En 2017, Fatiha a dénoncé, témoins à l'appui, le racisme d’un général en contrat au ministère de l’Intérieur. Un rapport de la Défenseure des droits va dans son sens. Mais le haut gradé nie et c’est elle qui a finalement été condamnée par la justice.
Au téléphone, la voix de Fatiha A. tremble. Il y a cinq ans, cette quadra originaire du Maroc a dénoncé des propos racistes et islamophobes d’un de ses collègues au sein du ministère de l’Intérieur, le général de brigade O. Depuis, elle vit un véritable calvaire, le combat a laissé des traces : elle est aujourd’hui travailleuse handicapée.
Dans cette histoire, deux vérités s’opposent. Côté pile, la vérité judiciaire : Fatiha a été condamnée par la justice. Le tribunal a, notamment, considéré que Fatiha avait dénoncé de façon calomnieuse ces faits de racisme. Une décision confirmée en appel le 5 février dernier. Côté face, les propos discriminants de ce haut gradé sont corroborés par des témoins, et soutenus par un rapport de la Défenseure des droits. Un audit du ministère de l’Intérieur semble également aller dans son sens, mais l’administration ne l’a pas porté à la connaissance de la justice et refuse toujours de le communiquer. StreetPress a mené l’enquête.
Un ponte
En 2017, Fatiha travaille au sein de la mission des relations internationales (MRI) comme adjointe administrative. Cette petite structure appartient au ministère de l’Intérieur et plus précisément à la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC). Son équipe organise et encadre toutes les actions internationales de formation, d’audit et de promotion du savoir-faire français dans la sécurité civile, que ce soit dans l’Hexagone ou à l’étranger. « C’est un endroit prestigieux », souligne un fonctionnaire d’une autre administration.
Fatiha y bosse depuis 2010. En 2012, un nouveau cadre débarque : l’officier O. Cet ancien colonel des troupes de marine pendant 13 ans a un CV bien rempli. Il a été conseiller militaire auprès de l’ambassade de France à Madagascar, puis chef du bureau Afrique de la Délégation aux affaires stratégiques, avant d’être nommé général de brigade à sa retraite – sorte de cadeau de départ purement honorifique, parfois appelé dans le milieu « général-quart-de-place ». Il est aussi Chevalier de la Légion d’honneur et Officier dans l’Ordre National du Mérite. En bref, c’est un ponte.
L’officier O est un ancien colonel des troupes de marine. Il a été conseiller militaire auprès de l’ambassade de France à Madagascar, puis chef du bureau Afrique de la Délégation aux affaires stratégiques, avant d’être nommé général de brigade à sa retraite. / Crédits : Marine Joumard
Dans le service de Fatiha, il est désormais contrôleur général contractuel, l’équivalent du grade de général chez les pompiers civils. Le gradé choque assez rapidement l’adjointe par ses propos. Selon elle, il aurait prononcé des phrases comme :
« J’aime les noirs et les arabes mais dans leur pays. »
« Il a manqué à son devoir de réserve à de nombreuses reprises », se souvient-elle. Après les attentats de janvier 2015, le général O. aurait déclaré : « Encore des arabes et des noirs », selon un gardien de la paix témoin, dans une attestation écrite que StreetPress a pu consulter. Dans un échange de mails, un autre collègue de Fatiha confirme certains propos « déplacés, tendancieux à la connotation raciste ». Au total, six témoins évoquent des propos explicitement racistes ou pour le moins limites.
Après les attentats de janvier 2015, le général O. aurait déclaré : « Encore des arabes et des noirs » , selon un gardien de la paix témoin, dans une attestation écrite que StreetPress a pu consulter. / Crédits : StreetPress
Certaines de ces remarques ont pu être dirigées directement vers Fatiha. En pleine réunion de travail, le général O. lui aurait lancé qu’elle « faisait chier avec [son] Aïd ». En juillet 2018, Fatiha va même déposer une main courante contre le gradé. La veille, il l’aurait insulté de « sale arabe ».
