Ancien journaliste spécialisé dans les cultures urbaines devenu écrivain, Karim Madani raconte dans son bouquin Tu ne trahiras point, les premiers pas des graffeurs parisiens et leur traque féroce par la police.
Dans les années 80, la culture graffiti a la cote sur les murs de Paris. La pratique n’a pas encore gagné les galeries d’art et est à l’heure « vandale ». Luc, alias Comer, est l’un des prophètes de cette sous-culture. Il y consacre tout son temps et pose son nom sur les rames de métros et de RER avec ses comparses. Par son histoire, le journaliste Karim Madani raconte dans son livre Tu ne trahiras point (Éditions Marchialy) le parcours de ces meneurs du graffiti parisien, et celle de leur procès désormais connu sous le nom de « procès de Versailles ».
Car pour contre-attaquer face à ces artistes des tunnels, la police a créé la cellule gare du Nord et lui a alloué des moyens jusque-là réservés à la répression du grand banditisme. En 2001, un immense coup de filet entraîne l’interpellation d’une soixantaine de prévenus.
StreetPress publie en partie le troisième chapitre de Tu ne trahiras point
La cellule gare du Nord. Les locaux sont étroits, gris, déprimants, mais étrangement propres. Quelques taches de sang maculent les sols et les murs, ainsi que des centaines d’inscriptions laissées par les gardés à vue. « Comer ! On t’attendait », lâche un lieutenant de police, un sourire ironique aux lèvres, quand le graffeur se présente à l’accueil. Le flic l’appelle par son nom de graffeur. Luc ne tique pas, garde un visage impassible. « Comment ? »
Le flic grimace. « Arrête de nous prendre pour des chèvres. » Le commissariat est organisé comme une ruche. Un conduit étroit qui dessert des alvéoles exiguës. Les flics sont occupés à taper des dépositions et le bruit des claviers maltraités forme comme une espèce de mur sonore contre lequel votre crâne encore ensommeillé vient violemment rebondir. « Écoutez, je ne sais même pas pourquoi je suis là », répond Luc. Le flic regarde les pompes de Luc un moment et répond.
« Alors, prends le temps de la réflexion parce que tu vas rester un petit moment avec nous. »
La notification de garde à vue est sèche. Les flics sont sur les dents parce qu’ils n’ont pas réussi à serrer le graffeur dans son logement rue de Fécamp. Luc doit se délester de ses lacets et de sa ceinture. Fouille au corps rapide. Il reste serein. Il sait qu’il en a pour quarante-huit heures, soixante-douze au maximum avant la présentation devant le magistrat. La version qu’ils ont concoctée des semaines plus tôt avec Laurent tient la route. Ils ont eu le temps d’y penser parce que le mot clé dans la rue c’était « serrage imminent ». Ils sont deux amateurs de graffiti qui ont pris des photos et évolué dans le milieu afin de publier un beau livre sur le sujet.
Des gardés à vue tuent le temps derrière d’épaisses vitres en plexiglas. Luc est escorté au fond d’un étroit corridor qui donne sur des petits bureaux dans lesquels les flics procèdent aux interrogatoires.
Merle et son équipe sont des vétérans de la lutte contre les atteintes aux biens et aux personnes. Ils ont lustré leurs armes contre le grand banditisme. Le procureur de Paris leur a demandé de monter une cellule anti-graffiti dans la précipitation, avec des effectifs réquisitionnés dans différents services de police judiciaire. Leur unité se nomme la cellule gare du Nord. Les bureaux ressemblent à une boutique de vente de matériels de graffiti. Ils exposent des objets saisis lors des perquisitions : bombes, marqueurs, photos, vêtements, appareils-photo. Ça en jette. Ça pourrait même impressionner un néophyte de la garde à vue. Les flics sont hyper documentés. Une brigade éclairée, avec des agents amateurs d’art, de fins connaisseurs du graffiti. La vérité, c’est que la plupart ne pourraient pas faire la différence entre une esquisse de Basquiat et un gribouillis fait à l’arrache par Picasso. À part Merle. Lui, il est fasciné par les graffeurs.
Merle, c’est une énigme. Qui est ce flic à la tête de cette brigade ? L’homme traque les graffeurs la journée et semble hanter des forums de graffiti la nuit, sous caféine et pseudonyme. Merle est obsédé par ces types, qui le craignent en retour.
Le dispositif est un peu pompeux. Un peu prétentieux même. Ils ont mis les moyens: filature, écoutes téléphoniques, commissions rogatoires nationales et internationales. Les chefs d’inculpation – du genre association de malfaiteurs en lien avec une entreprise criminelle – impliquent des peines de prison plus sévères, des commissions rogatoires plus drastiques, des libertés fondamentales foulées sur l’autel du tout-sécuritaire.
Exactement comme pour les beaux mecs du grand banditisme, les terroristes, les barons de la came, et pour cause : certaines huiles des renseignements généraux et de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) avancent une idée qu’en banlieue, graffeurs et trafiquants de shit pourraient constituer l’arrière-boutique d’une nébuleuse djihadiste. Les tours du World Trade Center ne sont plus que d’énormes montagnes de gravats et toutes les agences de renseignement du monde se mettent à se pencher sérieusement sur le terrorisme islamique. Vous imaginez un instant un kamikaze avec une ceinture d’explosifs qui aurait, juste avant de passer à l’acte, passé son après-midi à voler des bombes aérosol au BHV pour peindre des fresques chatoyantes dans un dépôt de la RATP ?
La garde à vue de Laurent est sur le point de s’achever. Quarante-huit heures de privation de liberté dans le bide, ça fait plutôt mal. Difficile de dormir sur une banquette de ciment dans une cellule glaciale. Vous êtes dépendant des flics pour manger (s’ils ont assez de compassion pour vous apporter un café froid et deux spéculos) et pour pisser. Sans montre, vous perdez vite la notion du temps. Pas étonnant qu’on vous enlève votre ceinture et les lacets. Des gens fragiles pourraient nourrir des idées tordues. Les geôles de la République, c’est le Moyen Âge.
Mais les flics n’ont toujours rien. Ils demandent un renouvellement de la garde à vue de Luc. Vingt-quatre heures de plus. C’est rien qu’une formule creuse pour le substitut du proc’ à l’autre bout du fil, entre deux bâillements, au chaud dans un lit bien douillet vu l’heure tardive.
« Bon, tu veux rien dire ? On va organiser une confrontation avec ton pote, menace un des flics de Merle.
— OK. Pas de problème », soupire Luc.
Quand Luc pénètre dans le petit bureau surchauffé, il est d’abord saisi de voir Laurent en état de prostration. Et pourtant l’homme est un bloc de granit sur pattes. Grand, solide, on devine qu’il s’est fait un nom depuis le préau, à grands coups de lattes. Un gars qui a mis beaucoup de gens à l’amende, comme on dit dans la rue, pour décrire ces face-à-face brutaux ou le plus fort, le plus dur et le plus déterminé l’emporte. « Ça va ? » demande Luc à son gars sûr.
La couverture de Tu ne trahiras point, aux éditions Marchialy. /
Un flic aboie quelque chose. Le principe d’une confrontation, c’est que les gardés à vue n’ont pas le droit de se parler directement. Ils donnent leurs arguments aux flics qui les répercutent et les ventilent aux deux parties en circuit fermé. Pour éviter toute forme de pression ou d’intimidation.
« Tu le connais alors ? demande un des lieutenants à Luc.
— Ouais. C’est mon pote. Laurent. »