15/06/2021

Leur spécialité : les reconstitutions en 3D

Index, les experts qui contre-enquêtent sur les morts de la police

Par Christophe-Cécil Garnier

À partir d’éléments de procédure, les experts d’Index ont reconstitué en 3D les circonstances du décès d’Adama Traoré, Zineb Redouane, Gaye Camara et de la mutilation d’Adnane Nassih. Comment bossent-ils ? StreetPress est allé voir derrière le pixel.

« Le véhicule allait me foncer dessus. » Dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018, un brigadier de police tue Gaye Camara d’une balle dans la tête alors qu’il se trouve au volant de sa voiture dans le 93. Auditionné par l’IGPN, l’agent assure aux enquêteurs que ses cinq tirs relèvent de la légitime défense. Des affirmations appuyées par un expert, bien qu’aucune reconstitution des faits n’ait été réalisée. Dans son rapport, ce dernier conclut que « la trajectoire du tir ayant impacté M. Camara ne pouvait être établie en raison de l’absence d’orifice de sortie ». Une version contestée par la famille qui n’a été factuellement démentie que mi-janvier 2021 par l’agence d’expertise indépendante Index. Spécialisée dans les reconstitutions 3D, elle a pu déterminer le moment où Gaye Camara s’est fait tirer dessus. Des conclusions qui tranchent avec la version policière : Gaye Camara ne fonçait pas sur le brigadier quand ce dernier a tiré.

Francesco Sebregondi a le ton posé et la voix calme. Le fondateur d’Index sirote un café dans une des salles de StreetPress avec son collègue, Galdric Fleury. En quelques mois d’existence, l’agence s’est imposée comme la référence en France des modélisations 3D de violences policières. Les vidéos sur Adama Traoré, Zineb Redouane, Gaye Camara ou Adnane Nassih ont permis d’apporter de nouveaux éléments à l’enquête et contredit des expertises incomplètes ou biaisées. Officiellement créé en janvier 2021, Index est en fait dans les cartons depuis près d’un an. « Le déclic de ce travail de modélisation des violences policières a vraiment eu lieu avec la manifestation devant le TGI de Paris du collectif Justice pour Adama », se rappelle Francesco. Depuis 2011, il travaille pour Forensic Architecture, un groupe de chercheurs internationaux qui utilise des nouvelles technologies pour mener des contre-enquêtes sur des violences d’État comme la torture en Syrie, des frappes de drones au Pakistan ou la guerre à Gaza. Les manifestations contre le racisme et les violences policières de l’été 2020 lui donnent envie de prolonger ce travail dans le contexte français :

« On est sur toutes les violences d’État. On commence à travailler sur des affaires de violences carcérales, violences migratoires et même des opérations militaires françaises. »

Pour cela, l’agence a une équipe à « géométrie variable » d’une dizaine de personnes. Ils sont docteurs en mécanique numérique ou en biologie moléculaire, artiste, architecte, journaliste… « À chaque enquête, on a des gens différents. Le but est toujours de chercher une expertise collective », explique Galdric, qui a travaillé sur la modélisation et l’animation de l’affaire Adnane Nassih.

Ismaël Halissat, journaliste à Libération, a fait appel à Index sur l'affaire Adnane Nassih. « Sur la vidéosurveillance, à vitesse réelle, on ne voyait pas bien ce qu'il se passait. Pour bien comprendre la violence de la scène et les distances, il fallait l'analyser. » / Crédits : Index/Libération

En mode commando

Très vite, la petite équipe est débordée. « On reçoit régulièrement des sollicitations de victimes ou de collectifs qui nous demandent de nous pencher sur telle affaire », commente Francesco Sebregondi. À chaque fois, Index fait une étude préliminaire du dossier pour voir « si on peut sortir quelque chose », assure Galdric :

« Si ce n’est pas le cas, on s’en rend compte très vite. Et si on sent qu’il y a quelque chose de louche, on va creuser. »

Chaque vidéo représente des semaines de travail. « C’est très long et fastidieux », souffle le journaliste de Libération Ismaël Halissat, qui a fait appel à Index pour analyser la vidéosurveillance de la mutilation au LBD d’Adnane Nassih. Au total, près d’un mois de boulot (pas à plein temps) pour cinq membres de l’agence. « On avait pourtant un matériel “simple”, il n’y avait pas 20 vidéos amateures à relier entre elles », note Ismaël. Pour Zineb Redouane ou Gaye Camara avec le média d’investigation Disclose, l’équipe a respectivement travaillé deux mois et trois semaines « à flux tendu », se rappelle le co-fondateur Mathias Destal :

« Ils étaient en mode commando à bosser comme des dératés. »

Des familles reconnaissantes

« J’avais la certitude que Gaye ne voulait pas forcer un barrage, je le connais mon petit frère », s’exclame Mahamadou Camara au téléphone. Le grand frère de Gaye n’a eu connaissance de l’enquête et de la modélisation 3D qu’au moment de la publication. « Tout ce qu’on disait depuis le début, ils l’ont reproduit ! », souffle-t-il.

