Le collectif pour les morts en prison a recensé, sur 2019, 115 suicides de détenus. L’État refuse de communiquer un chiffre officiel et semble vouloir enterrer le sujet. Familles et soignants se battent pour éviter que ces drames ne se répètent.
« Un matin, on m’a appelé pour un suicide. J’ai vu un corps qui gisait là, sur le sol crasseux. Au milieu de cette cellule vétuste, c’était l’indifférence générale. Chacun vaquait à ses occupations. Ça m’a fait tellement de mal, je me suis dit : c’est pas possible, vraiment pas possible, que des jeunes puissent mourir comme ça. » Lorsqu’il crée le collectif pour les morts en prison, Étienne Roch-Noto est infirmier pénitentiaire depuis une dizaine d’années. Le suicide fait partie de son quotidien :
« On apprend que le détenu qu’on a croisé tout souriant le matin s’est étouffé à la tombée de la nuit avec un sac plastique. On ne voit rien venir. »
Bouleversé, il décide d’organiser un événement pour rappeler l’existence de ceux qui sont décédés derrière les barreaux. À haute-voix, on énumère : « B. 32 ans, mort par pendaison en 2020. Toulon, suicide d’un homme, la vingtaine, le 26.02. » Des informations parcellaires – cliniques – qui sont difficiles à obtenir. Depuis 2020, l’administration pénitentiaire ne communique plus le nombre de suicides de détenus. « Alors on essaie de s’organiser, chercher dans la presse locale, activer nos contacts », explique le collectif. L’année dernière, ils ont recensé 115 détenus qui se sont ôtés la vie et l’année précédente le ministère en recensait 119. Des chiffres très probablement sous-évalués. « Nous n’avons aucun moyen de retracer le nombre de tentatives. Ni ceux qui se suicident à leur sortie, après des années passées derrière les barreaux. D’autres sont emmenés à l’hôpital lors de leurs passages à l’acte et ne sont pas pris en compte par l’administration. » Ce que l’on sait c’est que, selon un calcul l’Observatoire International des Prisons (OIP), on se suicide six fois plus en détention qu’ailleurs.
Le collectif pour les morts en prison tente de comptabiliser le nombre de suicide de détenus, pour rappeler l'existence de ceux qui sont décédés derrière les barreaux. / Crédits : Caroline Varon
Le tabou des suicides
« En prison, la mort c’est comme le sexe, on n’en parle pas », soupire l’infirmier Étienne Roch-Noto. Pourtant, elle est omniprésente. « J’étais en promenade à la centrale de Caen quand un codétenu m’a donné un coup de coude. Là-haut, devant une fenêtre, on voyait un mec se balancer. Il venait de se pendre. On s’est mis à gueuler comme des fous », rembobine Jacques Lesage de la Haye, ancien détenu tombé au mitan des années 60 pour « pas mal de braquages et quelques vols de voitures ». « Il y a eu aussi cette fois au mitard où le mec à côté de moi était anormalement silencieux. » Il tente d’alerter les surveillants en provoquant « un barouf pas possible ». Lorsque le personnel arrive, il distingue depuis sa cellule un corps sans vie, pendu à un anneau de métal fixé au mur.
C’est dans ce même quartier disciplinaire, à l’isolement, que le braqueur décide froidement de s’ôter la vie : « J’étais comme mort à l’intérieur, totalement isolé sans notion du temps. Mes seules interactions, c’était quand un maton m’apportait un plateau-repas médiocre. » Incapable d’imaginer un avenir, il se pend aux grilles de sa cellule. « J’ai ressenti la pire sensation humainement imaginable, c’est cette douleur atroce qui m’a fait renoncer. Sinon je ne serais plus là. » Il voit son frère, également incarcéré, devenir fou et commettre lui aussi des tentatives de suicide, puis connaître l’internement jusqu’à sa mort à cinquante-et-un an : « On ne peut pas oublier l’envie de mourir ». À l’isolement, le taux de suicide double selon l’OIP. « Le mitard, c’est une privation de liberté extrême », acquiesce Cyril Canetti. Le médecin a exercé en prison pendant dix-huit ans. Il démissionne en mars dernier, anticipant son non-renouvellement. « Dans ces quartiers disciplinaires, les prisonniers sont livrés à eux-mêmes. Ils n’ont pas d’interlocuteur avec qui parler. Cela crée un sentiment d’injustice qui est terrible. Quand on est à l’extérieur on peut crier, s’exprimer, téléphoner. » Les détenus commencent alors à se faire du mal. « L’idée n’est pas forcément de mourir mais d’agir pour exprimer sa détresse. »
L’indifférence
