16/03/2021

Depuis, un mouvement contre les violences policières s’est formé en Guadeloupe.

« Mon père avait 67 ans quand il a été tué par des gendarmes »

Par Inès Belgacem

Claude Jean Pierre avait 67 ans. Il est décédé le 3 décembre 2020, à la suite d’un contrôle de gendarmerie à Deshaies, en Guadeloupe. Sa famille a récupéré la vidéo de l’interpellation et dénonce une violence des forces de l’ordre.

« On a l’habitude de dire que quand une information sort de la Guadeloupe, elle coule immédiatement dans l’Atlantique… » Amer, Christophe Sinnan raconte sa nausée depuis novembre 2020 et la mort de son beau-père, Claude Jean Pierre :

« En France, quand un sexagénaire meurt dans des circonstances troubles en pleine rue et en plein jour, tout le monde s’en fout ! »

L’ancien maçon de 67 ans habitait à Deshaies, une petite ville balnéaire du nord-ouest de l’île. Une vie rangée de jeune retraité, d’ores et déjà pleine de petites habitudes. « Il rentrait de ses courses pour son déjeuner lorsqu’il a été arrêté par les gendarmes pour un contrôle routier », explique doucement Fatia Alcabelard. Assise à la table de la salle à manger de leur appartement des Yvelines, elle tripote, anxieuse, un set de table. Elle était la fille unique de Claude. Voilà 10 ans qu’elle et son mari ont déménagé en métropole. Fatia et Christophe ont 39 ans ; elle est assistante de gestion, lui travaille à la DRH d’un hôpital. Elle prenait souvent des nouvelles de son père. Un bon vivant, d’après elle, plutôt calme et enjoué :

« Je sais que les violences policières existent. Mais je n’arrivais pas à les imaginer dans ma vie. Encore moins dans celle de mon papa. Alors que ça peut tomber sur n’importe qui. »

Le 21 novembre 2020, après son contrôle, Claude Jean Pierre est placé dans un coma artificiel. Il est décédé le 3 décembre à l’hôpital de Pointe-à-Pitre.

Claude Jean Pierre (à gauche) avait 67 ans quand il est mort, le 3 décembre 2020. À gauche, sa fille Fatia. / Crédits : DR

Une caméra a filmé l’interpellation

« En Guadeloupe, tout le monde connaît tout le monde », assure Fatia. Claude Jean Pierre y a fait toute sa vie. Il avait une réputation à force de construire et réparer les maisons de la région. Même retraité, il rendait encore des petits services de maçonnerie et de bricolage quand il le pouvait. Ses voisins le lui rendaient en poisson ou en boisson, dans cet archipel où le troc est très pratiqué. À Deshaies, bourg de 32 kilomètres carrés et 4.000 habitants, le centre-ville est une boucle où tout le monde passe. Le samedi 21 novembre 2020, journée chaude et ensoleillée, Claude Jean Pierre prend l’épingle d’à peine un kilomètre au volant de sa Renault Express, son déjeuner sur le siège passager. Il croise deux gendarmes, qui lui font signe de se garer sur le bas-côté, derrière un utilitaire et devant un abri de bus. Eux se stationnent juste derrière pour un contrôle d’alcoolémie.

Après quelques minutes, le sexagénaire aurait fait un malaise. C’est en tout cas ce que les forces de l’ordre ont affirmé aux secours et à Fiona, une nièce de Claude Jean Pierre, lorsqu’elle l’a trouvé inanimé sur le bitume brûlant en plein cagnard. C’est une voisine passée par là qui lui a téléphoné pour l’avertir. « J’ai vu qu’ils minimisaient la situation », raconte au téléphone Fiona. « L’un était très jeune et ne parlait pas, il était très stressé. L’autre au contraire parlait beaucoup. Il était désagréable et excité. »

À l’hôpital de Pointe-à-Pitre, où le retraité est conduit à une heure de route, les médecins s’interrogent également lorsqu’ils découvrent deux vertèbres cassées au niveau du cou. Fatia arrive en urgence de métropole, 96 heures après « le jour du contrôle » :

« Mon cerveau était en ébullition : Comment a-t-il pu se casser deux vertèbres ? On ne se fracture pas comme ça. Mon cousin était persuadé qu’il y avait eu de la brutalité. Mais mon père était le contraire de brutal. Pourquoi aurait-on été brutal avec lui ? »

