Moisissures, fuites d’eau… L’appartement que loue la famille Abbane est jugé insalubre par l’Agence régionale de santé. Le proprio a refusé pendant des années de faire les travaux. Problème : il est aussi adjoint au maire PS en charge de l’action sociale.
« La seule chose qu’on demande, c’est un logement digne. » La voix de Fatma Abbane est tremblante. Depuis une dizaine de minutes, installée au milieu de son salon, cette mère de famille évoque les conditions de vie dans son logement de Pierrefitte (93). Mais cette dernière phrase est de trop. Elle craque et se met à pleurer.
Depuis six ans, la famille Abbane loue cet appartement pour 1.400 euros par mois. Mais depuis le premier hiver, leur logement présente de nombreux soucis de salubrité, avec de graves problèmes d’humidité, au point de développer de l’asthme chez certains enfants de Fatma Abbane, notamment chez sa fille en bas-âge. Il y a six mois, la famille a appris qu’une des chambres louées était en réalité une ancienne cave impropre à l’habitation. Face à cette situation, l’ARS a déclaré en janvier que le logement était « insalubre ». Une situation malheureusement courante pour de nombreuses familles en Île-de-France. Sauf que le propriétaire est l’adjoint au maire de Pierrefitte, en charge de l’action sociale, du handicap et de la petite enfance. C’est également le président de l’Union départementale des centres communaux d’action sociale de Seine-Saint-Denis . La famille est sous le coup d’une menace d’expulsion depuis qu’elle a mandaté les premiers experts en septembre 2020.
Les murs moisis de certaines pièces provoquent une « odeur insupportable ». / Crédits : Maria Aït Ouariane
Une « faveur »
La famille Abbane loue le logement depuis le 1er mai 2014. Suite à une séparation avec son mari, Fatma Abbane et cinq de ses enfants emménagent dans ce F5 de Pierrefitte, un souplex de 99 mètres carrés. Ils payent 1.400 euros par mois au propriétaire, Ammar Rahouani, dixième adjoint au maire PS de la ville, dédié à l’action sociale, le handicap et la petite enfance depuis 2014. Auparavant, l’élu l’a loué pendant six mois au fils aîné de Fatma, qui a décidé de le faire passer à sa mère suite à sa séparation. « On vivait une situation difficile, M. Rahouani le sait très bien », se souvient Hafsa, une des aînées du foyer, âgée de 27 ans.
Fraîchement rénové, le F5 est « neuf et propre », se rappelle Fatma. Sauf que dès l’hiver, de la moisissure et des taches noires apparaissent dans le salon, la salle à manger et les trois chambres du logement. « Au début, le propriétaire nous a fait comprendre que le problème venait du fait qu’on n’aérait pas assez la maison », explique la mère de 51 ans. C’est surtout que l’isolation est mauvaise. L’appartement est humide et le froid constant, et les murs moisis de certaines pièces provoquent une « odeur insupportable ». La famille se retrouve à aérer « tous les matins pendant des heures », et de compenser ensuite en mettant le chauffage à fond, ce qui entraîne « de grosses factures de gaz et d’électricité », jusqu’à 500 euros par mois.
En janvier, un rapport de l’Agence régionale de santé considère le logement comme « insalubre » et ajoute en plus un risque sur l’installation électrique. / Crédits : Maria Aït Ouariane
Neuf mois après leur emménagement, la famille subit un dégât des eaux. Là encore, l’adjoint à l’action sociale de Pierrefitte refuse de prendre en main la situation. « À l’époque, il nous a dit qu’il n’avait pas d’assurance pour la maison et qu’il fallait faire travailler la nôtre », rembobine Hafsa. Le sinistre n’est réglé qu’au bout d’un an. « C’est la seule fois qu’il a fait des travaux. Des particuliers qu’il connaît sont venus peindre les murs et c’est tout. Après ça, les problèmes sont réapparus. Et depuis, il n’a rien voulu faire », explique l’aînée, dépitée. En 2018, une inondation a lieu dans la chambre au sous-sol. Encore une fois, les locataires doivent se débrouiller. L’adjoint au maire et propriétaire est pourtant au courant de tous les problèmes : il habite dans la maison d’à côté.
