rassemblement national, révélant par exemple les liens financiers qui lient des proches de Marine Le Pen et Alain Soral, ou le passé violent et malhonnête du député Frédéric Boccaletti. Mais ces enquêtes n’ont, cette fois, pas eu l’impact escompté.
En 2022, nous avons enquêté sur le Rassemblement national, révélant par exemple les liens financiers qui lient des proches de Marine Le Pen et Alain Soral. / Crédits : StreetPress
#Menaces & #Procès – Nous dressons tout de même un bilan très positif de cette couverture de l’extrême droite. Les journalistes de StreetPress ont fait le job, comme on dit. Bravo à eux. D’autant plus que c’est un travail sous pression permanente. Comme nous l’avons expliqué au fil de l’année, nos journalistes et parfois leurs proches ont fait l’objet de nombreuses menaces de mort. La justice a été saisie et des enquêtes sont en cours. StreetPress a aussi investi dans une porte blindée et renforcé sa sécurité informatique avec l’aide de l’ONG Nothing2Hide.
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Ces enquêtes nous ont aussi valu plusieurs attaques en diffamation. Au total, StreetPress a sept mises en examen à l’arrière-train (courage à notre avocate, l’excellente Valentine Rebérioux) et d’autres vont malheureusement arriver. Tous ne viennent pas de militants d’extrême droite, il y a aussi un politique véreux, des agresseurs sexuels… Faf, la newsletter de StreetPress consacrée à l’extrême droite, reviendra à la rentrée à un rythme mensuel. Vous pouvez vous abonner (gratuitement) par ici.
#Police&Gendarmerie – StreetPress a, cette année encore, très largement documenté les dysfonctionnements dans la police. Stéphanie Plasse a ainsi raconté les difficultés majeures rencontrées par les femmes handicapées pour porter plainte (ici et là). Après la publication de ces enquêtes, la gendarmerie nationale a pris attache avec StreetPress et a promis de s’intéresser aux cas dénoncés. Elle a aussi juré de se pencher sur cet officier de gendarmerie qui, comme le révélait Christophe-Cécil Garnier, est à ses heures perdues journaliste pour la presse d’extrême droite (ce qui est contraire au devoir de réserve et de neutralité). Autre enquête qui a eu un impact direct : en janvier dernier, StreetPress révélait comment un policier avait harcelé sexuellement une femme autiste après qu’elle soit venue porter plainte. Le fonctionnaire a depuis été suspendu.
La réaction de l’institution n’est pas toujours aussi exemplaire et rapide. StreetPress a révélé, plusieurs cas de violences policières. À Saint-Quentin dans l’Aisne, Clément a été tabassé. L’un des policiers lui a même volontairement cassé le bras. Bilan : 60 jours d’ITT. L’enquête est encore en cours mais le harcèlement policier dont il était victime s’est freiné depuis la publication de notre article en décembre dernier. Au printemps, StreetPress racontait le calvaire de Diafara, éducateur de rue près de Chartres : 22h en garde à vue sans raison, accusé à tort, fouillé à nu avant d’être relâché sans poursuite. Selon nos interlocuteurs sur place, la publication de cette enquête écrite et vidéo a changé le comportement des policiers dans le quartier. Les relations avec les habitants se seraient apaisées.
Mais enquêter sur la police, c’est aussi se confronter à des pressions. En octobre dernier, la journaliste Fanta Kébé racontait l’histoire de ce jeune policier « flic et dealer ». Pendant plusieurs semaines, la police a tenté d’identifier la source de notre journaliste, allant jusqu’à convoquer cette dernière au commissariat et la menacer de « fouiller [sa] vie ».
Les policiers qui parlent à StreetPress prennent aussi des risques. En 2020, notre média révélait à partir du témoignage du brigadier chef Amar Benmohamed et de nombreux documents, des centaines de cas de maltraitance au tribunal de Paris. Deux ans après, le lanceur d’alerte a à nouveau été sanctionné par sa hiérarchie pour avoir pris la parole dans cette affaire. C’est la troisième fois !
En 2022, deux policiers ont été jugés et condamnés pour leurs messages sur ce groupe Facebook qui regroupait plusieurs milliers d'agents, où ils s'échangeaient des messages racistes, que nous avions révélé en 2020. / Crédits : StreetPress
En 2020 aussi, StreetPress révélait l’existence d’un groupe Facebook regroupant plusieurs milliers de fonctionnaires de police, dans lequel s’échangeaient des messages racistes. L’affaire avait fait grand bruit. Deux ans après, deux policiers ont été jugés et condamnés pour leurs messages haineux.
#Social – Il y a ces articles qui dénoncent tout un système et font beaucoup de bruit. Plus souvent, l’impact est plus modeste mais il pourtant est bien réel. Comme cet article publié le 21 juillet 2022. Clara Monnoyeur révélait que la mairie de Paris avait refusé de signer des contrats d’embauche pourtant promis à des jeunes femmes de nationalités étrangères, sous prétexte que leurs titres de séjour étaient trop courts. Mais les coups de fil de la journaliste ont poussé la municipalité à revoir sa position et, dans les jours qui ont suivi, certaines de ces employées de crèches ont pu être embauchées. Ces contrats ouvrent la voie à un nouveau titre de séjour plus long. L’article n’a pas fait le buzz mais a pourtant changé concrètement la vie de quelques personnes. Et pour nous, ça compte bien plus que des centaines de milliers de vues.
