Aux services judiciaires de Bobigny puis de Lille, un greffier a harcelé sexuellement plusieurs de ses collègues féminines. En huit ans, trois victimes et plusieurs témoins ont tiré la sonnette d’alarme mais l’administration judiciaire n’a rien fait.
Manon T. (1) raconte son histoire avec précision. Une rigueur toute professionnelle : la jeune femme est greffière au tribunal de Lille. C’est là-bas qu’elle a été pendant de longs mois victime de harcèlement sexuel. Abdel-Kader B. est au départ un collègue de service. Bon camarade, un peu graveleux. « Toujours très porté sur la chose, mais ça n’était pas du harcèlement au départ », rembobine sa victime. Au début de l’année 2020, lassée de ses avances incessantes, Manon « met de la distance ». Il insiste. Il est lourd et gras, plus qu’à son habitude. Il bascule dans le harcèlement. Elle se souvient de certains de ses mots :
« Un jour, alors que je parle à un avocat à travers la vitre de l’accueil, il me dit : “Tu aimes prendre la purée dans le visage”. J’ai fondu en larmes. Mon interlocuteur lui n’avait pas entendu, il ne comprenait pas ce qu’il se passait. »
La vie de Manon T. vire au calvaire quand tombe au mois de mars le premier confinement. Après un arrêt pour Covid, elle doit revenir sur site :
« Nous ne sommes que deux, lui et moi, pour gérer tous les actes et ils nous ont mis dans la même pièce minuscule à l’accueil. »
La promiscuité et les remarques quotidiennes sont invivables. « Tu devrais te faire démonter. » « Passées 30 ans, les femmes sont périmées. Sauf toi, ce n’est pas pareil. » Elle ne sait plus quoi faire, d’autant qu’Abdel-Kader B. est très proche de leur supérieure, madame Z. Au fil des semaines, le moral de Manon décline.
« Au mois de mai, j’ai fondu en larmes devant Mme Z. J’ai expliqué qu’il me parlait mal, que ça se passait mal. Elle m’a laissé rentrer chez moi, mais derrière elle n’a rien fait. J’ai signalé la situation deux ou trois fois. »
Pour ne rien arranger, la jeune femme croule sous le travail. Le 1er octobre, elle s’effondre. Littéralement. À l’entrée du Service d’accueil unique du justiciable (Sauj) ou elle travaille, elle trébuche et tombe – « c’était la fatigue, je n’étais plus dans mon état normal à cause de tout ça » – et se casse un os du pied.
D'au moins mai 2020 à janvier 2021, Abdel-Kader B. a harcelé sexuellement Manon T. Sa hiérarchie a enterré l'histoire et s'est même retournée contre elle. / Crédits : DR
Sa hiérarchie ne bouge pas
C’est à ce moment qu’elle décide d’alerter le médecin du travail. « Cet arrêt forcé m’a permis de prendre conscience qu’il fallait que je parle. » Elle confie sa souffrance, évoque le harcèlement. Le praticien prend l’affaire au sérieux. Sur le conseil du toubib, elle alerte son N+2 dès son retour, Michel B., à qui elle fait écouter un enregistrement qu’elle a réalisé. Sur la bande, on entend Abdel-Kader B. commenter la longueur de sa jupe (trop longue à son goût) et tenir des propos graveleux. Le directeur adjoint promet de recadrer le greffier harceleur. Le fait-il ? Peut-être, mais, en tout état de cause, rien ne change. Si, elle a désormais sa supérieure sur le dos :
« Elle faisait des commentaires sur tout, même ma façon de marcher. Et elle me dit que si lui et moi on ne s’entend pas, c’est à moi de partir. »
Épuisée par ces mois de harcèlement et dégoûtée par l’inertie de sa hiérarchie, Manon prend rendez-vous avec la procureure de la République. À nouveau, elle raconte son histoire :
« Je lui ai fait écouter l’enregistrement. Elle m’a dit que c’était grave, que c’était une infraction. »
Dans le plus grand secret, la magistrate ouvre une enquête. L’affaire est prise au sérieux et gérée avec professionnalisme par les policiers malgré quelques erreurs de parcours, comme cette question à une collègue de Manon :
« – Pensez-vous que les tenues vestimentaires ou l’attitude de Mme T. pourraient contribuer à l’attitude dénoncée par celle-ci à l’encontre de M.B ?
– Pas du tout, elle est habillée de manière féminine mais pas vulgaire et de toute façon cela ne justifierait pas de tels propos. »
C’est bien connu, les filles harcelées sont souvent des allumeuses… « Oui c’est problématique comme question », soupire Manon T., « mais globalement, ils ont fait du bon travail et très vite ». En quelques semaines à peine, le dossier est monté et le 5 février 2021, Abdel-Kader est mis en examen pour avoir « imposé de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ». Il est placé sous contrôle judiciaire, dans l’attente de son procès. En feuilletant les pages, Manon découvre qu’elle n’est pas la première femme à se plaindre du harcèlement d’Abdel-Kader B.