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Ce genre de restitution est pour l’instant inexistant dans le système judiciaire français. « Je trouve ça frappant au 21e siècle. La justice n’évolue pas avec son temps, il y a un côté moyenâgeux à faire des reconstitutions dans des lieux qui ne sont parfois pas les vrais, avec des personnages qui sont souvent joués par des policiers. On manque cruellement de détails alors que c’est eux qui peuvent nous rapprocher au plus de la vérité, et remettre en question la version policière », décrypte maître Lucie Simon, qui défend la famille de Sabri Choubi, mort à moto en mai 2020, et dont les proches aimeraient faire appel à Index. Dans certains de ses dossiers, il n’y a pas d’image. L’avocate ajoute :

« L’expertise, via notamment la modélisation 3D, c’est ce qui va donner la première image, celle qu’on aura jamais eue dans le dossier. C’est très important. »

Selon Mathias Destal de Disclose (1), les enquêtes menées avec Index comme celles sur Zineb Redouane permettent d’éliminer « tous les biais ». « On a repris les éléments de la procédure les plus factuels. Le tir n’était pas réglementaire alors que l’enquête policière et judiciaire disait l’inverse depuis trois ans », renchérit le journaliste du média indépendant. Certains travaux d’Index ont été versés dans des dossiers judiciaires, comme la contre-expertise réalisée pour la mort de Gaye Camara. Si ça n’a pu empêcher le non-lieu, leurs révélations ont amené la famille à porter plainte pour faux contre l’expert balistique, qui avait soutenu qu’il était impossible d’établir la trajectoire de la balle. Du côté de l’agence, on est conscient de venir bousculer certaines pratiques. « Il y a des manques de rigueur et des abus de position du statut d’expert qui nous semblent poser problème vu le poids qu’ils finissent par avoir dans les procédures judiciaires », note Francesco Sebregondi. « Index ou Forensic Architecture arrivent à un moment où il y a une insuffisance béante de la justice pour couvrir un besoin de précisions dans ces affaires de violences d’État », pointe Lucie Simon.

Lors de l'affaire Adnane Nassih, la modélisation 3D n'a pas apporté « de révélations majeures mais c'est un excellent support pour voir la vision des deux policiers », explique Ismaël Halissat. Les images attestent que l' homme ne présentait aucun danger pour les policiers et contredisent formellement leurs propos. / Crédits : Index/Libération

Des coûts importants

Les méthodes scientifiques d’Index ne peuvent pas toujours faire des miracles. Nos deux interlocuteurs confessent s’être déjà cassé les dents sur un dossier. « Dans ce cas-là, on dit à la famille qu’on ne peut pas prouver que ça ne s’est pas passé autrement », confie Galdric. Pendant l’enquête, l’agence n’a pas de contact avec les proches. Index n’accepte pas de paiement de leur part « pour ne pas apparaître comme leurs experts », indique Francesco. Une façon aussi d’épargner aux collectifs des victimes quelques milliers d’euros dans leur combat judiciaire. « Les familles, si elles veulent obtenir “vérité et justice”, se retrouvent à presque refaire l’enquête, ce qui leur demande des moyens exhorbitants. Elles vont souvent faire appel à des experts indépendants qu’elles doivent financer pour apporter des pièces à l’instruction, alors que c’est le rôle même de cette phase judiciare », précise maître Lucie Simon.

Index est une association, ce qui va lui permettre de recueillir des dons. Ils ont aussi pu glaner quelques financements auprès de fondations et veulent demander aux médias partenaires de participer au financement de leur travail. « Ça nous permet de couvrir les coûts de production par rapport aux enquêtes qu’on produit », glisse Francesco Sebregondi, qui ne peut encore chiffrer le prix d’une vidéo après les quelques mois d’existence d’Index. L’agence souhaite également développer les formations en ligne ou au sein des médias. Une façon de démocratiser la reconstitution 3D, explique le fondateur :

« On sait très bien qu’on est une trop petite structure face au marasme d’histoires. »

Les vidéos de reconstitutions engrangent parfois des centaines de milliers de vues. 340.000 pour la reconstitution des dernières heures d’Adama Traoré, 105.000 pour le décès de Zineb Redouane à cause d’un tir de grenade lors de l’acte III des Gilets jaunes et même près de 700.000 vues sur différentes plateformes pour la vidéo du tir de LBD sur Adnane Nassih. Mais chez Index, on ne prend pas la grosse tête. Pour Francesco Sebregondi, c’est le mouvement social sur les violences policières qui crée l’intérêt pour les vidéos d’Index, et non l’inverse :

« Sans ce travail, notre contribution n’aurait pas de sens. »

(1) Il a aussi écrit pour StreetPress

Edit le 15 septembre 2021 : Index a lancé une campagne de financement participatif. Vous pouvez les soutenir ici.