01/06/2022

« Tu montres clairement que tu ne veux pas t’intégrer »

Elles portent le voile contre l’avis de leur famille

Par Inès Belgacem ,
Par Caroline Varon

Yasmine, Adama, Salima, Laura et Sonia ont voulu porter le voile pendant leur adolescence. Leurs familles s’y sont opposées, par « volonté d’intégration », par peur pour leur carrière ou d’une éventuelle radicalisation. Elles racontent.

« Quand tu portes le voile, tu déçois tes proches », lâche Yasmine, le ton dur, au téléphone. « Je n’ai pas connu un moment où on m’a soutenu totalement. On est toute seule. » L’étudiante de 22 ans est d’un naturel déterminé. Elle a son mot à dire sur l’islamophobie en France, les chaînes d’info en continu, le rôle des politiques. Elle s’était d’ailleurs fendue d’un tweet pendant l’entre-deux tours en réaction, notamment, à une petite phrase mal placée d’Emmanuel Macron. En déplacement à Strasbourg, le président avait coupé une jeune femme qui l’interpellait sur le féminisme pour lui demander : « Je peux me permettre d’être indiscret ? Vous portez un voile par choix ou c’est imposé ? ». Yasmine avait réagi :

« Ils ne comprennent toujours pas que nos parents musulmans ne veulent pas qu’on porte le voile en France, et qu’on se bat pour le mettre pour la plupart d’entre nous. »

« Dans mon entourage, j’ai plus d’exemples de femmes voilées contre l’avis de leurs proches, que de famille où ça se passe bien », explique Sonia (1), 23 ans, qui a eu du mal à gérer les réactions de son père quand elle lui a annoncé sa décision de porter le foulard. Adama, 33 ans, a également vécu une période compliquée avec ses proches :

« On pense que nous sommes des femmes soumises, c’est tout le contraire. On s’est affirmées pour qu’on respecte notre choix. »

« Et ton avenir ? »

Laura se souvient très bien du jour où elle a pris son courage à deux mains pour annoncer la nouvelle à ses parents. Du haut de ses 16 ans, la lycéenne a décidé de porter le voile. Ce samedi soir, après avoir fait les cent pas dans sa chambre, la jeune fille descend dans la cuisine et se confie à sa mère. « Quelle bêtise tu me racontes ?! », lui rétorque-t-elle. La famille est pourtant d’origine kabyle. S’ils ne sont pas pratiquants, ils sont de culture musulmane. Mais l’annonce ne passe pas : « C’est un frein dans la société, tu montres clairement que tu ne veux pas t’intégrer. » « Tu ne vas pas trouver de travail. » « Tu vas louper ta jeunesse. » « Pourquoi tu voudrais mettre ça sur ta tête ? » Aujourd’hui âgée de 22 ans, Laura commente au téléphone, avec du recul :

« Ma mère fait partie de cette génération qui est fière de s’être intégrée, de porter son tailleur, de se confondre dans la masse. Le foulard est une pratique régressive pour elle. »

Yasmine, elle, n’est pas passée par quatre chemins. « J’ai porté le voile et je suis sortie de chez moi. Je ne me sentais pas de faire un communiqué. » Elle est, elle aussi, en première au lycée quand elle décide d’aller un petit peu plus loin dans sa foi. Sa famille est pratiquante, mais a une mauvaise image du voile. « Mes tantes du côté de mon père étaient au bout de leur vie, comme si c’était sur leur tête ! » Pour elles, c’est foutu : Yasmine vient d’envoyer valser son avenir professionnel. « Je suis actuellement en master de droit des affaires, je ne me suis jamais fermé aucune porte, au contraire ! » Mais sa détermination, pourtant conséquente, n’est pas suffisante pour étouffer leurs reproches. Quand l’étudiante parle de ses recherches de stage, elles lui rétorquent avec dégoût : « Tu vas enlever ça quand même… ». « Les femmes se sont battues, nous on s’est battues, pour nos libertés. Et toi, tu portes le voile », lancent-elles un autre jour. « Des membres de ma famille m’ont retiré mon voile chez moi, contre mon gré. Sans violence, mais on me l’a retiré », raconte Yasmine touchée, qui confie :

« J’ai ressenti beaucoup de solitude. Pour eux, je ne suis qu’un voile, je ne suis plus une femme. Je ne suis pas ouverte d’esprit et je ne vis que pour ma religion. Mes grandes études, mes bons résultats, mon ambition, tout a été rayé. »