L’affaire est prise au sérieux et gérée avec professionnalisme par les policiers malgré quelques erreurs de parcours, comme cette question à une collègue de Manon. / Crédits : DR
Mis en cause dès 2014
En 2014, Julie (2), en poste au service de l’exécution des peines du TGI de Bobigny (93), est elle aussi confrontée au harcèlement d’Abdel-Kader B. La victime va pousser la porte de Marie-Michèle Moueza, déléguée syndicale Force Ouvrière :
« Elle s’est mise à pleurer. Elle n’en pouvait plus. Ce type lui disait : “Je t’attends dans les toilettes pour vous savez quoi”, et plein d’autres trucs. Mais comme elle était vacataire, elle avait peur de parler. »
Mme Moueza va immédiatement alerter la hiérarchie. Le dossier remonte jusqu’au bureau de la directrice. « Mais l’affaire a été plus ou moins étouffée et cette fille [en contrat précaire] n’a plus jamais retravaillé. » Julie va finalement s’adresser au procureur et porter plainte. Dans la procédure que StreetPress a pu consulter, on peut lire le récit qu’elle fait du harcèlement. Par bien des aspects, son témoignage rappelle celui de Manon T. Au départ se noue une relation de sympathie relate la jeune femme dans sa lettre au procureur, datée de juin 2014 : « J’étais souvent seul, je mangeais dans le bureau (…). Et un jour, Abdel-Kader B. est venu et m’a gentiment proposé de prendre un café. (…) »
Puis, il se montre de plus en plus envahissant et quand la victime tente de mettre des distances, il bascule dans le harcèlement :
« Mr B., tout heureux se lève, danse et dit : “Enfin seuls”. Il s’approche de moi et dit : “Le matin fellation et repos du vagin, le soir sodomie et repos de la mâchoire” et rigole. Là, je suis dans tous mes états et me referme sur moi-même. »
La scène s’éternise. Il continue à tenir ces propos graveleux. Julie raconte :
« Je vais aux toilettes car je me sens mal, je vomis. »
Un exemple parmi d’autres. Il lui envoie une photo de pénis (pas le sien). Le récit s’étale sur sept pages dactylographiées. Elle ne serait peut-être pas la première victime. Julie conclut son témoignage ainsi :
« Ce problème existe depuis bien longtemps, avant même mon arrivée dans ce service mais personne ne m’a mise en garde, ou dit de me méfier. Personne n’a rien fait pour que cela n’arrive pas. »
Chacune des victimes va se plaindre de l’inertie de la hiérarchie. Et la plainte déposée par Julie va tomber aux oubliettes (3). « Elle avait quitté le service et personne n’a voulu témoigner », soupire Marie-Michelle Moueza, la représentante FO. « Et pourtant, certains savaient ce qu’il faisait. »
Connu comme le loup blanc
Quand, quelques années plus tard, Abdel-Kader B. arrive à Lille, la déléguée syndicale alerte la supérieure directe du greffier, Madame Z. et le directeur du greffe, Pierre R. de ce passif :
« On était sur le pas-de-porte de son bureau. Il m’a dit : “Moi je n’ai rien à lui reprocher.” »
Elle n’est pas la seule à tirer la sonnette d’alarme. « Le caractère “lourd” et maladroit du mis en cause avec les femmes avait été signalé lorsqu’il travaillait au service des affaires familiales », reconnaîtra plus tard ce même directeur Pierre R. Un poste qu’il a occupé entre son affectation à Bobigny et celle au Sauj de Lille. On lui avait indiqué que Abdel-Kader B. « tenait des propos outranciers sous couvert de plaisanterie ». Une ancienne de ce service abonde :
« Il faisait souvent des blagues lourdes et des remarques à connotation sexuelle. »
Le passif ne s’arrête pas là. Dans le dossier, on découvre une troisième victime. Une autre greffière, Sophie (1). va raconter aux enquêteurs avoir vécu en 2018 à Lille, peu ou prou la même chose que Manon T. et Julie. Au départ, il avait tenté de se rapprocher. Et, progressivement, il avait multiplié les remarques à connotation sexuelle, lui demandant si « elle aimait se faire sodomiser ou qu’on lui envoie la purée sur le visage ». Il avait aussi fouillé dans son téléphone.
Elle avait alerté sa hiérarchie, lui avait nié les faits. Et ses supérieurs, malgré les multiples alertes antérieures, avaient finalement enterré l’affaire. Pour Sophie, impossible de continuer de travailler avec son harceleur. Elle a donc décidé de quitter le service. Abdel-Kader B. n’a pas été inquiété. Contactée par StreetPress, la greffière confirme avoir été « victime du comportement » de monsieur B. Elle n’a pas souhaité répondre plus en détail à nos questions, mais elle aussi pointe l’inertie de sa hiérarchie :
« Ce combat n’est plus le mien. J’aimerais rester en dehors, même si je suis d’accord sur le fait que notre administration a très mal géré les choses. »
Rien vu, rien entendu
Interrogé sur son immobilisme dans le cadre de la procédure, Michel B. – le N+2 de Manon et Sophie. – va minimiser la portée de l’affaire et sa propre responsabilité. L’enregistrement du harceleur réalisé par Manon ? « Inaudible », dit-il. C’est faux, la police a pu retranscrire l’enregistrement sans difficulté. Les faits dénoncés par Sophie en 2018 ? Un simple « différend » pour une histoire de téléphone. Il ne sait d’ailleurs pas quelles suites ont été données. Quant à son supérieur, le directeur du greffe Pierre R., il déclare ne pas avoir été alerté sur les témoignages des deux victimes qui ont travaillé dans son service. Jusqu’à la condamnation d’Abdel-Kader B., malgré les multiples alertes et témoignages, aucun de ses supérieurs n’a pris la moindre mesure pour l’empêcher de nuire.