Si la famille n’a pas déménagé, c’est que ses ressources sont trop modestes et qu’ils n’ont pas de garants. L’élu le sait, il a accepté de les loger sans, et en joue depuis pour calmer leurs demandes. « Chaque fois que je demandais une intervention, il me disait : “N’oubliez pas que je vous ai fait une mziya”. Une faveur en arabe », explique Fatma. Le loyer est pourtant dans la moyenne des prix de la ville. Et la famille l’a toujours réglé. Fatma montre ses dernières quittances :
« Je respecte la loi. »
Des soucis de santé
« Mes filles dorment là », dit la mère en pointant du doigt son canapé. À côté, un lit est au milieu du salon, où Fatma dort avec sa fille de neuf ans. Les autres chambres sont inexploitables en raison de la forte odeur de moisissure qui y règne. D’autres pièces sont remplies de cartons où se trouvent des vêtements, des affaires de cuisine, qui ont été déplacés pour ne pas être endommagés dans des placards moisis. Durant six ans, les soucis de santé se sont multipliés dans la famille, comme en témoignent les dossiers médicaux que StreetPress a pu consulter. Deux des sœurs d’Hafsa, à l’époque âgée de 14 et 3 ans, sont devenues asthmatiques. Et tous les membres de la famille ont parfois des rougeurs aux yeux, des démangeaisons et des irritations. « Ça arrive quand on fait le ménage parfois », détaille Hafsa.
Depuis six ans, les soucis de santé se sont multipliés dans la famille, comme en témoignent ces certificats médicaux. / Crédits : DR
Face à cette situation sanitaire alarmante, le propriétaire aurait fait la sourde oreille. « Il nous sortait des excuses comme : “Refaites travailler votre assurance”. Mais ce n’était pas possible car c’était l’absence d’isolation et de ventilation qui posaient problème », indique Hafsa. À force de relances, le propriétaire aurait demandé à ce que la petite famille parte « en vacances pour faire les travaux » dans l’appartement. Impossible pour eux, explique l’aînée :
« On paie 1.400 euros de loyer, sans compter l’eau, l’électricité et le gaz. On ne peut pas partir en vacances parce que c’est compliqué financièrement. »
Une chambre inhabitable
En septembre 2020, la famille est à bout. Elle mandate un expert pour poser noir sur blanc les problèmes du logement. Ce dernier leur apprend que la chambre du sous-sol est en réalité une cave et qu’elle est inhabitable. Sur le contrat d’habitation, la pièce est pourtant présentée comme une chambre qui compte pour 200 euros dans le loyer total. Ce qui représente 13.200 euros de loyer depuis six ans. « Depuis le début, le propriétaire nous a loué une pièce non-conforme aux règles sanitaires sans qu’on ne le sache », s’emporte Hafsa. À côté d’elle, sa mère fond en larmes. Elle se sent coupable que ses enfants aient vécu dans cette pièce.
Sur le bail, signé en 2014, le propriétaire indique que son logement comporte trois chambres. En réalité, l'une d'elle est une cave aménagée, « impropre à l'habitation » selon les rapports. / Crédits : DR
La famille envoie les conclusions de l’expert à M. Rahouani qui ne les prend pas en compte. « Il a dit que ce n’était pas “à un expert de [lui] expliquer quoi faire et [qu’il] ne condamnerait pas la pièce », précise Hafsa. Les locataires menacent de faire intervenir le service Habitat et Salubrité de la ville :
« Il nous a répondu : “Même si vous les faites intervenir, ça ne sert à rien car je les connais”. »
Des rapports accablants
La famille contacte quand même le service, sans confier que le propriétaire est adjoint au maire. En octobre, des inspectrices visitent l’appartement. Leur rapport est accablant. Il pointe une « humidité importante » et la « prolifération de moisissures », une « absence de système de ventilation », une « mauvaise isolation des murs », une « infiltration d’eau au sein des murs » et évidemment condamne la pièce en sous-sol, « impropre à l’habitation ». Les inspectrices concluent :
« Les différents éléments constatés constituent un danger pour la santé des occupants. »
Le jour suivant, une autre élue informe par courrier la famille qu’elle a mis le propriétaire de l’appartement « en demeure de remédier à l’ensemble de ces désordres sous un délai de trois mois, en prenant toutes les précautions nécessaires pour assurer votre sécurité lors des travaux ».
