Témoins et victimes racontent à StreetPress de très longs passages à tabac en groupe sur des individus entravés. Des scènes qu’ils qualifient de « torture », entrecoupées d’insultes à caractère raciste et de menaces de mort.
« J’étais menotté, les bras écartés et ils tapaient, tapaient. C’est de la torture. » Attablé dans la cour de StreetPress, Moha bute sur les mots au moment de raconter son histoire. Cet Algérien de 37 ans a été violemment tabassé par des policiers du 19ème arrondissement de Paris, dans la nuit du 7 au 8 juillet 2020, après un délit. « Je n’ai jamais reçu autant de coups et d’insultes. Pourtant j’en ai fait des gardes à vue, mais celle-là c’était violent », soupire-t-il. Quelques mois après les faits, il se souvient avoir reçu « entre 30 et 40 coups » de poing et de pied dans le ventre ou le torse, ainsi que des gifles.
Il n’est pas le seul à dénoncer des violences policières subies la nuit, au sein du commissariat du 19ème arrondissement de Paris. StreetPress a pu recueillir la parole de plusieurs gardés à vue qui témoignent de scènes d’une extrême brutalité. Des passages à tabac en groupe sur des individus entravés, entrecoupés d’insultes à caractère raciste et des menaces de mort. Mediapart a, de son côté – avec l’aide du journaliste Valentin Gendrot, auteur d’une infiltration de six mois dans ce même commissariat –, documenté d’autres violences, commises la journée cette fois, et des faux témoignages. Nous avons décidé de coordonner la sortie de ces deux enquêtes.
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C’était de la torture
Moha est un homme plutôt maigre au visage cerné. Ce trentenaire est passé de l’Allemagne à la banlieue parisienne à 15 ans. Il ne cache pas que ses conneries l’ont amené en prison. Il a été expulsé en 2012 vers l’Algérie, qu’il a quitté avec sa famille – naturalisée Française – à sept ans. Depuis, il est revenu dans l’Hexagone et milite « tous azimuts » pour Le Paria, une asso qui lutte contre toute forme d’exclusion. Il a couché son histoire par écrit avec l’anthropologue Laurent Bazin dans le livre Le retour du refoulé.
À l’été 2020, Moha habite un petit studio dans le 19ème, « près de Botzaris », trouvé durant le confinement avec son travail de cuisto vacataire en Ehpad. Le soir du 7 juillet, il a bu, sort de son appartement et tombe nez à nez avec un couple de voisins, accompagné d’un molosse. S’ensuit une altercation. Très vite, la police intervient et embarque Moha.
Il est environ 20h35 quand ils arrivent au commissariat de la rue Erik Satie. Moha est menotté par la main droite à un banc. « Ils prennent mon casier judiciaire et sortent toutes mes histoires. Ils se moquent, m’insultent et me provoquent. Un m’a dit : “Quand j’aurai fini de m’occuper de toi, ta mère ne te reconnaîtra pas”. » À chaque fois, Moha répond. À chaque fois, il se prend des gifles et des coups de poing dans la tête. Selon lui, huit policiers l’ont frappé. L’un d’eux lance :
« Putain, j’ai envie de le tuer. »
Moha lui intime de venir. Le pandore s’approche et lui décoche à nouveau « trois violents coups de pied dans les côtes ». Les bleus trouvent également, grâce à ses antécédents judiciaires, le prénom de sa mère et l’utilisent pour le provoquer :
« On va la faire tourner au commissariat cette salope. »
Cette dernière saillie met l’interpellé en rage. Il commence à insulter les pandores. Nouveaux coups. Un policier se place derrière lui et l’étrangle. Avec sa main gauche libre, Moha tente de desserrer l’étau. En réponse, un des agents lui attache sa main gauche avec une seconde paire de menottes. Il se retrouve donc assis, les bras écartés en position christique. C’est à ce moment que débute son véritable calvaire, dit-il. « Je me suis pris des coups de pied en plein dans le ventre et dans le thorax », se souvient Moha. « Beaucoup de coups » sur un homme entravé. Une situation qu’il associe à de la « torture ». D’après Moha, son supplice ne s’arrête qu’une heure plus tard, vers 21h30.
Le médecin aurait fait un faux
Quelques jours après les faits, il ressent encore des douleurs à chaque fois qu’il inspire ou qu’il bouge le bras. Et pour cause, une de ses côtes est fracturée d’après une radio effectuée mi-juillet. Un certificat médical que StreetPress a pu consulter en atteste.
