05/01/2021

« Au fait, tu ne reviens pas lundi »

Racisme, sexisme et absence de gestes barrières dans un Carrefour Drive

Par Robin Jafflin

Sexisme, racisme, règles sanitaires inexistantes, management toxique et politique du chiffre poussée à l’extrême… StreetPress vous raconte un mois dans un Carrefour Drive de l’Est de la France, pendant le reconfinement.

« Tu fais ton taff ou tu vas te faire foutre. Et il ne faut demander aucun avantage ! Pas même celui d’être humain… » Louis (1) a la vingtaine. Il travaille au Carrefour Drive depuis plusieurs mois. Ce service permet aux clients de venir chercher leurs courses, préparées à l’avance, sans entrer dans le magasin. Pour payer son loyer et ses charges, le jeune homme est devenu « driver » : il enchaîne chaque jour près de 20 km d’allers-retours entre le magasin et l’entrepôt du Drive, à la force des bras. Tantôt en légère montée, tantôt en petite descente, il traîne son chariot.

Vide à l’aller, il est souvent surchargé au retour, avec parfois plus de 200 kg de produits en tous genres : télés, terreau, jouets, échafaudages, etc. Les produits sont ensuite empaquetés et dispatchés entre les commandes pour être directement livrés dans les coffres des clients, au Drive. Louis connaît par cœur l’allée couverte, grillagée et sécurisée par deux portes, au sifflement semblable au « biiiiiip » perçant des portes carcérales, qui fait la jonction entre les deux stocks. Moi aussi.

« Pour boucler mes fins de mois, j’ai pris ce boulot de "driver" ». / Crédits : Robin Jafflin

Pendant trois semaines, j’ai travaillé à ses côtés, mais aussi avec Charlotte, Justine, Romain, Marie, Lucas, Damien ou Grégory (1). Nous étions plus d’une trentaine à bosser dans ce Carrefour Drive de l’Est de la France. Chaque jour, des centaines de commandes sont préparées dans notre hangar. Au moment de mon embauche, mes employeurs n’ont pas été embêtés par mon travail de photojournaliste, pourtant bien visible sur mon CV.

Pour boucler mes fins de mois, j’ai pris ce boulot de « driver ». Un appoint pour pallier le manque de commandes des rédactions pendant la crise, et un moyen de m’occuper dans une période creuse. Un contrat CDD de 35 heures, payé 1358 euros, pendant lequel j’ai pu constater la précarité du métier, les règles sanitaires ignorées, ainsi que les commentaires racistes et sexistes des managers racontés dans cet article. Mes anciens collègues ont témoigné pour certains, sous couvert d’anonymat, soucieux de garder leur emploi.

Le drive, un « bordel organisé »

Accolé aux quais du Drive, où se garent les voitures des clients, le hangar qui sert de stock est divisé en trois parties. L’espace de stockage regroupe l’ensemble des produits alimentaires et d’hygiènes les plus demandés. La zone « frais » comprend, elle, une chambre froide divisée en allées. Enfin, le reste du hangar concentre une grosse dizaine d’allées divisées en une quinzaine d’emplacements. C’est dans cette dernière zone que sont stockées les commandes livrables ou en cours de préparation.

Un hangar qui sert de stock. / Crédits : Robin Jafflin

Une quarantaine de personnes se relaient pour faire tourner la boutique entre 5h du matin et 20h. La plupart sont étudiants, précaires ou victimes du premier confinement. Romain travaille normalement dans l’aéronautique, Marie et Lucas dans la restauration. Pour les « anciens » – comme ils sont appelés ici – « être driver est rarement un choix », regrette Grégory, qui travaille au Drive depuis presque deux ans. Sa boîte, montée avec un ami, a fermé.

Tout ce petit monde est géré par un manager, Hadrien (1). Depuis 15 ans chez Carrefour, il a la trentaine. Pour le seconder, gérer le stock et la préparation des commandes, deux personnes se relaient par jour : les pilotes. Thibault (1), la petite vingtaine, est celui dont le manager est le plus proche. C’est aussi lui qui est le plus virulent avec les drivers, sous couvert de vannes. Dans la petite montée qui mène jusqu’à l’entrée du hangar, Justine, une des driveuses, a un peu de mal à tirer son chariot plein. Il fait au moins deux fois son poids. Thibault la fixe avant de s’exclamer en rigolant : « Bah alors, t’as du mal ? Allez, tire moi ça ! ». Il ne l’aidera pas. Une fois à l’intérieur, il en remet une couche :

« En plus d’être moche, t’as rien dans les bras ? »

Le manager, assis à son bureau quelques mètres plus loin, rigole. Justine esquisse un sourire gêné, avant de s’engouffrer dans la chambre froide et descendre presque cul-sec une petite bouteille d’Evian.