« Mon fils a mis le feu à sa cellule car il voulait se faire transférer, je ne vois que ça », explique la maman d’Alexis. Le jeune homme décède quelques heures après avoir déclenché l’incendie, intoxiqué par les fumées inhalées. C’était sa seconde tentative. « Il passait les trois-quarts de son temps au mitard, il ne supportait pas la solitude, il pleurait tout le temps. » Incarcéré plusieurs fois pour « tout un tas de bêtises », il souffre d’un trouble bipolaire diagnostiqué. Lors d’une phase maniaque, il attaque deux surveillants de son établissement. Pour cette agression, il est déclaré irresponsable pénalement par une juge. Mais son transfert en établissement de soins, décidé par cette même juge, n’arrive pas à cause de la crise du Covid. « Au parloir, j’ai vu qu’il était remonté parce qu’on ne lui donnait pas ses médicaments. Il commençait à avoir des propos incohérents, ça partait loin. Puis il me répétait sans cesse : “Maman ! Ils me font la misère, ils vont me faire crever.” » Elle interpelle inlassablement l’administration pour que son fils puisse avoir accès à son traitement. Elle promet qu’elle les tiendra responsables si un accident survient, mais n’obtient aucune réponse malgré ses nombreuses relances téléphoniques. « Voilà à quoi on en est réduit, à menacer. » En vain. Lorsqu’elle récupère les affaires de son fils, elle trouve des lettres qu’il a écrites en majuscules :
« On refuse de me donner des médicaments. Non-assistance à personne en danger. »
Derrières les barreaux, des détenus meurent dans l'indifférence, malgré les alertes de leurs proches. / Crédits : Caroline Varon
C’est une autre affaire de rupture de soins qui hante Loïc Roccaro. En 2017, l’avocat est commis d’office dans une affaire pénale. Son client – accusé de tentative d’homicide – présente de graves troubles schizophréniques. Préoccupé par son état, il insiste pour l’accompagner le plus possible. Depuis les vitres du parloir, il voit l’état de l’homme se détériorer au fil des mois : « À la fin, il était dans une perte de lucidité totale, avec des traces d’automutilation sur ses avant-bras. Il m’a confié avoir tenté de se donner la mort. » Lui aussi fait des pieds et des mains pour alerter les autorités et tenter de rétablir un traitement. À peine sorti de la prison des Baumettes, affolé par cette visite, il court vers son bureau et contacte la prison ainsi que le juge d’instruction. La famille du détenu en fait de même. « Et le 12 juillet 2018, alors que la France est en liesse après avoir gagné le mondial de football, je reçois un coup de fil. Il s’est pendu. » Loïc accuse le coup : « Ce fut le silence radio, débrouillez-vous avec ça. » Définitivement marqué et plein de remords, il multiplie depuis les recours pour confronter la prison des Baumettes :
« Je veux qu’on puisse mettre un nom sur les responsables de ce qui s’est passé. »
« On déplace les hôpitaux psychiatriques en prison », déplore l’avocat. Selon l’OIP, au moins 45% des nouveaux incarcérés présentent au moins deux troubles psychiatriques. « La réalité, c’est qu’on n’a pas les moyens de les prendre en charge correctement. Et ce serait une erreur. Il existe toute une catégorie de personnes dont la place est en institut de soin, pas en prison », détaille le docteur Canetti.
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Les familles sont oubliées
« La nuit nous sommes seuls pour nous occuper d’un étage entier. La pression est très importante et emmener un prisonnier à l’infirmerie prend du temps », détaille un surveillant qui – sous couvert d’anonymat – déplore le manque de moyens alloués. Il faut sortir les détenus de leurs cellules, les escorter et pendant ce temps l’étage n’est pas surveillé :
« On vit avec la boule au ventre, parce qu’on n’est pas armé pour ce genre de situation et on a toujours peur qu’une agression survienne. »
Dans le cas d’Alexis, sa mère est catégorique, il y a eu des manquements. Alors que l’incendie se déclare à 22 heures, il faut plus de deux heures aux surveillants pour intervenir. Une incompréhension supplémentaire pour la famille : la prison construite en 2009 dans un partenariat public-privé, avait le statut d’établissement pilote. Un édifice flambant neuf, vanté par plusieurs gardes des Sceaux comme à la pointe de la technologie. Il est, pour la mère d’Alexis, inconcevable que les alarmes incendies ne se soient pas déclenchées. Après le drame, de nombreux détenus lui téléphonent : « On m’a dit : “Madame… Ils ont laissé votre fils agoniser, ne lâchez rien.” » Elle prend quelques minutes pour respirer et lance :
« Ils ont laissé crever mon fils comme un chien. »