Michel B. – le N+2 de Manon et Sophie. – a estimé que l’enregistrement du harceleur réalisé par Manon était « inaudible ». C’est faux, la police a pu retranscrire l’enregistrement sans difficulté. / Crédits : DR
En avril 2021, Abdel-Kader B. est condamné à trois mois de prison avec sursis et une amende de 1.000 euros. La décision est confirmée en appel en janvier 2022, mais la peine est ramenée à un stage de lutte contre le sexisme à ses frais. Selon France Bleu, Abdel-Kader B. se serait pourvu en cassation.
Des représailles
Avec cette condamnation, Manon T. est enfin reconnue comme victime. Mais son calvaire ne s’arrête pas pour autant. En mars 2021, elle est évaluée par sa supérieure, Mme Z. Tout au long de sa carrière, la greffière n’avait eu que des retours élogieux de sa hiérarchie. Du jour au lendemain, ses notes s’écroulent. « Elle a considéré que je faisais bien mon travail jusqu’au moment où j’ai eu des problèmes avec Abdel Kader B. Elle a toujours pris sa défense », soupire Manon T. L’audition de Mme Z, dans le cadre de l’enquête pour harcèlement sexuel, lui donne raison. Tout au long de la procédure, sa supérieure a pris le parti de son harceleur. Elle le décrit aux policiers comme quelqu’un « d’agréable, bienveillant, jovial ». Dans cette même audition, elle qualifie Manon de « rigide, limite psychorigide », « froide », « manipulatrice », « toxique ». Quand on lui demande : « Qui privilégiez-vous s’il vous fallait choisir entre monsieur B. et madame T. ? », elle répond : « Sans hésiter, monsieur B. ».
Pour Manon T., Mme Z. veut lui faire payer sa plainte. Aujourd’hui, la jeune femme a changé de poste, elle ne travaille plus sous son autorité directe. Elle reste cependant sous l’autorité de Pierre R, le mêmes N+3 qui, comme le montre cette enquête, n’ont rien fait pour empêcher Abdel-Kader B. de sévir.
L’évaluation négative reste présente dans le dossier de Manon T., ce qu’elle vit comme une injustice. Par l’intermédiaire de son avocate, elle l’a contesté devant le tribunal. Une procédure qu’elle doit financer sur ses propres deniers, puisqu’on lui a refusé la protection fonctionnelle sur le volet administratif. Une décision anormale, selon maître Juliette Alibert :
« Il y a une faute administrative, pas seulement pénale. Il y a eu des carences, un manquement. Ils l’ont laissé avec son agresseur sans prendre de mesure. Puis, il y a eu une volonté de la part de sa hiérarchie, de lui faire payer le fait qu’elle ait refusé de se taire. »
Pour l’avocate, cette affaire va au-delà du cas de Manon T. :
« Ça montre les dysfonctionnements du système. On ne sait pas recueillir la parole. On ne sait pas gérer une enquête administrative. On ne sait pas protéger une victime. On est obligé d’aller voir un procureur, alors même qu’on est au sein de l’administration judiciaire. »
Pour tenter de faire bouger sa situation administrative, Manon T. a rédigé un courrier à l’intention d’Elisabeth Moreno, à l’époque ministre chargée de l’égalité femmes hommes, et de Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la citoyenneté. L’une et l’autre ont déclaré qu’ils allaient transmettre au ministre de la Justice, le Lillois Eric Dupont-Moretti. Ses services assurent avoir transmis « pour examen à la direction des services judiciaires ». Y-aura-t-il une suite ?
Une ambiance pesante
En attendant, dans les couloirs du tribunal, l’air est encore lourd. Si certains soutiennent Manon, d’autres doutent encore de sa parole malgré la condamnation. Elle reste affectée par cette affaire :
« Je ne suis plus jamais la même. Je suis épuisée en permanence. J’ai perdu énormément de poids, j’ai fait des grosses chutes de cheveux. J’ai toujours des problèmes de sommeil. Je n’ai plus d’énergie, plus de perspectives d’avenir. J’ai peur… »
Abdel-Kader B., quant à lui, aurait été muté dans la commune de Douai où il exerce toujours au contact du public. Contacté par l’intermédiaire de son avocate maître Douterlungne, il n’avait pas répondu à nos questions au moment de la publication. Mais au fil des auditions, il a constamment nié les faits de harcèlement pour lesquels il a été condamné.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Son prénom a été modifié et StreetPress n’a pas réussi à retrouver sa trace.
(3) Plainte classée sans suite ou retirée selon les sources.
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