16/04/2021

« On ne voit pas comment améliorer notre enseignement dans ces conditions, on s’épuise et on perd le moral »

Au Cned, des agents et des enseignants se sentent débordés et isolés

Par Lina Rhrissi

Les salariés de l’organisme d’enseignement à distance, victime de possibles cyberattaques, dénoncent une charge de travail en constante augmentation, une absence de lien humain et un service public pas à la hauteur. Certains se sont mis en grève.

Guillaume (1) et ses collègues se sont marrés quand ils ont entendu le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, expliquer que les cyberattaques du mardi 6 avril contre le Centre national d’enseignement à distance (Cned) pourraient venir de la Russie ou de la Chine. « On n’a pas besoin des Russes pour buguer ! », s’esclaffe l’agent de 37 ans qui a commencé en septembre son deuxième CDD :

« On voit bien qu’il n’est pas avec nous. Notre logiciel date de 1987, c’est la préhistoire. »

Créé en 1939 pour pallier la désorganisation de l’enseignement pendant la guerre, le Cned, c’est quelque 2.000 fonctionnaires, professeurs détachés et vacataires. Pour le compte de l’Éducation nationale, ils assurent la scolarité des écoliers, collégiens et lycéens qui ne peuvent pas se rendre en classe – beaucoup d’entre eux sont malades –, ainsi que de la formation pour adultes. Depuis que les confinements s’enchaînent, l’organisme public se targue d’être à la pointe. C’est le Cned qui a proposé la plate-forme de cours en ligne « Ma classe à la maison » pour compenser la réduction du temps en présentiel et la fermeture de certains établissements scolaires. Dans une publicité publiée dans Le Monde daté du 15 mai 2020, son directeur général Michel Reverchon-Billot envisage des « solutions innovantes » grâce à « l’intelligence artificielle » et aux « algorithmes ».

Le quotidien au Cned est pourtant l’inverse d’une utopie 2.0, selon les salariés interrogés par StreetPress. « Il y a des bugs quasiment chaque semaine qui durent entre une et quatre heures. Pendant ce temps, on ne peut pas travailler », témoigne Catherine, 54 ans, qui corrige des copies d’histoire-géographie. Jeudi 8 avril, plusieurs dizaines d’employés du Cned se sont mis en grève. Et ce n’est pas seulement parce que leurs ordis rament. Ils éteignent leurs tours centrales pour protester contre leurs conditions de travail et l’absence de moyens supplémentaires malgré l’augmentation du nombre d’inscrits depuis la crise sanitaire.

Forçats de la correction

« Pendant le premier confinement, j’avais un compte de copies qui débordait tout le temps. Je me suis retrouvé avec plus de 130 copies en retard », se souvient Pascal (1), 55 ans, prof d’anglais en poste adapté. « J’ai travaillé les week-ends et les vacances sans être payé davantage et j’ai pris un seul jour de congé [de mars à décembre 2020]. » Une dégradation des conditions de travail qui ne date pas du Covid-19. « Depuis dix ans, le nombre de copies qui arrivent par semaine a doublé », estime Catherine. Le numérique tant vanté par la direction n’arrange pas les choses, illustre-t-elle :

« Les copies électroniques mettent beaucoup plus de temps à être corrigées, il faut la télécharger avec un logiciel, annoter avec un autre, préparer des copiés-collés, la déposer… »

Un rythme devenu intenable pour certains. L’année dernière, Isabelle, qui enseigne le français au Cned depuis plus de 15 ans, a fait un burn-out. Celle qui s’occupe aussi du tutorat explique que l’annulation du bac a beaucoup perturbé les élèves. « Je recevais énormément de messages de leur part et en même temps j’avais des copies très longues à corriger. J’ai demandé à être allégée parce que j’allais craquer. Mais on me l’a refusé et j’ai été obligée de m’arrêter », regrette-t-elle. La prof souffre d’épilepsie et le passage au tout numérique cumulé au temps plus long passé devant l’écran a fait augmenter la fréquence de ses crises.

L’ambiance n’est pas plus joyeuse sur les sites du Cned. Ces derniers comprennent le siège de Poitiers, et des bureaux à Grenoble, Lille, Lyon, Rennes, Rouen, Toulouse et Vanves qui se répartissent les différents niveaux de scolarité et de formation. Les agents sur place se plaignent d’une logique de marché, de réduction des effectifs et de la pression. Mathilde (1), fonctionnaire de catégorie B, s’occupe des réclamations sur l’un des sites depuis cinq ans. Surchargée de tâches en raison des suppressions de postes successives dans son équipe, elle a été mise en arrêt pendant huit semaines avant que le médecin du travail lui prescrive un mi-temps thérapeutique. Depuis, elle se fait harceler :

« J’ai l’impression qu’on me fait payer mon mi-temps. »

Contactée par StreetPress, Isabelle Ménard, directrice déléguée à la communication nous assure par mail que « la masse salariale et le nombre d’équivalents temps plein accordés et votés en conseil d’administration ne sont pas en diminution. » Elle ajoute que « des renforts sont alloués en 2021 sur les missions impactées par l’augmentation des inscrits pour répondre aux besoins. » Pour l’agent Guillaume, en contrat sur l’un des huit sites, il s’agit surtout de personnes en CDD qui remplacent des postes pérennes et qui ne sont pas formés.

