Discriminations, violences médicales et regard social… Comment vivent les personnes grosses en France ? Dans son livre-enquête Grossophobie, Solenne Carof a publié une des premières études sur le sujet.
« Ces personnes ne sont quasiment jamais protégées contre la grossophobie. Que ce soit durant l’enfance, dans la vie familiale, la sphère amoureuse ou amicale, mais aussi dans le domaine professionnel, médical ou l’espace public. » Depuis une dizaine d’années, la sociologue Solenne Carof travaille sur la question du surpoids et s’interroge sur le vécu des personnes « désignées comme étant trop grosses ». Elle vient d’en tirer un bouquin baptisé : Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible, paru cet été aux éditions de la Maison des Sciences et de l’Homme.
Le livre de Solenne Carof « Grossophobie, sociologie d'une discrimination invisible » est paru cet été aux éditions de la Maison des Sciences et de l’Homme. / Crédits : StreetPress
StreetPress a lu son ouvrage en juillet, au moment où des hashtags « JeSuisGrosseDonc » et « JeSuisGrosDonc » étaient postés sur Twitter. Une occasion pour les personnes grosses de dénoncer les stigmatisations et les discriminations qu’elles vivent au quotidien. Revers de la médaille, de nombreux commentaires clichés ont afflué : « Donc je vais courir », « Je surveille ce que je mange et je fais du sport pour maigrir, arrêtez de vous auto-victimiser putain ».
Ce phénomène de grossophobie est dénoncé depuis des années par des associations et des militantes. Un travail qui paie malgré les contre-exemples sur les réseaux sociaux selon Solenne Carof. « Il y a une prise de conscience beaucoup plus importante maintenant au sein de l’espace public ». Quand elle a commencé à travailler sur les questions de grossophobie à la fin des années 2000, « les gens n’avaient jamais entendu parler de discriminations de personnes grosses ». « Chaque fois qu’on montrait une personne grosse dans les médias, c’était très misérabiliste » se souvient-elle. Entretien.
Quelles sont les principales conséquences en France de la grossophobie pour les personnes qui la subissent ?
Sur la corpulence, les personnes qui sont en simple surpoids sont plus touchés par des stigmatisations. Ça va être des conseils, des remarques d’inconnus, des insultes ou des gestes… Mais les vraies discriminations au sens juridique vont toucher les personnes qui sont obèses et en particulier les très obèses.
On va retrouver là des discriminations professionnelles ou médicales, le refus d’accéder à un espace public ou à un bien comme une assurance. Dans le monde professionnel, ça peut amener un déclassement social. Les personnes grosses n’arrivent que rarement à trouver un emploi à la hauteur de leur diplôme ou de leurs capacités. Dans le médical, ça peut avoir des conséquences sur leur santé car elles seront moins bien prises en charge.
On peut parler de discriminations systémiques ?
Oui, c’est une forme. D’une part, parce que ça touche toutes les sphères de la vie quotidienne pour ces gens. Les personnes les plus victimes de la grossophobie n’ont pas beaucoup de sphères où elles sont « protégées » du regard des autres. Même dans l’espace familial ou intime, on peut leur reprocher d’être trop grosses. Et, d’autre part, ce n’est pas encore considéré comme une vraie discrimination d’un point de vue social ou comme motif juridique. La grossophobie est à l’entrecroisement d’un certain nombre de choses. Elles sont montrées du doigt par le corps médical, l’État, leurs proches et des inconnus dans la rue. Ça donne une dimension systémique.
Ces conséquences découlent d’une vision de la grosseur qui est très négative et culpabilisante. Un sondage de la Ligue contre l’obésité cité dans votre ouvrage indique qu’en 2020, 67 pour cent des Français pensaient que « perdre du poids est une question de volonté ».
C’est une croyance qui ne touche pas que la grosseur. Sur la pauvreté par exemple, le nombre de personnes qui pensent qu’il suffit de traverser la rue pour avoir un emploi… C’est la même chose. On imagine que les gens ont tous les pouvoirs en main, qu’ils sont capables de changer leur propre corps ou la société. Mais ce n’est pas facile. Les scientifiques ont par exemple montré que les régimes restrictifs ne fonctionnent pas. Ça peut avoir des conséquences très mauvaises pour la santé et conduire à des yoyos [des prises et pertes de poids répétées] importants. Ces derniers sont plus néfastes pour la santé que le surpoids stable. Mais dans l’esprit du grand public, on n’est pas encore dans ce niveau de complexité et de connaissances. Il y a un manque d’informations.
Ces discours sont parfois portés par des personnes anciennement très corpulentes. Comment expliquer cette vision des personnes grosses vis-à-vis d’elles-mêmes ?
Parce que les personnes corpulentes sont comme les autres, elles ont incorporé les normes de la société. Comme tout le monde, elles ne veulent pas être discriminées et veulent ressembler à l’image idéale de la personne jeune, mince, normée qu’on nous montre en permanence dans les médias mainstream.
Certaines personnes grosses peuvent perdre du poids car elles peuvent être favorisées par des conditions sociales, psychologiques ou biologiques. Elles ne se rendent pas compte que d’autres n’ont pas les mêmes conditions. Et il faut regarder ces choses à long terme. Malheureusement, beaucoup de personnes qui ont perdu 30, 40 ou 50 kilos auront repris leur poids dans quelques années.