Des cris de singe racistes
En 2015, Audrey (1), une de ses amies, vient à son service un midi. « On devait déjeuner ensemble, je l’attendais dans le hall d’accueil de son travail, elle est arrivée avec ses collègues qu’elle m’a présentés », se souvient cette femme noire. Alors qu’elle veut saluer le général O., il la snobe et commence « à faire des cris de chimpanzé, de singe, directement après m’avoir vu », se souvient-elle :
« Ça a peut-être duré une minute, mais pour la personne en face qui subit, c’est déjà trop. C’est la première fois que je vivais ce genre de situation, ce comportement. »
Choquée, Audrey évoque ce racisme durant le déjeuner avec Fatiha et une de ses collègues. Cette dernière lui aurait dit ne pas être étonnée car, selon elle, l’officier O. aurait tenu des propos similaires « sur les personnes de couleur, d’origine africaine », explique Audrey. C’est la dernière fois qu’elle se rend à la MRI : « Après ce que j’ai vécu, je n’ai plus voulu remettre un pied là-bas. »
Le général O. aurait aussi fait des cris de singes. / Crédits : StreetPress
« Il y a un certain niveau de tenue »
« C’est faux », soutient maître Elie Weiss, l’avocat du général O., au sujet de tous ces propos racistes. Quant au témoignage d’Audrey, qui a transposé son récit dans une attestation écrite produite lors du procès en appel ? « Ça n’a pas été retenu par le tribunal. Si elle avait apporté la preuve de tels propos, je pense sincèrement que le tribunal et la Cour d’appel auraient jugé autrement et l’auraient relaxée ou condamnée à une peine plus légère », oppose le baveux, qui continue :
« Vous partez du principe qu’un officier général serait forcément un vieux soldat raciste et renfermé. Je trouve que c’est très injuste. »
Pour maître Elie Weiss, son client ne serait « pas du tout animé par des sentiments racistes ». D’ailleurs, sa « quinzaine d’années » à servir en Afrique le prouve : « S’il avait tenu ce genre de propos de façon habituelle ou même occasionnelle, il y aurait eu des traces dans son dossier et il aurait eu de gros problèmes. Il y a un certain niveau de tenue au plus haut niveau de l’armée et de l’État. » Ce qui le stimulerait, ce serait plutôt l’amour de la France. « Il aurait pu s’engager dans le privé comme beaucoup d’anciens militaires, il aurait gagné beaucoup plus d’argent en lien avec l’Afrique mais ce n’est pas ce qu’il voulait. Il voulait vraiment continuer à servir son pays et ses liens avec les pays d’Afrique francophone. » L’avocat souligne aussi que le général n’a « jamais eu de problèmes » au sein du ministère de l’Intérieur, en dehors des faits dénoncés par Fatiha. L’ancien chef de Fatiha et du général était pourtant au courant du comportement de ce dernier. Devant la police lors d’une audition en décembre 2017, il les qualifiait de « propos de vieux soldat ayant fait l’Afrique », avant d’ajouter :
« Il a pu se moquer un peu des Africains ou faire des blagues sur le sujet. »
Un audit resté sous le tapis
En septembre 2017, Fatiha a fini par évoquer ces propos racistes à sa hiérarchie, ce qui a enclenché un audit fin novembre de l’inspection générale de la sécurité civile. Un document qui ne sera jamais rendu public, pas même transmis à la justice. « L’inspection générale est autonome et n’a pas de compte à rendre aux directions du service RH », se défend la communication de la sécurité civile, dont dépend la DGSCGC. StreetPress a demandé à le consulter auprès du ministère de l’Intérieur. Sans réponse. Mais que dit ce document que tout le monde a mis sous le tapis ? Il semblerait que le rapport remette largement en question la version du général. La Défenseure des droits y a eu accès, elle en reproduit certains extraits que StreetPress a pu lire.
