17/12/2020

À Saint-Étienne, Orléans ou Toulouse, ils racontent.

Privés de stade, les ultras mettent le paquet dans le caritatif

Par Christophe-Cécil Garnier ,
Par Yann Castanier

Depuis le début de la crise sanitaire, les supporters ne peuvent plus aller au stade. Privés de ce lien social fort, plusieurs groupes ont développé leurs actions caritatives, afin de maintenir les relations entre supporters tout en se rendant utile.

Saint-Étienne (42) – La quadra entre dans le local. Elle vient déposer des « blousons chauds de marque » et s’excuse de ne pas avoir de nourriture à donner. Elle se retourne vers Tom, le dévisage quelques secondes avant de lui demander : « On a dû se voir au stade, non ? ». Le petit brun sourit. Comme la poignée d’hommes qui alignent les denrées sur les tables, il fait partie des Green Angels, un des deux groupes de supporters ultras de Saint-Étienne. Un samedi sur deux, dans ce bâtiment en partie muré à quelques centaines de mètres du centre-ville, ils collectent des biens de première nécessité. Les mercredis, accompagnés de la brigade de solidarité populaire locale, une structure issue du mouvement antifasciste, ils vont les redistribuer. Plus d’une quarantaine de ménages vont bénéficier des colis alimentaires qu’ils préparent, en premier lieu des étudiants et des femmes seules. « On donne à des gens qui sont en dehors des dispositifs sociaux. Ils n’ont pas assez pour bien vivre et trop pour toucher les aides », souligne Tom, un des leaders ultras de 25 ans. Les Green Angels ont déjà stocké des dizaines de kilos de patates et de pommes. Sur quelques tables, il y a un bon nombre de paquets de pâtes, de riz, ainsi que des produits d’hygiène et bébés. Il y a même un panettone, Noël oblige.

Depuis presque un an et le début de la pandémie de Covid-19, les supporters ultras multiplient les actions caritatives : Collectes, maraudes, tournoi de foot en ligne, proposition de garder les enfants des soignants ou des dons et des cagnottes en soutien au personnel hospitalier. Au moins 24 groupes de supporters ont récolté pour près de 250.000 euros de dons. Rien qu’à Ajaccio, les ultras de l’Orsi Ribelli ont collecté plus de 62.000 euros pour l’hôpital local. Dans le Forez, les deux groupes d’ultras – les Green Angels de la tribune Sud et les Magic Fans de la Nord – ont respectivement glané 13.000 et 16.000 euros. L’occasion d’une prise de conscience selon Boc’, 20 ans d’ancienneté chez les « GA » :

« On a été épaté par les montants récoltés. On ne se doutait même pas qu’on avait ce pouvoir-là. Même si on savait qu’on pouvait ponctuellement faire des choses au stade. »

Comme ils n’ont plus l’occasion de se retrouver dans les tribunes, les actions caritatives sont une façon de garder un lien entre les supporters et de se rendre utile. « De telles pratiques sont anciennes au sein du mouvement ultra. Les groupes n’agissent pas seulement au stade et ne soutiennent pas simplement un club. Ils veulent s’investir dans leur ville, dans leur agglomération, dans leur communauté locale », souligne Nicolas Hourcade, le spécialiste des supporters. « C’est une bonne raison de se retrouver, tu vois qu’il y a un manque », confie le Stéphanois Tom. D’autres ultras confirment. « Parfois, on est au stade tous les trois jours. Avec la crise, on est déstabilisé donc on essaie de trouver un moyen de faire vivre l’équipe », confie l’un. « Il y a des groupes, je ne sais pas comment ils font. Ils n’ont pas de locaux pour faire des actions caritatives, ils ne sont pas retournés au stade depuis mars. Ils doivent être au fond du gouffre », lance un autre.