Le problème de l’obésité, c’est qu’une fois que ça a passé un certain stade, ça crée une inflammation des cellules. Il y a une résistance du corps qui ne dépend pas de la volonté des personnes. Même les chirurgies bariatriques, qui sont parfois très mutilantes, ne fonctionnent pas toujours aussi bien qu’on veut le vendre.
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Vous parlez de facteurs biologiques, psychologiques ou sociaux pour expliquer les corpulences. Quels sont-ils ?
Il y a plein de problèmes médicaux où le poids va être le symptôme d’une autre maladie. Pour les causes psychologiques, de nombreuses personnes ont des troubles du comportement alimentaire (TCA) qui sont révélateurs parfois d’un vécu difficile : inceste ou violences sexuelles. Dans les quelques enquêtes qui existent, on voit un lien significatif – même si toutes les personnes grosses ne l’ont pas – qui a pu constituer un arrière-fond à la prise de poids. Par exemple, selon une étude, 37 pour cent des femmes et 27 pour cent des hommes obèses candidats à la chirurgie bariatrique au CHU de Nancy souffraient d’un binge eating disorders, un TCA sévère qui résulte pour beaucoup d’un psychotraumatisme.
Quant aux causes sociales, ça peut venir d’une part du mode de vie. C’est-à-dire des difficultés financières qui entraînent une difficulté à accéder à certaines alimentations ou un manque de connaissances alimentaires. Ça peut aussi être une culture alimentaire différente. Il y a des cultures familiales où on valorise le fait de manger beaucoup, d’avoir une certaine corpulence. Tous ces éléments ne sont jamais uniques, on ne peut pas y répondre en s’attaquant à une seule cause.
Il y a une vraie différence de classe liée à la prise de poids ?
Certaines études ont pu montrer que le poids des plus défavorisés progresse depuis une vingtaine d’années, quand celui des plus aisés stagne. Chez les premiers, la précarité a pu augmenter dans certains milieux. Certaines qualités nutritionnelles ont pu se dégrader : il peut y avoir des aliments avec plus de sucre qu’il y a une vingtaine d’années par exemple. La grossophobie s’ancre dans ces rapports de pouvoir car les personnes qui se font discriminer sont plutôt issues des milieux défavorisés. L’aide soignante d’origine immigrée qui est obèse a peu de pouvoirs pour lutter contre ces discriminations au sens fort du terme.
Les hommes ont-ils le même niveau de discriminations que les femmes ?
Les hommes sont discriminés – ce serait une erreur de penser le contraire – mais ils le sont plus tard. Il faut qu’ils soient plus gros pour subir le même type de discriminations que les femmes. Chez ces dernières, ça va commencer tôt. Même si elles sont en léger surpoids, elles vont subir des stigmatisations.
Une étude a montré qu’entre 18 et 24 ans, les femmes ont déjà réalisé en moyenne quatre régimes. Alors que les hommes ont une marge de manœuvre plus importante. Après, il faut croiser avec le milieu social ou l’âge… Un homme de 70 ans ne subira pas le même regard social qu’un jeune de 20 ans.
Les personnes très corpulentes subissent-elles plus de violences médicales que les autres corps ?
C’est surtout que les personnes grosses subissent des discriminations que ne subit pas du tout le reste de la population. Le cas typique va être une personne très corpulente qui va voir son médecin pour un mal de dos et le médecin va lui répondre qu’il n’a qu’à perdre du poids. Sans regarder son dos. Et après coup, on découvre qu’il y a un cancer. Ça arrive régulièrement que les médecins ne détectent pas certains problèmes de santé car ils sont centrés sur le poids.
Ce regard grossophobe du milieu médical fait qu’une partie des personnes corpulentes ne va plus chez le médecin parce qu’elles n’ont pas envie de subir ce type de grossophobie. Ce qui conduit évidemment à un certain nombre de problèmes de santé car ils sont pris tardivement en compte.
Le terme grossophobie est apparu il y a des années au sein du militantisme mais il s’est démocratisé récemment. Vous expliquez dans votre livre qu’il pose question, pourquoi ?
Il est intéressant mais la grossophobie est, étymologiquement, la peur ou la haine de la grosseur. Le problème, c’est que ça renvoie la grossophobie à une interaction entre un individu grossophobe et un individu stigmatisé. Or la grossophobie est un problème social. Il est structurel et conditionne un certain nombre de rapports de pouvoir. On ne peut en faire une problématique individuelle et psychologique. Il faut montrer que c’est une problématique collective et sociale.
Néanmoins, c’est un terme très intéressant car il permet de faire des comparaisons avec d’autres problématiques de discriminations comme l’homophobie, l’islamophobie, etc… Et il est très compréhensible pour le grand public. Même si les gens peuvent le contester, il est entré dans le langage public. Ça n’aurait pas aussi bien marché avec d’autres termes.
Image de Une : Capture d’écran du documentaire de Gabrielle Deydier, « On achève bien les gros », sur Arte .
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