Le soir de son interpellation, peu avant minuit, alors qu’il a déjà subi ce passage à tabac méthodique, un autre certificat médical assure pourtant sa compatibilité avec une garde à vue. Moha s’en étonne :
« J’ai dit au médecin qu’ils m’avaient frappé, pourquoi il n’a rien fait ? Pourquoi il n’a rien noté ? »
Le papier est signé du docteur G., membre de l’unité médico-judiciaire Paris-Nord (UMJ). Selon un salarié de cette UMJ, ce dernier n’aurait en fait jamais vu Moha. Un autre médecin l’aurait vu à sa place et c’est le docteur G. qui aurait écrit le certificat en tant que responsable de garde. Une pratique courante selon un autre médecin de ce même UMJ, qui ne voit pas où est le problème. Pourtant, selon plusieurs avocats interrogés, il s’agit d’un « faux », délit répréhensible. Et quand on évoque la question des allégations de violences policières, le toubib balaie le sujet d’un revers de la main. En substance, les personnes qui nécessitent l’intervention des médecins dans les commissariats ne sont pas des saints. Alors, questionne le praticien, pourquoi les croire ?
Le 7 juillet au soir, un certificat de l'UMJ assure que Moha est compatible avec une garde à vue et ne mentionne pas de blessures. Le docteur qui signe ne l'a en réalité jamais vu. Le 16, un autre certificat atteste que le trentenaire a une côte cassée. / Crédits : DR
Même si le premier médecin ne fait pas mention des coups, de nombreux éléments de procédures attestent de ces violences. Le 9 juillet, environ 36h après son arrestation, Moha est rejoint par Me Hervieux, l’un de ses avocats (avec Henri Braun). Celui-ci fait une observation écrite où il détaille les mauvais traitements et les insultes. Après la prolongation de sa garde à vue, Moha mentionne également les violences à des policiers de l’équipe de jour. Ces derniers décident de rédiger un procès-verbal dans la journée, qu’ils accompagnent de photographies des blessures. Le 9, toujours, il est examiné par un autre médecin du même UMJ, qui constate lui aussi sur certificat médical les blessures. Et il y a enfin la radio du 16 juillet, qui permet d’établir qu’il a eu une côte cassée.
Moha est resté en prison jusqu’à la mi-août. Il a fini par être libéré pour une nullité de procédure. Il a, avec son avocat, déposé une plainte pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique.
Moha n'a cessé de dénoncer les violences policières qu'il a subies tout au long de sa garde à vue prolongée. Le 9, des policiers écrivent ses remarques dans un procès verbal et finissent par le prendre en photo. / Crédits : DR
Liu Shaoyao, tué par la Bac du 19ème
Le calvaire de Moha n’a pas commencé à son arrivée au comico, mais quelques dizaines de minutes plus tôt. À 20h25, selon le PV, le gaillard est interpellé. Il est emmené au commissariat du 19ème arrondissement par trois fonctionnaires de la Brigade anti-criminalité (Bac). Alors qu’il est menotté à l’arrière du véhicule, les violences commencent. « Une fois, c’est celui de droite. Une fois, c’est celui de gauche. Je prends des coups de poing dans le ventre, des gifles », se remémore-t-il. Les premières insultes aussi :
« Ils m’ont dit : “Sale bougnoule, retourne chez toi”. »
StreetPress a pu, à partir de différents documents de procédures, identifier ces trois fonctionnaires mis en cause par Moha. Deux d’entre eux, les gardiens de la paix D. et G., faisaient partie de l’équipage de la BAC qui, le 26 mars 2017, a été impliqué dans la mort de Liu Shaoyao (il ne s’agit pas du tireur).
Ce jour-là, peu avant 20h30, ces trois agents de la BAC tambourinent à la porte d’un petit appartement de la cité Curial, dans le 19ème arrondissement. Quelques minutes plus tôt, un voisin a appelé la police pour signaler un individu avec un couteau à la main dans son couloir. Les trois fonctionnaires enfoncent la porte et, armes au poing, déboulent dans le domicile familial. Ils se retrouvent nez à nez avec le père de famille, Liu Shaoyao. L’homme de 56 ans tient un ciseau, celui qu’il utilisait à l’instant pour couper du poisson dans la cuisine, d’après ses enfants. L’un des policiers fait feu et l’abat, sous les yeux de deux de ses filles, Nathalie et Isabelle. Légitime défense, selon les trois policiers.