Le rapport du service Salubrité de la ville de Pierrefitte est accablant. Il pointe notamment une « humidité importante » et la « prolifération de moisissures » et condamne la pièce en sous-sol, « impropre à l’habitation ». Il conclut : « Les différents éléments constatés constituent un danger pour la santé des occupants. » / Crédits : DR
Juste après le rapport des services de la ville, la troisième adjointe informe la famille qu’elle a mis le propriétaire de l’appartement « en demeure de remédier à l’ensemble de ces désordres sous un délai de trois mois, en prenant toutes les précautions nécessaires pour assurer votre sécurité lors des travaux ». / Crédits : DR
En janvier, un autre rapport de l’agence régionale de santé (ARS) considère le logement comme « insalubre ». En plus des importantes traces de moisissure, des remontées telluriques et d’une humidité très conséquente – le taux d’humidité dans certaines pièces est de 85% selon l’organisme – l’ARS ajoute en plus un risque sur l’installation électrique, « due à l’absence de mise à la terre du système électrique ». L’agence note également que le manque d’isolation thermique des murs « se ressent physiquement ». Dans ses conclusions, l’ARS assène que les différents éléments constatés constituent « un danger pour la santé des occupants » :
« La présence d’humidité est source de problèmes broncho-pulmonaires, d’irritations des muqueuses et des yeux, ainsi que d’un inconfort thermique. (…) La présence de moisissures et champignons, de revêtements dégradés et l’insuffisance de système de ventilation sont sources ou aggravent les pathologies allergiques et respiratoires et sont causes de l’aggravation de l’asthme. »
Le rapport de janvier de l'ARS considère le logement comme insalubre. Dans certaines pièces, l'organisme sanitaire a mesuré un taux d’humidité de 85%. / Crédits : DR
L’élu les met dehors
Suite au rapport de la ville, le propriétaire écrit à la famille fin octobre. Il les « invite » à condamner la fausse chambre qu’il a loué pendant six ans et réduit leur loyer de 200 euros, sans faire mention des 13.200 euros que la famille a versé pour cette pièce au fil des années. Un beau geste ? Le but du courrier est surtout de leur notifier un préavis pour résilier le bail dans six mois, le 22 avril 2021. Dans ses lignes, M. Rahouani rappelle qu’il a rendu « une fière faveur » et demande à ce que les Abbane ne montrent pas « d’ingratitude sur la main tendue à l’époque ». « Il m’a volé pendant des années et, maintenant, il me demande de sortir ? Ça ne se passe pas comme ça », s’étrangle Fatma, des sanglots encore dans la voix. Face à cette situation, les locataires ont sollicité la mairie pour faire des médiations mais depuis octobre, aucun élu n’a accepté de les rencontrer.