C’est la vidéo de l’interpellation qui lui a apporté des réponses. Une caméra municipale est placée exactement au niveau de l’arrêt de bus où Claude Jean Pierre a été arrêté. La famille réussit à récupérer les bandes après avoir difficilement porté plainte. Fatia et son mari, ainsi que l’avocate de la famille, Maître Bernier Maritza, ont raconté les images à StreetPress. Les 15 premières minutes, « rien ne se passe, le contrôle est normal », dit Christophe. Le retraité se gare, répond calmement aux gendarmes et attend au volant de sa voiture, portière conducteur ouverte, une jambe en dehors du véhicule. « Et là, un des gendarmes le tire d’un coup sec pour le sortir de la voiture. Mais son cou bloque sur le haut de l’habitacle. Claude était très grand, 1,90m. » Le gendre est persuadé que le cou s’est brisé à ce moment-là. Selon leurs récits, le sexagénaire aurait perdu connaissance sur le coup. « On voit clairement la voiture avoir un soubresaut », assure l’avocate. Fatia n’a pas eu la force d’aller plus loin. Les gendarmes l’auraient ensuite sorti du véhicule à bout de bras, avant que le corps ne s’étale sur le sol. « Il n’y avait déjà plus de vie en lui… »

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« Ça ne se serait pas passé dans les beaux quartiers »

« Ce contrôle a permis de déterminer que monsieur Jean Pierre était potentiellement alcoolisé », explique dans une conférence de presse le préfet de Guadeloupe. Raison pour laquelle les forces de l’ordre lui auraient demandé de sortir du véhicule, dans le souci d’éviter une fuite. Il poursuit : « Les services de gendarmerie voient que monsieur Jean Pierre n’apparaît pas conciliant, et il apparaît même résistant ». Avant de conclure :

« Le motif du contrôle est régulier […] Sur le mode d’action, nous n’avons pas observé d’action violente volontaire. »

L’avocate de la famille, Maître Bernier Maritza, assure ne voir un homme ni violent ni menaçant sur la vidéo. « Il n’y a aucune notion de fuite », ajoute-t-elle :

« L’extraction est d’une violence disproportionnée par rapport au comportement de la victime. »

Christophe est en rage. « Jamais des gendarmes n’auraient utilisé une telle force avec un habitant des beaux quartiers ! » Lui comme Fatia ont le sentiment que le traitement n’est pas le même en Guadeloupe. Ils le qualifient de « colonial ». Le gendre énumère : le problème des préfets de l’archipel – « élu par personne et qui ne nous représentent pas » ; les coupures d’eau, dues aux défaillances du réseau et qui privent la population d’eau courante parfois pendant plusieurs jours ; le scandale du chlordécone, ce pesticide ultra-toxique, utilisé massivement dans les bananeraies ; le chômage qui touche plus de 40% des jeunes ; etc… Autant de choses qu’on ne laisserait pas arriver en métropole, selon eux. Christophe poursuit :

« La population guadeloupéenne a parfois du mal à prendre la parole et à s’élever contre ces injustices. C’est comme un enfant qui aurait peur de ses parents. Ici, la métropole. »

Fatia, Christophe, Fiona et trois autres neveux et nièces ont décidé de ne pas se taire. Les cinq sœurs de Claude, trop touchées par les événements, ont du mal à s’exprimer sur le sujet. Mais la jeune génération a décidé de prendre la parole sur les réseaux sociaux et s‘est mobilisée dans l’espoir d’obtenir justice et vérité. « Quand on a sorti l’histoire, ça a pété », assure Christophe. Une manifestation a réuni plusieurs centaines de personnes. Si la mort de Claude Jean Pierre a du mal à émerger en métropole, elle a fait la Une des médias locaux.

Depuis la mort de Claude, Fatia et Christophe se mobilise dans l’espoir d’obtenir justice et vérité. / Crédits : DR

« Des familles victimes de violences policières en Guadeloupe nous ont remerciés », raconte Fatia. Rare sont ceux à dénoncer publiquement ces violences sur l’île. « Elles nous ont expliquées qu’elles n’avaient pas eu la force d’aller contre l’armée. Et qu’elles regrettaient. » Pour la première fois localement, 16 associations et syndicats ont créé une organisation pour lutter contre les violences policières. Tous ont assuré de leur soutien à la famille de Fatia. Tout comme les artistes locaux, qui ont rendu divers hommages sur les réseaux sociaux. Le photographe Cédrick Isham a par exemple fait le tour de la Guadeloupe avec sa pancarte « Justice pour Claude Jean Pierre », en prenant différents habitants.

Le couple s’est également rapproché des familles de victimes de violences policières, une fois rentré en métropole. Ils ont intégré le collectif Vies Volées, lancé par Ramata Dieng, la sœur de Lamine Dieng. Il voudrait donner plus d’écho à l’affaire en métropole. Christophe a envoyé son histoire à des dizaines de rédactions. Il a même cru avoir décroché une interview chez Cyril Hanouna. Mais c’est tombé à l’eau. Le couple se renseigne et apprend depuis quelques semaines l’histoire des mouvements contre les violences policières en France. Et ils en sont certains :

« On est déterminé. On se bat pour une cause noble : mourir pendant un contrôle de police ne doit pas être considéré comme normal. »

« On est déterminé. On se bat pour une cause noble : mourir pendant un contrôle de police ne doit pas être considéré comme normal. » / Crédits : DR