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Témoignage recueilli en septembre 2019
Plus de trois ans après les faits, la famille du défunt se bat pour obtenir « vérité et justice ». En juillet 2019, un magistrat a rendu une ordonnance de non-lieu, considérant qu’il n’y avait pas matière à procès. La famille a fait appel de la décision et, le 15 septembre 2020, a réclamé devant la chambre de l’instruction de nouveaux actes de procédure. Même si le tireur ne fait pas partie de l’équipage accusé de violence par Moha, la présence des deux autres fonctionnaires dans une affaire de violences policières nous a paru être de nature à éclairer les magistrats. Avec l’accord de Moha, StreetPress a décidé de jouer les entremetteurs en faisant part de notre découverte à Me Lumbroso, qui défend la famille Liu. L’avocat a pu en dernière minute compléter son argumentaire. La décision est attendue le 17 novembre.
La famille était composée de sept membres : les parents, les quatre filles : Yuyu, Isabelle, Nathalie, Céline. Et un garçon, Da Zhao / Crédits : Archive familiale
Une nuit en enfer
Moha n’est pas le seul à avoir encaissé les mandales de certains gros bras de ce commissariat. Même décor, autre soirée. Au cœur de la nuit, dans l’une des geôles, trois hommes s’échangent leurs coordonnées. Ils se promettent d’un jour témoigner de ce qu’ils ont vu et vécu. Deux d’entre eux se sont confiés à StreetPress. Par peur de représailles, ils ont souhaité être présentés sous des prénoms d’emprunt. Ils seront donc ici Pierre et François. Mais se disent prêts à répondre aux questions de la justice, si elle décide de se saisir de l’affaire. « Mettez le nom de mon avocate, Marion Jobert, comme ça ils pourront nous contacter », appuie l’un. Le troisième homme, nous l’appellerons Karim, n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais StreetPress a pu, avec son accord, consulter son témoignage écrit, rédigé quelques jours après les faits. Il correspond en tout point aux récits de ses deux compagnons de cellule. Maître Jobert, qui le défend également, a fait savoir qu’il envisage désormais de porter plainte. Savoir que la presse s’intéresse à ces violences semble avoir fait renaître l’espoir d’obtenir justice.
Quand Pierre, le premier à témoigner, se remémore ces deux nuits de décembre 2019, sa parole s’accélère. Le traumatisme est encore palpable :
« Moi, ils ne m’ont rien fait. Juste des insultes. Mais ce que j’ai vu, ce sont des scènes de torture. Comment appeler ça autrement ? »
Ce 5 décembre 2019, le comico est plein comme un œuf. Pierre poireaute assis, menotté à une chaise de l’accueil, « en attendant qu’une place se libère ». Il est 22h30 passé, quand un gardé à vue est sorti de sa cellule pour accéder à un robinet. Il s’agit de Karim. Un policier l’interpelle :
« – T’es Gilet jaune ?
– Non pas Gilet jaune. Zeubi ! »
L’adjectif argotique aurait suffi à déclencher un tombereau de violences. Depuis sa cellule, François assiste à la scène :
« Deux policiers lui tenaient les bras. Et plusieurs autres enchaînent les coups de poing, de matraque. À un moment, ils l’ont étranglé. »
Karim écrit :
« Je me prends un violent coup de pied dans les côtes. Des coups de matraque à plusieurs reprises. Des coups de poing au visage, une strangulation. J’ai essayé de me relever à plusieurs reprises mais son coéquipier me mettait des coups de matraque sur les doigts, car j’ai essayé de me relever en empoignant la porte. »
Pierre n’assiste pas directement à la scène, mais entend le bruit des coups et les cris de douleur. Des insultes racistes aussi, complète François. L’un des policiers aurait, selon les deux gardés à vue, tapé jusqu’à s’abîmer les phalanges. Pierre, depuis le hall, est témoin des va-et-vient :
« Plusieurs flics ont fait des allers-retours pour aller le taper. Certains se lavaient les mains au gel hydroalcoolique en revenant. Pendant ce temps, les autres jouaient au Uno, comme si de rien n’était. »
Jusqu’au moment où l’un d’eux aurait demandé si quelqu’un a « un sac plastique, pour l’endormir », témoigne Pierre. « C’était peut-être une sale blague mais, à ce moment-là, j’ai cru qu’ils allaient vraiment le tuer. » Après de longues minutes, les coups s’interrompent. Karim est, selon son témoignage écrit, emmené dans une petite pièce où des policiers inspectent son torse et son visage pour vérifier, croit-il, qu’ils n’ont pas laissé trop de marques.