Isolement et résignation

Résultat, les administrateurs sur place censés répondre aux interrogations des inscrits et des correcteurs sont de moins en moins réactifs. Depuis leur bureau à la maison, les enseignants du Cned se sentent isolés. « Avant on avait des conseillers de scolarité au téléphone. Maintenant, quand on envoie un mail, on ne sait même pas s’il a été lu », se désole Catherine. Et rien n’est fait pour qu’ils créent du lien entre collègues. « On avait l’habitude de se rencontrer à la rentrée sur le site de Poitiers, ce qui permettait de se connaître. On participait même à l’élaboration des programmes », rembobine Isabelle avec ses 15 ans d’expérience, qui a vu l’aspect humain de son travail disparaître au fil des années.

Aujourd’hui, les profs du Cned n’ont même pas accès à la liste des noms de ceux qui enseignent leur matière. Face à ce manque de moyens, les agents optent pour le système D. Il y a trois ans, 150 collègues du Cned de Rouen ont créé un forum en passant sur leurs adresses mail persos afin de s’entraider. « C’est une chance énorme. On parle des bugs de serveurs, on s’échange des corrigés », s’enthousiasme Catherine. « Mais ça devrait être à notre hiérarchie de s’en occuper. »

Des agents vulnérables

L’isolement pèse d’autant plus que les salariés du Cned sont vulnérables en raison de leur état de santé ou de leur handicap. Une des spécificités du Cned est qu’une partie des agents dans les huit sites ou la plupart des enseignants à distance sont « en poste adapté », parce qu’ils ne peuvent pas ou plus exercer devant une classe. « Certains ont des maladies graves mais il y a aussi des cas psychiatriques, des gens qui ont été longtemps dans le coma, d’autres qui sont en fauteuil roulant », détaille Catherine, la quinqua qui corrige des copies d’histoire-géo. La fonctionnaire est au Cned depuis 11 ans, après avoir déclenché une maladie orpheline évolutive et invalidante :

« Quand je suis tombée malade, j’étais beaucoup trop fatiguée et absente tout le temps. La dernière année dans un établissement, j’étais au bord du suicide. Arriver au Cned a été un bonheur. »

Sauf qu’aujourd’hui, beaucoup se plaignent du manque de considération grandissant pour leur maladie. Ils témoignent de rendez-vous avec le médecin du travail cinq minutes par an au téléphone ou de retards refusés malgré une hospitalisation. Les allègements de service, des réductions du temps de travail pour les enseignants temporairement fragilisés, seraient également de moins en moins accordés.

Mais un dispositif empêche ces forçats de la correction de se révolter. Chaque année pour les postes adaptés de courte durée (PACD) et tous les quatre ans pour les postes adaptés de longue durée (PALD), ils doivent être renouvelés sur avis du rectorat. « Notre dossier médical joue mais le Cned donne aussi son avis », explique Catherine. « Alors, je ne rouspète jamais et j’essaie de me faire oublier. » Si la quinquagénaire n’est pas reconduite, elle craint d’être mise en retraite anticipée pour invalidité. « Cela voudrait dire plus de travail, plus de contact et un salaire de misère. » « Les salariés sont résignés, ils ont peur », juge Guillaume. Le gréviste affirme :

« Le Cned profite du fait que ce sont des personnes handicapées qui n’auraient pas de boulot ailleurs. »

Copies anonymes et cours indigestes

Ce rythme et cet environnement de travail impactent directement l’enseignement apporté aux élèves. Ils ont eux aussi perdu le lien avec leurs professeurs. Selon plusieurs témoins, la fiche d’information qui permettait de connaître quelques détails sur l’enfant ou l’adolescent et la raison de son inscription n’existe plus depuis cinq ans. « On a beaucoup d’élèves de parents étrangers et d’autres qui sont là pour des raisons médicales ou pour phobie scolaire. C’est utile de le savoir », note la correctrice de français Isabelle. Dans certaines matières, depuis le passage au numérique, les profs ne suivent même plus leurs élèves. « Avant, on corrigeait pour son deuxième devoir celui qu’on avait corrigé pour un premier devoir. Maintenant, au conseil de classe, on est dans la panade parce qu’on a corrigé les élèves une seule fois. On n’a jamais le recul nécessaire sur leur évolution » s’alarme-t-elle. « Même si je n’ai pas le droit, je continue à leur demander leur fiche de renseignements » s’insurge un de nos témoins :

« Je ne suis pas un distributeur de notes non plus ! »

Autiste Asperger, la fille de Solange (1) est inscrite au Cned en classe de seconde depuis juillet. « On a eu accès aux cours 15 jours après la rentrée », déplore la mère. Chaque jour, c’est le branle-bas de combat pour obtenir un conseiller compétent au téléphone. Quant aux contenus, elle les juge « indigestes » et tombe souvent sur des erreurs. « On est obligé de tout relire avant et d’adapter le cours pour elle », dit la maman qui se demande comment font les parents qui n’ont pas le temps.

« Nos supérieurs ne se soucient que du rendement quantitatif », tranche la littéraire Isabelle. « Nous, on ne voit pas comment améliorer notre enseignement dans ces conditions, on s’épuise et on perd le moral. » Dans ses bureaux, Mathilde était rongée par la culpabilité quand elle pensait à tous les inscrits auxquels elle n’avait pas le temps de répondre :

« C’est se moquer du monde. Le service public n’est pas du tout rendu. »

(1) Les prénoms et des éléments biographiques des témoins ont été modifiés pour protéger leur anonymat.