Dans ses conclusions, l’ARS assène que les différents éléments constatés constituent « un danger pour la santé des occupants ». / Crédits : Maria Aït Ouariane
Au sous-sol, il y a déjà eu des départs de feu à cause de l'installation électrique défectueuse. / Crédits : Maria Aït Ouariane
La famille a envoyé plusieurs courriers en octobre et en février au maire Michel Fourcade. L’édile a répondu au dernier. Il pointe que la famille a refusé par trois fois l’intervention d’une entreprise du bâtiment pour des travaux les 4-5 et 17-18 décembre 2020, ainsi que les 18 et 19 février 2020. Une position que la mairie réitère à StreetPress par téléphone. De son côté, la famille explique que, pour les deux premiers rendez-vous, elle n’avait pas été notifiée en avance et ne savait pas quels travaux allaient être faits, ce qui les inquiétaient vu les problèmes de santé de certaines filles du foyer. Et le troisième rendez-vous a été annulé sous l’injonction de l’ARS elle-même. Dans un mail que nous avons pu consulter, l’ARS explique qu’il n’y a pas « la garantie de la non-toxicité des produits » et que M. Rahouani n’a pas proposé « une solution d’hébergement temporaire ». La famille n’a pas refusé les travaux de gaieté de coeur : début février, la CAF leur a coupé les allocations en raison de l’insalubrité du logement.
Le troisième rendez-vous de travaux a été annulé sous l’injonction de l’ARS elle-même. L'organisme a expliqué à la famille qu’il n’y avait pas « la garantie de la non-toxicité des produits » et que M. Rahouani n’a pas proposé « une solution d’hébergement temporaire ». / Crédits : DR
La mairie souligne également que deux logements sociaux ont été proposés à la famille en 2018 et en 2020 qu’elle n’a pas accepté. Pour le premier, « c’était un logement humide et aussi avec des moisissures », explique Hafsa. Pour le second, il était au deuxième étage et sans ascenseur explique la vingtenaire. Un problème pour sa mère qui est reconnue comme travailleuse handicapée depuis 2018. Du côté de la mairie, on conteste ces faits et on assure qu’il y avait bien un ascenseur pour le second. « C’était notre seul logement social disponible en 2020 et on leur a proposé. Par ailleurs, si vous avez croisé madame Abbane, vous avez vu qu’elle n’est pas en fauteuil roulant », lâche la mairie. Qui concède quand même que la chambre au sous-sol est bien une cave :
« Ammar Rahouani n’aurait pas dû le louer car ce n’est pas un truc d’habitation, c’est une imprudence. »
Néanmoins, la mairie continue de défendre son adjoint. Selon elle, c’est le fils de Fatma Abbane – locataire pendant six mois en 2013 – qui a demandé à garder la chambre dans le bail. « Par rapport à la Caf, c’était plus opportun pour eux d’avoir plus de surface », affirme-t-on. « Mon frère n’a jamais demandé ça, c’est n’importe quoi », conteste Hafsa. Pour preuve, elle montre le bail de son frère signé en 2013. La maison est bien définie comme un F5 et la cave aménagée est déjà qualifiée de chambre.
Pour se faire entendre, la famille compte manifester le 22 avril 2021 devant la mairie de Pierrefitte. / Crédits : Maria Aït Ouariane
Une manifestation le 22 avril
Pour se faire entendre, la famille compte manifester le 22 avril 2021 devant la mairie de Pierrefitte, date de la fin du préavis. Du côté des élus, on sort la carte de l’opposition qui monterait « en épingle ». La mairie cite comme exemple le premier numéro en mars du journal des opposants, qui publie une caricature de M. Rahouani avec un texte qui fait référence au sujet. Une publication pour laquelle l’adjoint a porté plainte. Au téléphone, la mairie n’hésite d’ailleurs pas à prévenir StreetPress :
« Je pense que vous êtes un journaliste sérieux, vous n’allez pas traiter M. Rahouani de marchand de sommeil ou je ne sais pas quoi. Parce que c’est quand même répréhensible. »
Des pièces sont remplies de cartons où se trouvent des vêtements, des affaires de cuisine, qui ont été déplacés pour ne pas être endommagés dans des placards moisis. / Crédits : Maria Aït Ouariane
M. Ammar Rahouani n’a pas répondu à nos sollicitations. La mairie de Pierrefitte nous a indiqué répondre pour lui.