« Ma mère fait partie de cette génération qui est fière de s’être intégrée, de porter son tailleur, de se confondre dans la masse. Le foulard est une pratique régressive pour elle. » / Crédits : Caroline Varon

« Je n’ai pas changé »

Adama, 33 ans, a vécu la même expérience. « Du jour au lendemain, je n’étais plus une personne. On ne m’écoutait plus, on ne me regardait même plus dans les discussions. » À 22 ans, Adama est toute jeune mariée et vient d’apprendre qu’elle est enceinte quand elle décide de porter le foulard. « Tout le monde s’est permis de me faire des réflexions. Jusqu’aux voisins ! Personne n’était pour. » À l’arrêt de bus, sans introduction, une amie de la famille qui la croise lui demande : « C’est ton mari qui t’a forcé ? ». « Mais pourquoi elle parle de mon mari ?! », s’agace Adama. Sa famille est pratiquante et ne comprend pas sa décision : « Le foulard n’est pas obligatoire dans la foi musulmane, pourquoi se mettre des barrières dans la vie ? » L’incompréhension a laissé place aux réflexions sexistes et blessantes, qui n’existaient pas avant qu’elle ne porte le voile : « Mais Adama ne sait rien du tout. Elle ne sait que faire à manger ! Oh ne t’énerve pas, je rigole, c’est une blague. » Rapidement après son mariage, la jeune femme donne naissance à ses deux enfants et décide de s’en occuper. Son rôle de maman au foyer ne fait qu’accentuer les critiques de ses proches :

« Ils ont relié ça au voile. On te rabaisse, on te met dans une case, celle de femme voilée au foyer, et basta. T’es bête et t’es bonne qu’à faire la vaisselle. Point. »

« On a commencé à me reprocher des avis que je n’avais pas… », explique Laura, toujours dubitative. Elle se souvient par exemple d’un moment où elle discutait vêtement avec sa sœur. « J’aime bien la mode, elle est venue me demander des conseils. » Laura la complimente sur une mini-jupe qui lui va bien. « Mais toi tu ne portes pas ça et tu ne cautionnes pas », l’interpelle sa sœur. « Je n’avais rien dit et je n’ai jamais rien dit qui allait dans ce sens. Elle s’habille comme elle en a envie… », commente Laura, qui analyse :

« Pour elle, le foulard est soit un acte politique, soit un truc de femmes frustrées qui veulent se cacher. S’ensuivent tous les clichés qui vont avec ces deux images. »

Sa mère lui reproche aussi « d’être moins coquette », parce qu’elle ne porte plus de jupe courte. Ou « d’être moins drôle », parce qu’elle ne sort pas en club. « Mais je n’ai jamais eu envie de tout ça. On m’a reproché de changer de caractère, alors que c’est leur regard sur moi qui a changé. »

La famille de Laura a commencé à lui reprocher des avis qu'elle « n'avait pas ». / Crédits : Caroline Varon

« Qui t’a retourné le cerveau ? »

« Un jour, j’ai croisé mon père dans la rue avec mon foulard. J’ai cru lire du dégoût sur son visage. » Sonia (1) a 23 ans. Elle est étudiante en licence de droit et vit chez ses parents. Depuis trois ans qu’elle porte le foulard, elle vit une guerre froide avec son père. Il est pourtant musulman. Elle raconte qu’il fait ses cinq prières par jour et le ramadan. Mais rien n’y fait, ça ne passe pas. « On n’en a jamais parlé en frontal, mais je l’ai entendu en discuter avec ma mère ou ma tante. Je crois qu’il s’est dit qu’on m’avait peut-être lavé le cerveau. » La jeune femme raconte difficilement le moment qui a initié cette communication impossible. Son père regarde beaucoup BFM et Cnews, des chaînes qui « oppressent » Sonia. « Zemmour venait de passer et je me suis énervée sur ce qu’il disait. » Son père s’oppose violemment, avant de terminer :

« Peut-être qu’un jour, tu iras mettre une bombe dans un bar. »

Sonia est estomaquée. Elle finit par sortir de la salle, sans un mot. Pendant plusieurs jours, elle ignore son père, jusqu’à ce qu’il l’interpelle. C’était il y a un an et, au téléphone, la jeune femme craque en racontant l’épisode. Un sanglot dans la voix, elle conclut :

« Je lui ai dit que ça m’avait fait très mal. Depuis, on n’en parle plus. Il garde tout en lui. J’ai peur d’en discuter, j’ai peur de sa réaction. »