Au comico du 19e, Karim s'est fait violemment frappé et s'est pris des insultes racistes. Pierre et François en ont été témoins. / Crédits : Nnoman Cadoret
Un handicapé humilié
Tard dans la nuit. « Vers 3h je dirais », Pierre quitte enfin le hall pour une cellule. Il sera rejoint un peu plus tard par François. Les deux hommes aperçoivent dans l’une des pièces attenantes un homme à terre, en grande partie dénudé. Il a la jambe couverte d’un grand bandage ensanglanté et les mains menottées au serflex (1). « Ses doigts et ses poignets avaient enflé », explique le dernier arrivé :
« Ça les faisait marrer. Le mec pleurait et gémissait en arabe. Et on a compris par les commentaires des flics qu’il s’était chié dessus. »
Le gardé à vue « n’a pas la lumière à tous les étages », selon nos témoins et ne semble pas comprendre le Français. Les policiers finissent par se décider à couper les entraves pour emmener l’homme aux toilettes. Pierre raconte :
« Le mec n’était pas en état de marcher. Ils lui ont apporté un fauteuil [roulant]. Les flics disaient qu’il puait la mort. Ils ont pris du airwick et lui ont gazé la gueule. Après, ils ne voulaient pas le toucher, alors ils lui ont mis des petits coups avec leurs espèces de boucliers de CRS pour qu’il se hisse dans le fauteuil plus vite. »
Salut les copains
Le lendemain, sur le coup de 13h, Pierre et François sont transférés dans une nouvelle cellule. C’est là qu’ils feront la connaissance de Karim. Dans ses notes, jetées sur le papier à l’issue de cette garde à vue, Pierre écrit :
« L’après-midi passe lentement. Je parle surtout avec Karim, de tout et de rien. Il me raconte son voyage à Cuba. On rêve un peu. »
La nuit tombe à nouveau. 22h, la relève :
« On reconnaît les tarés d’la veille. Karim me montre qui a fait quoi et lesquels sont les plus violents. On se dit qu’il faut qu’on garde contact. Je retiens son numéro. »
Alors qu’ils espèrent sortir ou être déférés au tribunal, la garde à vue s’éternise. Vers 23h, les policiers sont appelés par un dénommé Pascal (1), qui n’arrive pas à faire sortir de chez lui un pote trop alcoolisé, croient comprendre nos témoins. Les bleus ne font pas de détails et embarquent les deux gus, direction le comico :
« Quand ils sont arrivés, ils ont commencé par frapper le pote qui ne voulait pas quitter l’appart. Mais ça n’a pas duré très longtemps. Ils lui ont demandé de baisser la tête et de dire : “Oui chef”. Comme il l’a fait, ça les a calmés. »
Torture et racisme
Depuis leur cellule, Pierre, François et Karim entendent les cris et le bruit des coups. « On arrivait aussi à distinguer le reflet d’une partie de la scène dans une vitre », explique Pierre. Celui des deux qui a passé le coup de fil ne comprend pas bien pourquoi il a atterri là. Il veut porter plainte, mais finit par être menotté. Le ton monte. Premier coup :
« Ils voulaient que lui aussi se soumette. Qu’il reconnaisse “qui est le chef”. »
L’homme – une force de la nature – refuse selon les autres gardés à vue. Ils l’auraient alors mis à genoux de force, les mains menottées dans le dos, pour ensuite le passer à tabac méthodiquement. « Ils l’ont massacré. Ça a duré plus d’une heure », raconte François, la voix chancelante. Pierre détaille les coups au visage par dizaines :
« On les voyait tour à tour prendre leur élan pour lui mettre des grands chassés [des coups de semelles en avant]. »
Jusqu’à ce que Pascal perde la capacité d’articuler. « Il devait avoir la mâchoire pétée. » Il décrit les grands coups au torse, aussi. « Il disait qu’il avait des côtes cassées, eux ça les faisait rire. » Dans ses notes rédigées à l’issue de cette garde à vue, Pierre écrit :
« Un moment on l’entend vraiment se faire étrangler et manquer d’air une première fois. Lorsqu’il est lâché et reprend son souffle, le bruit est indescriptible, on sent qu’il peine à inspirer ça racle. On les entend le re-stranguler et les flics qui disent : “Bah alors Pascal, on se réveille !”. Reprise de respiration soudaine et difficile. »
Autre scène rapportée par Pierre. Un policier ressort la bombe d’AirWick et arrose la victime :
« – Pascal lui répond : “T’es sérieux là ? Je pue moi ?”
– “Bah oui, tu pues. Tu pues l’négro Pascal, comment ça s’fait que tu pues le negro comme ça ?”Et là un grand flic noir, type armoire à glace aussi, lui dit : “Oui tu pues, arrête de nous faire honte”. »