Plus d’une quarantaine de ménages vont bénéficier des colis alimentaires préparés par les Green Angels. / Crédits : Yann Castanier

Lls actions caritatives sont une façon de garder un lien entre les supporters et de se rendre utile. Si de telles pratiques sont anciennes dans le mouvement, elles se sont multipliés avec la crise sanitaire. / Crédits : Yann Castanier

De nombreuses actions

Dans le local stéphanois, une liste est épinglée sur un mur en face de la nourriture récoltée. Elle détaille les quantités pour un colis alimentaire type, préparé par les ultras : un kilo de farine, de sucre, de pâtes et de riz, des sachets de purée, des conserves et un litre d’huile. « Ça dépend évidemment des gens en face. On n’est pas au kilo près », glisse Boc’, restaurateur de métier. Comme les autres, il aborde un masque noir avec la tête du chef Cochise en blanc et vert dans le coin gauche. C’est le symbole de l’insoumission et des Green Angels.

La liste détaille les quantités pour un colis alimentaire type. « Ça dépend évidemment des gens en face. On n’est pas au kilo près. » / Crédits : Yann Castanier

Les Green Angels arborent tous un masque avec la tête du chef apache Cochise, le symbole de leur groupe ultra et de l'insoumission. / Crédits : Yann Castanier

Lors du premier confinement, ils ont aidé « une quarantaine d’Ehpad et tous les hôpitaux publics de la région stéphanoise ». « Même des privés », complète Steph’, un trentenaire d’origine sicilienne. Supporter depuis une quinzaine d’années, il bosse dans le transport. En plus de donner des gants et des blouses, les ultras ont équipé « des salles entières » en électroménager pour un personnel soignant qui n’avait « même pas une cafetière », confient-ils, scandalisés. Dans les Ehpads, les ultras ont surtout fourni des produits d’hygiène. « Ce sont les familles qui les apportent normalement. Mais elles ne pouvaient plus donc on a donné du gel-douche, du dentifrice et même du papier toilette pour certains. À partir de là, on s’est rendu compte que le problème était infini », explique Tom d’une voix calme.

Pour le deuxième confinement, ils se sont orientés « vers le social et les précaires ». Les Green Angels ont par exemple fait des « paniers solidaires » – aux couleurs de leur club – posés dans toute la ville. Le principe était le suivant : si tu veux aider, tu peux y mettre des denrées et si tu es dans le besoin, tu peux te servir. Ils se sont inspirés des cafés suspendus chez les Napolitains. « On a passé quatre après-midi à faire des cagettes vertes et blanches », se souvient Tom, qui taffe dans une asso d’aide aux demandeurs d’asile. En plus des collectes, ils travaillent avec la Croix-Rouge ou la congrégation religieuse des Petites Sœurs des pauvres.

Chez les Green Angels, ce sont les « anciens » qui s'occupent à structurer davantage le pôle caritatif du groupe. / Crédits : Yann Castanier

Habillé d’un gros manteau vert et d’un bonnet à pompon, Cédric coordonne les supporters stéphanois et pointe du doigt la place de chaque produit récolté. Il se félicite du stock glané ce samedi par l’équipe, notamment sur l’hygiène intime. « Ça coûte un pognon ce bordel ! », lâche-t-il en riant. Cédric fait partie des anciens ultras qui contribuent depuis le début de la pandémie à structurer davantage le pôle caritatif du groupe, avec Boc’ ou Steph’. Une envie qui leur « trottait dans la tête depuis quelque temps », témoigne le second. Le contexte stéphanois – « On n’est pas la ville la plus bourgeoise » – et le choc de la deuxième vague (la ville a été surnommée le « Bergame français ») ont pesé. « On a un rôle à jouer qu’on aurait dû faire avant », lance Tom, qui enchaîne :

« On s’est demandé si on ne pouvait pas pérenniser cette solidarité et comment la continuer alors qu’un jour le stade va reprendre. Parce qu’aujourd’hui, des gens comptent sur nous. »

Il y en a pour tous les goûts. / Crédits : Yann Castanier

Ça en fait des patates ! / Crédits : Yann Castanier

Plus de temps pour les actions

De nombreux supporters prennent pour exemple le Collectif ultras Paris (Cup) et sa branche solidarité (1). Celle-ci est en activité depuis 2015. Deux semaines après le début de la pandémie en mars, l’asso était déjà venu en aide à plus de 40 établissements de santé. Le Cup a multiplié les actions d’envergure. « Ils ont envoyé des colis pour le Liban après l’explosion à Beyrouth, c’était par palettes ! Je n’avais jamais vu ça », confie un ultra non-parisien. L’exemple est parlant pour le sociologue des supporters Nicolas Hourcade : « Ce sont des choses qui étaient déjà en développement et fortes avant chez certains groupes. Mais du fait du contexte, les ultras ont le temps de mener ces actions caritatives. Comme ils n’ont plus à gérer l’organisation des déplacements, la préparation des tifos ou la confection de gadgets, ils ont le temps d’aller plus loin ».

