Pour certains, les wokes représentent une idéologie qui veut déconstruire la France. Pour d’autres, ce serait juste s’engager contre les discriminations. Pour éclairer cela, la sociologue Alex Mahoudeau a publié un essai : La panique woke. Entretien.
« Dans la campagne contre le wokisme, on a retrouvé les mêmes manœuvres et les mêmes personnes que dans les campagnes “anti-genre”, celles contre les ABCD de l’égalité ou même contre le mariage pour tous. On dénonçait ce qu’il se passait dans les écoles, qu’on voulait démasculiniser l’Occident, transformer les hommes en femmes… » Dans un café du 18e arrondissement de Paris, rue Riquet, Alex Mahoudeau déguste une infusion. Mieux connu sous le pseudo Pandov Strochnis sur Twitter, elle suit et décortique toutes les histoires où le terme « wokisme » est prononcé par tel intellectuel ou telle personnalité politique. Pour l’autrice, les « paniques morales » dénoncées par les pourfendeurs du « wokisme » ne sont pas nouvelles.
Les termes « woke » ou « wokisme » ont surtout fleuri en 2021 dans la bouche des conservateurs pour attaquer « toute forme d’engagement contre les discriminations », note Alex Mahoudeau. « Des gens ont été des obsédés du wokisme et n’en ont plus parlé deux mois plus tard. C’est plus un mouvement d’idées qu’un mouvement d’intellectuels. »
Celle qui est chargée d’études à l’université de Paris-Est Marne-la-Vallée a poussé l’analyse dans un essai : La panique woke, anatomie d’une offensive réactionnaire, publié début mai (Éd. Textuel). L’occasion de faire un point sur ce grand méchant Woke.
Pour vous, c’est quoi le wokisme ?
Je ne sais pas et les gens qui en parlent ne le savent pas non plus. lls ne sont pas d’accord entre eux. Pour certains, le wokisme est un remplacement de la religion. Pour d’autres, parfois les mêmes, c’est une idéologie dérivant du « gauchisme » et notamment de la French Theory – menée par Jacques Derrida ou Michel Foucault. Ces universitaires expatriés aux USA auraient développé une idéologie dangereuse qui reviendrait en France pour réaliser une révolution culturelle et provoquer une forme de communisme. D’autres encore peuvent penser que le wokisme ce n’est pas ça, et que c’est un outil utilisé par les grandes entreprises pour manipuler ceux qui veulent s’investir dans des causes sociales. Et la dernière version, c’est que le wokisme serait une maladie mentale. Parce qu’on est une jeunesse qui a eu un trop grand confort psychologique et matériel et qu’on ne saurait pas lui dire non – alors qu’on a vécu l’après 11 septembre, la guerre en Irak, le crack de 2008, le Covid…
Maintenant, ma réponse à moi, c’est que le wokisme est un grand sac dans lequel on a mis tous les gens qu’on n’aime pas à un moment donné : des féministes, des antiracistes, des personnes de gauche, des végans, des LGBT pour dire : « Ces gens-là sont des méchants et on va leur faire peser tous les problèmes sociaux et surtout ne pas prendre en compte le fait que les choses contre lesquelles ces gens se mobilisent pourraient avoir une quelconque réalité matérielle ». Pour eux, les antiracistes se font des films et, comme ce sont des wokistes, ils accusent des gens et des situations d’être racistes alors qu’il n’y en a pas.
Il y a une différence avec l’islamogauchisme ?
En réalité, c’est pratiquement la même chose. Des groupes qui critiquent le wokisme comme l’association Vigilance Université, l’Observatoire du décolonialisme ou certains intellectuels ont changé leur fusil d’épaule sans changer de discours. Avant le wokisme, ils appelaient ça la cancel culture ou l’indigénisme. Ils changent régulièrement les étiquettes car de toute façon, ils s’en tapent de quel nom a leur panique morale du moment.
Pour l’islamogauchisme, la seule distinction avec le wokisme pourrait exister dans sa fibre, qui ne relève pas d’une panique morale à mon avis mais plutôt de l’islamophobie. La construction d’un problème public que représenteraient les musulmans en France n’est pas cyclique ou volatile comme pourrait l’être une panique morale. Au contraire, elle s’est construite au fil des années en France.
Vous qualifiez les polémiques sur le wokisme de panique morale. Qu’est-ce que c’est ?
Pour le dire simplement, une panique morale est un moment où, au sein d’une société et notamment à travers les médias (mais pas toujours), il y a le sentiment que quelque chose ne va pas et qu’un groupe est responsable. Et on va avoir une montée en mayonnaise d’anecdotes, qui peuvent être complètement inventées – comme dans l’actuelle panique woke – qui peuvent être exagérées, et sélectionnées aussi. Par exemple, si vous ne parlez que des profs qui sont virés des facs parce qu’ils ont dit que les personnes transgenres sont des malades mentaux et qu’ils ont perdu leur job suite à une croisade sur Twitter, on va avoir l’impression qu’il n’y a qu’eux qui perdent leur job. Mais quand on regarde les statistiques, par exemple aux USA – en France, on n’en a pas –, ce n’est pas du tout le cas. Là-bas, il n’y a déjà pas de crises car il n’y a pas une masse de gens renvoyés d’un seul coup. Et ceux qui sont renvoyés sont majoritairement des gens de gauche car ils ont heurté les sensibilités de la droite.
Il va donc y avoir une surfocalisation sur ces petites anecdotes et, au bout d’un moment, avec ou sans intégration politique – des mesures peuvent être prises, pas toujours –, la panique va disparaître plus ou moins longtemps. Elle peut ressurgir avec un autre nom, mais va quasiment partir sans laisser de traces.