« Qui aime bien, châtie bien »

« Tout ce que je veux entendre c’est les bips de vos terminaux, point ! » Un résumé de la mentalité de l’encadrement des managers. Leurs attitudes sont difficilement contestables par les employés, souvent tenus par le renouvellement de leur CDD. L’entrepôt est quadrillé par des caméras. La pression des responsables est insidieuse et quasi permanente. Chaque tâche doit être effectuée dans le temps imparti, peu importe le poids ou le nombre d’articles à récupérer. Quand il en manque un dans une commande, il n’est pas rare d’entendre un « Karim qu’est-ce que t’as pris encore ? », à l’intention du seul driver d’origine maghrébine. L’intéressé rigole, presque machinalement. Il est lui-même de ceux qui font des vannes et essaient de détendre l’atmosphère, comme si c’était le moyen pour lui de rompre la répétition aliénante des bips de son terminal. Si un salarié a l’idée de passer le balai, Thibault n’est jamais loin pour faire une blague raciste :

« Alors ça avance madame Pereira ?! Tu n’es pas resté accroché au carrelage quand on t’y a balancé petit, toi. »

Lorsqu’une driveuse prend un coup sur la tête en sortant un baby-foot du stock, il lui lance : « après tout, avec le peu de neurones que t’as, tu ne perds pas grand chose ».

Mes collègues m’ont également raconté l’histoire d’un autre employé, père de famille, qui a été victime d’un malaise cardiaque. Il a dû s’absenter pour une durée indéterminée. À son retour, le manager l’aurait placé sur des créneaux hachés : trois heures le matin, quatre heures l’après-midi, avec deux heures et demie de trou entre les deux. Il n’est pas rare de croiser un driver marmonner ou pester à lui-même, contre une remarque ou une consigne absurde. Damien reconnaît volontiers la lourdeur des remarques :

« Ça prend la tête à force. Sous couvert de bonne ambiance, on est sans cesse dévalorisé. »

Pour s’épargner cela, il navigue entre les différentes allées du stock à l’autre bout de l’entrepôt, loin du bureau du pilote et du manager.

Cadences

En temps normal, une grosse journée représente 200 commandes. Pendant le deuxième confinement, on flirte chaque jour avec les 300 voire 350. Un tableau trône à l’entrée du site. Il rappelle à chacun les objectifs du jour et les performances de la veille. Un seul chiffre compte : le nombre de commandes. Peu importe si le chiffre d’affaires de la journée baisse par rapport à celui de la veille. Le nombre de commandes se suffit à lui-même. « Partage-moi ça sur le groupe WhatsApp, ils vont être verts les autres », lance le responsable e-commerce à Hadrien, le manager. Pendant une semaine, les deux hommes passeront leur journée face à face. L’un à surveiller une courbe de commandes, l’autre en visio avec des collègues de toute la France. La journée de ce dernier se résume à un concours perpétuel de « à qui fera le plus de commandes ».

Sexisme, racisme, règles sanitaires inexistantes, management toxique, bienvenue dans l'univers Carrefour Drive. / Crédits : Robin Jafflin

Vers 17h30, c’est le coup de feu, le moment où les clients sont le plus nombreux. Les chariots vont et viennent entre les zones de stockage et d’attente, au rythme des « bip » des terminaux. Une valse incessante, qui se doit d’être performante. En deux heures, la moitié des commandes est livrée aux clients. Les sacs de courses sont balancés dans les coffres, pour tenir la cadence. De temps en temps, un client émet des réserves quant au service proposé. Les critiques sont balayées d’un revers de main par Hadrien :

« Elle s’appelle Josiane elle, c’est ça ? Encore une vieille conne. »

Parfois, un client glisse discrètement un pourboire ou un petit mot d’encouragement et de remerciement. A contrario, il m’est parfois arrivé de devoir vider les 300 euros de courses d’une cliente, pour vérifier qu’il n’y ait pas de traces de fruits à coque dans chacun de ses produits. Alors même que c’est elle qui a effectué la commande et que, chaque semaine, elle reproduit la même opération. « Travailler au milieu des clients, c’est constater à quel point tu ne vaux rien pour eux », constate Charlotte, driveuse en rayon. L’étudiante d’une vingtaine d’années attend la sortie de confinement pour reprendre ses cours. Elle travaille ici depuis la rentrée et semble déjà blasée par le « manque de civisme et l’égoïsme » des gens qui viennent faire leurs courses :