« On sent que notre rôle social est renforcé », assure Arnaud, le président des Drouguis, les ultras d’Orléans (45). Ces derniers prévoient une maraude le 23 décembre pour les sans-abris près de la gare du Loiret. « On essaie d’en faire deux par mois. On a dû en réaliser plus d’une quinzaine sur l’année. Avant on n’en faisait pas autant », détaille-t-il. Il a même constaté « plus de monde sur la préparation des maraudes ». « Il y en a une, on a même dû refuser du monde. Comme il n’y a pas le stade, les gens veulent participer à la vie de l’association autrement. » Cette activité n’a pas échappé aux pouvoirs publics orléanais et les Drouguis se sont accordés avec la mairie pour avoir un local. Une première pour eux, qui va leur permettre de mieux s’organiser. Mais Arnaud et ses potes gardent quand même « les pieds sur terre » :

« Il y a des gens au Secours populaire ou à la Croix-Rouge qui ne font que ça. On ne va pas leur voler la vedette ! »

À Toulouse (31), la cagnotte de 12.000 pour les soignants a été un petit événement pour les Indians Tolosa. « Ça nous a relancé. Ça faisait longtemps que le groupe n’avait rien fait niveau social au sein de la ville. Ça s’était un peu perdu », avoue Alex, le capo du groupe (celui qui lance les chants au stade, ndlr). Les Indians préparent des actions pour 2021 afin d’aider « des familles en galère ».

Les gens affluent. / Crédits : Yann Castanier

Un réseau particulier

Pendant que trois jeunes Green Angels font des frappes dans la cour derrière le local, un homme âgé débarque dans la première salle, coiffé d’un chapeau avec une petite plume. Il demande aux ultras ce dont ils ont besoin. « Surtout de l’huile, de la farine et du sucre », lui indique-t-on. « L’avantage qu’on a par rapport aux associations, c’est qu’on peut viser un autre public. Des supporters des Verts, il y en a partout. Cet aprem, on aura sûrement des gens qui vont faire 30 kilomètres de route parce qu’ils sont abonnés dans la tribune. Ça permet d’agrandir le cercle de la solidarité », estime Tom. Un avis partagé par la Brigade de solidarité populaire, qui s’est associé aux Greens Angels en septembre :

« Ils nous ont sauvés pour une collecte de rentrée scolaire où on n’avait pas assez. On s’est dit qu’il fallait travailler ensemble parce que les ultras ont un réseau important. »

Dans la cour derrière le bâtiment, trois jeunes ultras tâtent la gonfle. / Crédits : Yann Castanier

Cela donne des convergences amusantes. Par exemple, les blouses livrées aux Petites Soeurs des pauvres proviennent du même fournisseur de plastique que les ultras utilisent pour leurs tifos. Décathlon les a aussi contactés pour discuter de dons de produits d’hiver invendus ou des kits de survie, détaille Tom :

« Ils n’allaient pas forcément contacter les antifas de Sainté, alors que les Green Angels, c’est plus dans leur domaine. À la base, on n’est pas fait pour faire ça mais on apprend tous les jours. »

La journée touche à sa fin. Dans la première salle du local, les trois tables sont pleines à ras bord de produits de première nécessité. Derrière, une deuxième salle sert à mettre tout le matos non-alimentaire : radiateur électrique, torchon, serviettes et même un climatiseur. Dans quelques jours, ils iront distribuer tout ce fourbi : « Des gens dans le groupe ne verront même pas ça comme de l’associatif mais comme une action entre potes ultras. »

Avant. / Crédits : Yann Castanier

Après. / Crédits : Yann Castanier

(1) Le Cup Solidarités n’a pas souhaité répondre à StreetPress. Ils ne souhaitaient pas se mettre en avant et avaient déjà répondu à quelques médias auparavant. Une position qui a été avancée par d’autres groupes que nous avons contactés.