Alex Mahoudeau est l'auteur de l'essai La panique woke, anatomie d’une offensive réactionnaire. / Crédits : Editions Textuel
En France, qu’est-ce qui a agité ces paniques morales ?
Il y a eu un rapport de l’Observatoire du décolonialisme sur le sujet qui cite à peu près 16 anecdotes sur environ trois ans. Nous ne sommes donc pas face à une masse d’événements. Les plus importants et les plus cités sont trois moments qui ont eu lieu en 2019.
D’abord, il y a l’annulation d’un séminaire dans le cursus extra-universitaire animé par Mohamed Sifaoui, où la communauté des enseignants n’avait pas donné son accord, son intervention a été suspendue. Ensuite, il y a les Suppliantes d’Eschyle. Une pièce de théâtre où il y a du grimage. Suite à des mobilisations d’étudiants antiracistes, la pièce a été reportée et ça a été vécu comme une censure. La troisième situation est une conférence à l’université de Bordeaux de la philosophe Sylviane Agacinski, qui s’appelait : « L’être humain à l’époque de sa reproductibilité technique ». Agacinski devait présenter ses visions, sachant qu’elle a depuis longtemps des positions contre la GPA et la PMA pour les couples de lesbiennes et a eu des positions transphobes. Elle n’a toutefois pas été annulée : on lui a proposé de faire passer sa conférence à une voix à une conférence avec un débat. Elle a refusé cette proposition et ça a ensuite été décrit comme un cas de censure.
Ces trois cas-là, on peut les trouver choquants. Moi, ça ne me choque pas qu’il y ait un débat. Mais dans les années précédant et suivant ces anecdotes, des événements ont été annulés à cause de pressions de la part du Printemps républicains, des enseignants ont vu leur syllabus leaker sur Internet par des groupes d’extrême droite pour les menacer. Des journaux comme le Figaro ont repris les critiques d’un étudiant de Lyon 2 envers son programme d’étude de sciences politiques et se sont fait le juge de ce qui était ou non de l’enseignement légitime à la Fac. Il y a une contradiction dans les termes : d’un côté, des cas ou des événements sont perçus comme de la censure et sont décrits par Natacha Polony comme un « nouveau fascisme universitaire ». Et de l’autre, dans ces mêmes journaux, on dénonce des enseignements de genre, de sociologie du racisme, du fait de parler de personnes trans.
C’est paradoxal.
Oui mais ce n’est pas surprenant. Jordan Peterson, une figure du courant antiwoke dans les pays anglo-saxons, a essayé d’organiser un site pour dénoncer les profs de gauche après avoir estimé qu’il y avait de la censure sur son campus. Il a également demandé qu’on définance les départements de sciences sociales et d’humanité au Canada pour qu’on ne puisse plus enseigner les études de genre, par exemple.
En France, l’Observatoire du décolonialisme se présente comme faisant attention aux dérives, à la remise en cause de la liberté d’expression… Et en même temps, cet organisme ne s’est pas privé de dénoncer une chercheuse, Rachele Borghi, car elle a fait un happening une fois dans sa vie où elle s’est mise à nu. Il y a eu des papiers extrêmement brutaux contre elle sur le site de l’Observatoire. Pareillement, le fameux rapport sur la cancel culture qu’ils ont produit en 2021 contient des pages et des pages de mémoires et de thèses qui, d’après eux, n’auraient pas dû avoir lieu.
Ce ne sont pas les seules contradictions : les antiwokistes dénonceraient l’américanisation du débat, mais importent un grand nombre de leurs exemples et leurs analyses des États-Unis ?
C’est paradoxal mais c’est ancien. On a un mouvement idéologique en France qui s’intéresse de longue date à ce qui se dit dans le mouvement conservateur américain. Suffisamment pour importer leurs ouvrages, les traduire et les diffuser, ce qui coûte cher. Mais ce lien se passe aussi dans l’autre sens. Des chercheurs pointent comment des gens qui constituent désormais l’alt-right aux USA sont venus se former au contact de la Nouvelle Droite en France. Et aujourd’hui, Charlie Kirk, le fondateur de Turning Point USA – groupe astroturfé [une façon de gonfler l’importance de ses campagnes via des techniques sur Internet] d’étudiants de droite –, pense que le wokisme n’est pas compatible avec l’âme américaine car il viendrait de la pensée française. On a toujours ce renvoi à l’autre. Et, en même temps, ces gens en France et aux USA se parlent.
Il y a eu un débat au Sénat le 1er février dernier, sur « les menaces que les théories du wokisme font peser sur l’Université, l’enseignement supérieur et les libertés académiques ». Qu’en ont conclu les sénateurs ?
Quedal. Le débat n’a pas eu lieu, c’est ça qui est intéressant. La ministre Sarah El-Haïry a juste répondu à chaque interpellation pour dire que le gouvernement avait fait ce qu’il fallait car il s’était engagé à ce que tous les événements annulés dans les facs soient réorganisés. Mais c’est quand même une panique qui a rendu acceptable l’idée de dire pour un député [François Jolivet, LREM, ndlr.] qu’il voulait faire une commission d’enquête sur un service public : l’université. Ce qui est inquiétant. C’est une période qui a normalisé que la grande presse devienne l’arbitre de ce qui est vrai ou faux scientifiquement dans un certain nombre de disciplines. Et on voit que ça peut glisser très vite. Aux USA, on est vite passé des sciences humaines aux sciences tout court.
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