« Je n’ai pas l’impression que les clients réalisent qu’on travaille. »

Sa voix oscille entre la colère et la tristesse. Réflexions dénigrantes, insultes, parfois menaces ou crachats… Un produit indisponible se transforme parfois en une agression. Un soir, à la mi-novembre, une femme vient récupérer un paquet de Lego au drive, probablement pour le Noël d’un de ses enfants. Avec les consignes du gouvernement, la vente de jouets est interdite, hors Click & collect. Logiquement, les clients se ruent sur ces produits. Mais ce soir-là, la référence n’est plus disponible, sûrement vendue entre le passage et la préparation de sa commande. « Vous êtes vraiment des connards et des racistes. Vous avez vu mon nom, vous vous êtes dit : “Elle n’a pas un nom français, elle n’aura pas son produit“ », m’a lancé la cliente, avant de cracher à mes pieds par l’ouverture de sa fenêtre de voiture.

Ôtez ce masque que je ne saurais voir

Au milieu de cette fourmilière, les masques semblent optionnels. Un driver sur deux n’en porte pas ou, du moins, pas intégralement. Les seuls réellement obligés de le porter sont les drivers en contact avec les clients. Une seule pompe de gel hydroalcoolique de 50cl, pour l’ensemble du site, tiendra trois semaines. Thibault, l’adjoint, lance aux rares salariés qui se désinfectent encore les mains entre deux clients :

« T’as fini de te laver les mains entre chaque livraison ? On n’a pas le temps pour ça. »

Lui-même passe la plupart du temps avec son masque sous le menton. Comme ses supérieurs. Un matin, l’un d’eux lâche un succinct : « bah, ils sont où vos masques ? », en pouffant de rire. Derrière lui, un écriteau rappelle les gestes barrières.

Épuisé

Il règne pourtant une bonne ambiance. Et l’entraide est omniprésente entre les drivers et la plupart des pilotes, qui sont souvent à la préparation à côté de leur travail de chef d’orchestre. Mais l’aventure Carrefour Drive ne dure jamais bien longtemps. Louis témoigne :

« Il n’y a pas longtemps, j’ai croisé un ami en magasin. Il m’a dit que j’avais l’air blasé, que mon regard était vide, sans âme. »

Il conclut avec un sentiment partagé par la plupart de mes anciens collègues : « J’en ai marre. Je suis à bout moralement ». Passer quelques minutes dans la salle de pause suffit à comprendre. Personne ne parle. La salle est morne, sombre et donne sur les toits de l’hypermarché. BFMTV tourne en boucle sur l’écran au bout de la pièce. Les employés présents le fixent, l’œil hagard, le visage morne, sans émotions. Chacun engloutit son repas dans un silence pesant, sous les affiches à la gloire de l’entreprise et de ses valeurs : « Confiance, service et expérience ».

Dans la salle de pause, des affiches à la gloire de l’entreprise prônent les valeurs de l'entreprise : « confiance, service et expérience ». / Crédits : Robin Jafflin

Pour ma part, j’ai fini par répondre aux réflexions de mes managers, moins tributaires de mon contrat que mes collègues. « Le respect ça ne marche pas que de bas en haut ! » Surpris, Hadrien m’a répondu d’un ton lapidaire :

« Ouais c’est cool. Je m’en fous. »

Après un temps, il ajoute : « Je serais toi, je ne me plaindrais pas. En magasin, c’est pire. Moi je suis sympa à côté des autres managers ». Peu de temps après, je me suis claqué le muscle intra-épineux, derrière l’omoplate. Tenter de déplacer un chariot bloqué, contenant une bonne centaine de kilos de packs d’eau et de terreau, était ambitieux. Après deux journées d’absence, le jour de mon retour, j’ai appris que mon contrat ne serait pas prolongé. Motif : je n’aurais pas mis sur le bon emplacement plusieurs commandes, ce qui a été infirmé par mes collègues par la suite. La nouvelle, je l’ai apprise en fin de journée, au moment de partir en week-end et de saluer le pilote du jour. Malgré mon inscription au planning de la semaine suivante, mon travail à Carrefour Drive s’est achevé un samedi soir, à 19h25, par un simple et bref :

« Au fait, tu ne reviens pas lundi. »

(1) Les prénoms ont été modifiés.