Selon la Défenseure des droits : « Le comportement de monsieur O. était problématique. » / Crédits : StreetPress
Si les inspecteurs en charge de cette enquête interne estiment qu’il n’est pas possible de démontrer un comportement raciste direct du général O. envers Fatiha, ils notent pudiquement qu’il y a « une maladresse comportementale » de la part du général de brigade. L’inspection ajoute aussi que l’officier O. « personnifie l’image d’un militaire à l’ancienne », plus vraiment en phase avec l’environnement de travail local. Les inspecteurs notent :
« Il évoque sa fierté d’être “Français, chrétien, républicain et général de l’armée française”. Il décrit une impossibilité de prononcer le mot arabe sans qu’il soit systématiquement associé à racisme. »
L’audit finit par étriller à mots couverts l’ancien général : « Le fait d’avoir tenu des hautes fonctions dans l’armée française ne constitue pas “un brevet d’exonérabilité” et impose une certaine retenue. »
Maître Elie Weiss, l’avocat du général O., balaie l’audit :
« L’inspection s’est limitée à lui poser des questions sur d’autres propos. Mon client n’a donc pas été interrogé sur ces prétendus propos racistes, sinon il les aurait évidemment niés. »
Un rapport non-transmis à la justice
La justice, quant à elle, s’est surtout concentrée sur le point de départ de l’affaire au sein du service, quand Fatiha a dénoncé à sa hiérarchie les propos racistes du général O. C’est en septembre 2017, l’adjointe croit comprendre qu’une stagiaire n’a pas été reçue par le général « car elle a des origines maghrébines ». L’histoire a été mal interprétée par l’adjointe, qui tient plus de l’incompréhension administrative qu’autre chose. Fatiha s’en émeut tout de même à son ancien chef et à sa sous-directrice, qui chapeaute la MRI. On lui demande de faire un rapport, l’adjointe s’exécute et souligne certains propos racistes du général O. qu’elle a subi au fil des années. Elle insiste également sur une autre histoire, sur laquelle StreetPress n’a pas enquêté, faute d’éléments : un harcèlement moral et sexuel d’un de ses N+1. Sans donner les noms des deux hommes. La quadra saisit également la cellule d’écoute du ministère de l’Intérieur Allo Discri mi-octobre. À la même période, le syndicat Force ouvrière interpelle le directeur général de la DGSCGC pour faire remonter cette histoire et le « management extrêmement préoccupant » de monsieur O.
Une tentative de médiation interne s’engage, soutenue par Fatiha d’après des mails consultés par StreetPress. L’adjointe y affiche sa volonté de trouver un compromis. De son côté, l’administration change Fatiha d’affectation – « pour protéger l’agent », assure la communication de la sécurité civile – tout comme le général O. Mais ce dernier ainsi que le N+1 accusé de harcèlement moral et sexuel portent plainte pour dénonciation calomnieuse contre Fatiha.
La justice retient que le SMS envoyé par Fatiha pour dénoncer un comportement supposé du général à l’encontre d’une stagiaire était sans fondement. Même si l’adjointe a apporté des attestations écrites de témoin corroborant des propos racistes et qu’il existe un rapport allant – semble-t-il – dans son sens, que le ministère de l’Intérieur n’a pas communiqué, les juges l’ont condamné. Une première fois en 2018 à une amende de 5.000 euros avec sursis, ainsi que des dommages-intérêts de 1.500 euros pour le général O. et 3.000 euros pour son N+1 qu’elle accusait de harcèlement moral. Une seconde fois en appel le 4 février 2022, où elle a été condamnée à quatre mois de prison avec sursis. Elle doit toujours verser 1.500 euros à monsieur O. mais doit désormais 5.000 euros à son ancien N+1, ainsi que 2.000 euros aux deux hommes au titre des frais de justice.
« J’ai fait une dépression pendant plus d’un an. Je vis avec des angoisses. Ma vie a complètement changé. » / Crédits : Marine Joumard
Face à cette nouvelle condamnation, la quadra s’est pourvue en cassation. « Je veux bien payer si j’avais fait une connerie, mais là je ne vois pas », soutient Fatiha. Du côté du général O., son avocat maître Elie Weiss souligne « un cas d’école où elle a fait une dénonciation calomnieuse contre [son client] et où elle a décidé de maintenir sa position malgré tout. Donc le tribunal et la cour d’appel ont été très sévères ». Avant de lancer :
« Je ressens une forme d’acharnement qui me semble préjudiciable et contraire à ses intérêts. »
Suite à cette décision judiciaire, le ministère de l’Intérieur a également décidé de la sanctionner disciplinairement en avril 2019. Une procédure « classique » dès qu’il y a une condamnation du tribunal correctionnel, tente de déminer la communication de la sécurité civile. Selon la commission de discipline, Fatiha aurait manqué à ses obligations de loyauté et porté atteinte à l’image de l’administration pour avoir, notamment, dénoncé le racisme du général O. Elle a été déplacée d’office, soit une sanction de deuxième niveau. Fatiha, aidée de l’association SOS fonctionnaire victime, a contesté cette décision devant le tribunal administratif pour l’annuler. Dans ce dossier, l’instruction est close et Fatiha attend une date d’audience.