Sonia porte le foulard depuis trois ans et vit une guerre froide avec son père. Il est pourtant musulman et fait ses cinq prières par jour et le ramadan. Mais rien n’y fait, ça ne passe pas. / Crédits : Caroline Varon

Les proches de Yasmine ont également pensé qu’elle avait été forcée ou influencée. L’étudiante se souvient d’un jour où, coquette qu’elle est, elle avait accordé son foulard à la couleur de sa tenue. « Ça ne matchait qu’avec du noir. C’est classe le noir ! » Ses proches ont cru à un signe salafiste. « Je n’ai pas compris… »

« Mes parents ont eu peur que je dérive sur le mauvais chemin », commence Salima, 26 ans :

« Ma mère m’a dit droit dans les yeux : “Tu ne porteras pas le voile. Tu le portes, tu ne rentres plus chez moi”. »

Rapidement, elle assure que sa mère est très sympa, rigolote et très franche. « Mais à l’époque, il était hors de question que je porte le hijab parce que c’était relié à cette image d’extrémiste. Ils ont vraiment eu peur. » En 2014, Salima a tout juste 18 ans et se lance dans une nouvelle vie : la petite dernière de la fratrie déménage de chez ses parents à Aix-en-Provence pour poursuivre ses études de langues à Montpellier. Mais sa vie de jeune étudiante va malgré elle s’entremêler aux déboires de ses deux cousines. Alors que Salima s’intéresse davantage à l’Islam et commence à prendre des cours de religion, ses cousines surprennent toute la famille en s’envolant pour la Syrie. Embrigadées, comme des dizaines de jeunes Français à ce moment-là :

« Dans ce même temps, mes parents voient que je commence à prier, que je prends des cours de religion avec des gens qu’ils ne connaissent pas. Et je parle de porter le foulard ! Et puis j’étais toujours en contact avec ma cousine. »

Elles étaient très proches toutes les deux. « On était un duo, on a fait toutes les bêtises ensemble. » Sa cousine lui demande de la rejoindre, Salima refuse. Il en était hors de question. Mais la famille est inquiète. Et les remarques sur son turban, qu’elle noue dans ses cheveux de temps en temps, en attendant de porter sérieusement le voile, sont incessantes. « Et puis ma mère a tout fait pour s’intégrer dans le petit village où on habitait. Elle avait honte parfois de me voir avec certaines tenues trop jellabas. »

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« Je le vis mieux maintenant »

La période est difficile pour toute la famille de Salima. Et la position de sa mère est radicale :

« J’avais peur qu’ils me tournent le dos et j’avais trop besoin de ma famille. J’étais jeune, je n’ai pas eu la force de commencer un combat pareil. »

Salima n’a jamais porté le voile.

Pour la soeur de Laura, bq. « le foulard est soit un acte politique, soit un truc de femmes frustrées qui veulent se cacher ». / Crédits : Caroline Varon

Les quatre autres femmes de cet article le portent, malgré l’avis de leurs proches. La relation de Sonia avec son père reste conflictuelle. Ses sœurs la soutiennent et tentent de faire évoluer les choses. La jeune femme croit voir bouger les lignes depuis trois ans :

« Mais je n’arrive toujours pas à porter le hijab devant lui. Avant de rentrer à la maison, je le retire de mon cou et le passe en turban sur la tête. »

Adama a également l’impression que les choses se tassent, petit à petit. « J’ai recommencé à travailler. Ils n’ont plus rien à dire. » Les proches de Laura sont également rassurés qu’elle ait trouvé un travail : assistante médicale en cardiologie. Elle s’est également engagé chez Lallab, une association féministe et antiraciste qui défend les droits des femmes musulmanes. « Malgré leur réticence autour du voile, paradoxalement, ils sont fiers de voir que je me bats pour mes droits. Et que je le fais avec des femmes intelligentes et raisonnées. »

Pour Yasmine aussi, les remarques se sont estompées. « Ils n’ont pas eu le choix ! Ils peuvent garder leurs réflexions dans leurs tête mais je ne leur permets pas de me juger ! » Elle aussi a trouvé son stage de fin d’études. Elle a dû retirer son voile pour l’avoir :

« C’est déjà dur de trouver un stage quand t’es étudiante, je n’allais pas m’ajouter ça. Et ce n’est pas un échec, c’est pragmatique. Je sais qu’il faut que j’arrive avec le meilleur CV et la meilleure expérience pour essayer de changer les mentalités. C’est un projet sur le long terme. »

(1) Par volonté de ne pas envenimer la situation familiale, le prénom a été modifié.