Quand un suicide survient, certains sont marqués par la froideur de l’administration pénitentiaire. En 2015 Sylvie (1) rend visite à son fils au parloir. Elle fume une dernière cigarette sur le parking, remet ses cheveux en place. « J’ai toujours cette culpabilité quand je vais voir Olivier. Il a tué sa compagne. Mais je reste sa mère, je continue à le voir. » Lorsqu’elle se présente à l’accueil, elle remarque l’air gêné du membre du personnel. En quelques minutes, je me retrouve dans le bureau de la directrice. « Madame, votre fils est décédé il y a trois jours. » Le choc est brutal. « J’étais déjà bien abîmée et mon cerveau n’a pas su gérer cette information : je m’attendais à voir mon enfant, au lieu de ça on m’apprend qu’il est mort. » Une partie d’elle est morte avec lui. « Il est de toute façon impossible de faire son deuil dans des circonstances pareilles. La société ne peut pas comprendre, je ne peux pas comprendre. » La mère d’Alexis, elle, reçoit un appel alors qu’elle était en voiture. « On me l’a annoncé très froidement : “Votre fils est mort par suicide, il a déclenché un incendie dans sa cellule.” » Désemparée, elle se rend en urgence devant la prison. « J’ai hurlé, je suis tombée par terre. “C’est de votre faute”, voilà ce que j’ai répété. » Alexis a passé ses dernières heures à l’hôpital, sans que l’administration ne pense à la prévenir :
« J’aurais aimé être là pour l’accompagner. Ils ont oublié que ce sont des êtres humains. »
Comment prévenir les risques
À l’intérieur des enceintes grillagées aussi, c’est l’omerta. « La politique, c’est qu’on ne dit rien. On n’annonce pas les suicides aux autres détenus, alors qu’ils s’en doutent », explique Roch-Etienne. « Certains rentrent de promenade et trouvent leurs cellules vidées des effets personnels de leurs codétenus, comme s’ils s’étaient évaporés. » Le résultat, pour Cyril Canetti, du manque de réflexion des autorités autour du sujet. « Ils n’ont tout simplement pas pensé au protocole autour de ça, ils sont capables d’énormes maladresses. » Il a mis en place un système d’annonce à la prison parisienne de la Santé. Désormais, au moment de la distribution des plateaux-repas, le chef de détention annonce directement aux détenus qu’il y a eu un suicide. Les espaces de parole sont aussi plébiscités par le psychiatre.
À la prison parisienne de la Santé, au moment de la distribution des plateaux-repas, le chef de détention annonce désormais directement aux détenus qu’il y a eu un suicide. / Crédits : Caroline Varon
L’administration pénitentiaire peut-elle prévenir ces drames ? Il existe des dispositifs, comme les kits anti-suicide. « J’ai peur que ce soit contre-productif », confie Cyril Canetti :
« On vous enlève encore plus votre dignité en vous donnant un pyjama en papier qui se déchire et une sorte de couverture lourde impossible à manipuler. »
Il regrette le renforcement « de l’aspect punitif ». Pour lui, il faut d’abord agir sur la cause. « Quand je n’arrive pas à apaiser une crise suicidaire, je demande le transfert à l’hôpital. » Il se heurte parfois à des refus. « Là je dois peser de tout mon poids et menacer. Je dis aux gens que j’ai leur nom et que s’il arrive quelque chose au détenu, ce sera de leur faute. » Les personnels sont unanimes : faire respecter les droits des détenus est un sport de combat. Il a aussi été question de codétenus de soutien. Ces derniers sont formés en coopération avec la Croix-Rouge pour épauler les détenus à risque. L’expert trouve aussi la mesure peu saine. « On devient le codétenu de soutien soit parce qu’on est payé pour ça et qu’on est psy, soit parce qu’on a de l’empathie : mais pas tout le monde peut le faire. » Cette initiative – lancée il y a quelques années – a été fortement médiatisée et testée dans plusieurs prisons. Mais aujourd’hui il est impossible de savoir si cette dernière s’est généralisée ou a été abandonnée. La Croix-Rouge explique opérer un « bilan » et refuse d’en donner les détails. Quant à l’administration pénitentiaire, elle n’a pas répondu à nos appels.
Pourtant, l’État est régulièrement condamné après des suicides. Ce fut, par exemple, le cas en avril dernier. Le tribunal administratif a versé 12.000 euros à la famille d’un détenu qui avait ingéré trop de médicaments. Les parents d’Alexis gardent bon espoir quant à leur procédure :
« On tiendra bon même si tout est fait pour qu’on s’essouffle, pour la mémoire de notre fils. »
D’autres familles ont abandonné devant l’ampleur de la tâche. « Quand notre fils est décédé deux jours avant sa sortie, nous avons pensé à porter plainte. Mais il faut des années de patience et beaucoup d’argent », explique un père de famille. Parce que son fils était incarcéré, il ne trouve pas la légitimité d’agir. « Et souvent, on se contente de condamner l’État à des sommes dérisoires pour manquements. Or, il serait bon de mettre enfin des visages et des chiffres sur ces manquements », conclut, amer, Loïc Roccaro.
(1) Le prénom a été modifié.