Après cet article et les appels de Clara Monnoyeur, la municipalité a revu sa position. Et dans les jours qui ont suivi, certaines de ces employées de crèches ont pu être embauchées. / Crédits : StreetPress
#Prison – L’autrice de cette enquête, Clara Monnoyeur, conclut (brillamment) deux ans d’apprentissage à StreetPress. C’est elle par exemple qui, un an plus tôt, épinglait les méthodes de la cheffe du bureau du cabinet du ministre de l’Agriculture. Cris, humiliations, larmes, burn-out, pensées suicidaires… Le tableau dépeint par son article est angoissant. Après la sortie de l’article, le CHSCT s’est réuni et une enquête a été confiée au Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et la fonctionnaire mise en cause a été écartée. Elle a aussi, ces deux dernières années, couvert la situation carcérale en France. Elle révélait par exemple, le 18 juillet dernier, le passage à tabac de Mohamed par des gardiens de la maison d’arrêt de Carcassonne. La Défenseure des droits s’est saisie de l’affaire et une enquête est en cours. À partir de septembre, elle continuera de couvrir cette thématique à StreetPress. Si elle a pu être embauchée, c’est grâce au soutien des lecteurs. D’année en année, il progresse et permet à la rédaction de s’étoffer.
À la rentrée, nous serons aussi rejoints par Lina Rhrissi pour étoffer notre équipe d’enquêteurs et d’enquêtrice. Vous avez déjà pu la lire sur notre site. C’est elle qui par exemple avait signé cette excellente enquête sur le suicide de la gendarme Nadia Mostefa, révélant le rôle de sa hiérarchie dans cette affaire.
Le 17 mars, Nadia Mostefa s’est suicidée. La capitaine venait de perdre la garde de son fils. En difficulté face à un ex violent, elle a demandé l’aide de sa hiérarchie qui n’a rien fait. Pire, ses supérieurs l’ont sanctionnée et mise sur la touche, comme nous le révélions dans cet article. / Crédits : StreetPress – Aurelie Garnier
#Exilés – D’autres histoires ont eu de l’impact. Christophe-Cécil Ganier révélait que depuis 2016, à Montpellier, plus d’une quarantaine de jeunes mineurs isolés, accusés de s’être fait passer pour majeurs, ont été condamnés à de la prison ferme. Une erreur judiciaire car, depuis, leur identité a été confirmée par leurs ambassades. Depuis la publication de cette enquête, tout ne s’est pas réglé mais aucun magistrat n’a prononcé de condamnation à de la prison ferme.
En juillet dernier, ce même journaliste révélait l’escroquerie de plusieurs dizaines de sans-papiers par un faux avocat, Azzedine Jamal. La société de ce dernier a depuis été définitivement fermée.
#SoutenezStreetPress – StreetPress, c’est en quelque sorte du journalisme à prix libre. Nos articles sont accessibles à tous mais leur production à un coût. Vous pouvez nous soutenir par un don. Même 2 euros, ça compte !
#OpéSpé – Depuis un an, StreetPress fait partie de Sphera. Un réseau de médias qui réunit El Salto en Espagne, 444 en Hongrie, Krytyka en Pologne et VD News en Italie. Nos médias travaillent en collaboration et échangent des contenus (bravo à Thomas Porlon et Maria Aït Ouariane pour le taff). C’est dans ce cadre que StreetPress a produit et réalisé la série documentaire Knives. Sept épisodes consacrés à la « guerre des couteaux » en Angleterre.
Le Royaume-Uni est, comme la France, confronté aux violences entre jeunes de quartiers populaires, mais lui a pris le problème à bras-le-corps. L’an prochain, retour en France avec la saison 2 de Rixes. Nous voulons raconter les histoires de ceux qui ont perdu la vie mais aussi confronter les acteurs associatifs, politiques et culturels pour comprendre comment la vie de ces jeunes peut se terminer dans le sang sur un coin de trottoir. La première saison avait été coproduite avec FranceTV Slash, cette fois-ci on revient tout seul.
Dans ce documentaire, StreetPress raconte le parcours du rappeur Ben PLG, entre Dunkerque et Lille. Il revient sur sa participation à Nouvelle école sur Netflix, raconte l’absence de son père biologique et la maladie de son frère. / Crédits : StreetPress
On n’arrête pas pour autant de travailler avec eux. Un documentaire de StreetPress réalisé par Inès Belgacem arrivera sur le service public avant Noël. Un film puissant qui porte l’un des combats de StreetPress. On ne peut pas vous en dire plus pour le moment. En attendant, on ne saurait trop vous conseiller de (re)voir Ben PLG, rappeur du nord et Isha, sourire aux fantômes, nos documentaires de cette année (signés Matthieu Bidan, Thomas Porlon, Quentin Girardon, Thibault Lauras et Nayely Remusat).
Pour finir sur une note positive, on a eu des nouvelles de Dawood Ahmadzai. En 2016, StreetPress réalisait un reportage sur cette ancienne star de l’équipe nationale de cricket en Afghanistan. Il avait fui le pays à cause de la menace des talibans. Il nous a appris cette année qu’il avait réalisé son rêve : jouer en équipe de France de cricket. On a décidé de prendre de ses nouvelles et de rediffuser le reportage.
Tout ceci est le fruit d’un travail d’équipe. Bravo et merci à tous, que vous soyez staffés, pigistes, rédacteurs, illustrateurs, photographes ou que vous œuvrez dans l’ombre pour faire fonctionner le site, faire vivre le média ou vous assurer que chacun soit payé en temps et en heure.
Merci aussi aux équipes de Upian, Révo, Octopuce et Médianes qui nous accompagnent depuis des années, Valentine Rebérioux notre avocate, Caroline Varon notre graphiste et la maman de Jo (il y tenait et c’est important les mamans).
Et enfin MERCI aux 2.870 lecteurs qui nous ont soutenu cette année (si vous voulez faire comme eux, c’est par ici que ça se passe).
Nous avions fait le même bilan l’année dernière, il est à retrouver ici et la précédente, là. Rendez-vous à la rentrée.