Le général O., lui, a quitté le ministère de l’Intérieur en 2018 à la suite de la fin de son contrat. Maître Elie Weiss assure :
« Cette histoire a eu des conséquences néfastes pour sa carrière. Il a été abandonné par sa hiérarchie au ministère et alors que son contrat aurait pu être reconduit, il ne l’a pas été. »
Une sanction associée à une « mesure de représailles »
Une autre instance qui n’est pas judiciaire a rendu un rapport qui va dans un sens complètement opposé à la justice. La Défenseure des droits a été saisie par Fatiha en octobre 2020 pour se prononcer sur la pénalité infligée par son administration et la dénonciation de racisme (mais pas sur celle de harcèlement moral). L’instance a eu accès à l’audit de l’inspection civile. Dotée de ce rapport dont personne d’autre n’a eu accès, elle rend un avis tranché : la sanction administrative envers Fatiha constitue « une mesure de représailles » de sa direction. Pour l’organisme, il ressort des éléments de l’enquête que « le comportement inapproprié du général O., dénoncé par Fatiha A., a été constaté par les représentants du personnel et par l’inspection générale de la sécurité civile. » La Défenseure des droits résume :
« Le comportement de monsieur O. était problématique. »
Selon l’organisme, l’administration « aurait donc pu accorder une attention particulière au malaise » exprimé par Fatiha. « Il semble injustifié de mettre en doute ses intentions », pose le rapport de la Défenseure des droits. « C’est rare que la Défenseure des droits se positionne autant sur un dossier », souligne maître Daoud Achour, un des avocats de Fatiha qui conteste sa sanction disciplinaire devant le tribunal administratif.
Du côté de monsieur O., on relativise largement l’avis de l’instance. « Elle ne nous a pas interrogés, elle a aligné les affirmations de Fatiha A. sans respecter le principe du contradictoire », lance son avocat, maître Elie Weiss. Pour le conseil du général, l’audit de l’inspection civile et du rapport de la Défenseure des droits qui en découle sont « deux avis viciés » à la valeur « très faible » face à « l’enquête de police, le jugement du tribunal et l’arrêt de la cour d’appel ».
La Défenseure des droits a été saisie par Fatiha en octobre 2020 pour se prononcer sur la pénalité infligée par son administration et la dénonciation de racisme (mais pas sur celle de harcèlement moral). / Crédits : Marine Joumard
Handicapée
Toute cette procédure a profondément marqué Fatiha. « J’ai fait une dépression pendant plus d’un an. Je vis avec des angoisses. Ma vie a complètement changé. » Dans un courrier de 2020, son psychologue a souligné les troubles « engendrés par le syndrome de stress post-traumatique » dont la quadragénaire a souffert. Elle a d’ailleurs été reconnue travailleuse handicapée il y a deux ans :
« Je ne peux plus faire de gestes comme avant, je suis vite épuisée. »
Toute cette procédure a profondément marqué Fatiha. Elle a d’ailleurs été reconnue travailleuse handicapée il y a deux ans. / Crédits : Marine Joumard
« Ma cliente est atteinte par cette histoire, il y a un préjudice moral assez lourd. Elle n’arrive plus à sortir la nuit maintenant quand même. C’est complexe à évaluer. Ça va peut-être l’impliquer sur toute sa vie quotidienne », estime maître Daoud Achour. Audrey, l’amie de Fatiha, assure avec tristesse :
« Ça l’a détruit. Elle n’est plus comme avant. Pour moi, elle est marquée à vie. »
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