Trois décennies après la chute de la dernière dictature latino-américaine, 60 personnes accusées de crimes contre l’humanité commis en Argentine, en Uruguay et au Guatemala sont toujours en cavale. Certaines séjournent en Europe.
Le 14 décembre 1989, jour de fête au Chili. Le général Augusto Pinochet cède le pouvoir au démocrate-chrétien Patricio Aylwin, premier président démocratiquement élu après la dictature militaire. Mais il faudra attendre encore huit ans, en 1998, pour que les tribunaux du pays abrogent les lois d’amnistie. Votées pendant la dictature, elles empêchent de juger les personnes accusées d’avoir commis des crimes contre l’Humanité.
Entre le 11 septembre 1973 ( date du coup d’État de Pinochet et de l’assassinat de Salvador Allende) et le 10 mars 1978, 28.459 victimes de torture et 3.227 personnes tuées ou disparues ont été officiellement recensées par la commission « Vérité et Réconciliation », au lendemain des années de plomb. Depuis, plusieurs centaines de militaires et de partisans du régime de Pinochet ont été condamnés pour crimes contre l’humanité.
« ON THE RUN FROM THE PAST »
StreetPress s’est associé au média d’investigation espagnol El Salto et au quotidien italien La Repubblica pour le projet « On the run from the past ». Son objectif : enquêter sur ces sud-américains installés en Europe et accusés d’avoir commis des crimes contre l’Humanité pendant les dictatures militaires. Un projet soutenu par la fondation Euractiv.
Article 1 : Mario Sandoval, un ex des escadrons de la mort à la Sorbonne
Article 2 : Mario Sandoval, l’ami français des milices latino-américaines
Article 3 : L’Espagne, refuge pour les criminels contre l’humanité des dictatures latino-américaines
Article 4 : Dictatures latino-américaines : 60 accusés toujours en cavale
D’autres pays d’Amérique latine cherchent encore aujourd’hui, des décennies plus tard, les responsables des centaines de morts liées aux dictatures militaires. Interpol dénombre des dizaines de fugitifs, accusés d’avoir commis des crimes contre l’Humanité. Toutes sont originaires de trois pays : le Guatemala, l’Uruguay et, surtout, l’Argentine.
Le Guatemala et l’affaire Creompaz
Infographie en espagnol. Pour des raisons techniques, StreetPress n’a pas pu en assurer la traduction
565 corps sans vie, pieds et mains liés, répartis dans 84 fosses communes. Les premières informations sur l’un des plus grands massacres d’Amérique latine, commis en 1982 au Guatemala, n’ont commencé à ressurgir qu’en l’an 2000. Dans la municipalité de Plan de Sánchez à Baja Verapaz, plusieurs victimes témoignent des atrocités perpétuées par des militaires et paramilitaires des Patrouilles d’autodéfense civile (PAC), et indiquent la zone militaire 21 comme le lieu où les victimes sont enterrées. Le terrain, est actuellement occupé par le Centre régional de formation des opérateurs de maintien de la paix (Creompaz), un corps de l’armée guatémaltèque. Mais ce n’est seulement que douze ans plus tard, en 2012, que la Fondation guatémaltèque d’anthropologie médico-légale (FAFG) vérifie les informations. Elle procède à 14 exhumations. 500 dépouilles, dont celles 90 enfants, sont retrouvées. La plupart montrent des traces de torture.
À ce jour, au moins sept personnes impliquées dans le massacre sont toujours en cavale. Interpol a émis une notice rouge demandant leur arrestation. Parmi elles : Edgar Justino Ovalle Maldonado, fondateur du Front de Convergence Nationale (FCN-Nacion), organisation née en 2008 et formée par des vétérans du conflit armé, réunis au sein de l’Association des vétérans militaires guatémaltèques (AVEMILGUA). La formation a été au pouvoir au Guatemala entre 2016 et 2020 sous la présidence de Jimmy Morales, actuellement visé par une enquête pour financement illégal. Un autre des fugitifs impliqué dans l’affaire Creompaz est Luis Felipe Miranda Trejo, qui était lui aussi membre du gouvernement guatémaltèque, sous la présidence d’Efraín Ríos Montt, déjà condamné pour génocide.
Six autres Guatémaltèques accusés de crimes contre l’humanité figurent par les fugitifs recherchés par Interpol. « Aucun d’eux n’a pu être capturé, ils sont tous en cavale et en attente de jugement », a confirmé à El Salto Mario Polanco, le représentant de l’organisation guatémaltèque des droits de l’Homme, Grupo de Apoyo Mutuo (GAM), fondée il y a 36 ans pour dénoncer les crimes commis pendant la guerre au Guatemala.
Un autre de ces fugitifs est José Manuel Castañeda Aparicio. Cet ancien militaire est impliqué dans les disparitions des syndicalistes paysans Francisco Guerrero López, Jacobo López Ac et Rodolfo López Quej, en janvier 1983 dans le village de Tampo. Castañeda a été arrêté en novembre 2013. Acquitté un an plus tard, le GAM a fait appel de ce jugement. « Mais depuis, il s’est échappé, explique Polanco. Un nouveau mandat d’arrêt a été émis. » Sa fille, Sofia Castañeda, surnommée « La petite sirène », est une trafiquante de drogue bien connue, condamnée pour association de malfaiteurs. « Cela montre les liens entre ceux qui ont promu la violence par le passé et ceux qui font aujourd’hui partie du crime organisé, explique M. Polanco. Il ne fait aucun doute que ces militaires en fuite sont protégés par le trafic de drogue actuel. »
L’Uruguay et le plan Cóndor
Infographie en espagnol. Pour des raisons techniques, StreetPress n’a pas pu en assurer la traduction
De juin 1973, date à laquelle le président de l’époque, Juan María Bordaberry, a organisé un coup d’État contre lui-même, jusqu’au retour de la démocratie en 1985, 175 cas de disparitions forcées ont été recensés en Uruguay par le rapport de la Commission de paix.
Au cours de ces douze années, le pays était un des piliers du plan Condor. Cet accord secret entre les dictatures latino-américaines, appuyé par les États-Unis, a facilité l’espionnage, la répression et l’assassinat de dissidents politiques. Trois citoyens uruguayens font actuellement l’objet d’une notice rouge émise par Interpol. Deux d’entre eux, Eduardo Ferro et Pedro Antonio Mato Narbondo, sont liés au Plan Condor.
Ferro fait actuellement l’objet d’une enquête de la justice uruguayenne pour des disparitions, dont celle du communiste Óscar Tassino. Arrêté en septembre 2017 dans un hôtel de Madrid puis envoyé en détention provisoire, il a malgré tout été libéré avant que l’Espagne approuve son extradition vers l’Uruguay. Depuis, il est reparti en cavale.
Pedro Antonio Mato Narbondo, de son côté, a été condamné, mais par la justice italienne. Il compte parmi les 13 officiers militaires uruguayens qui, en juillet 2019, ont été condamnés par la Cour d’appel de Rome. Le premier procès, qui s’est tenu il y a 21 ans, avait abouti à l’acquittement de la plupart des accusés en raison du délai de prescription. Fugitif depuis 2013, Mato fait également l’objet d’une enquête de la justice uruguayenne pour le meurtre en 1972 de Luis Batalla, un ouvrier du bâtiment et membre du Parti démocrate-chrétien. Batalla a été arrêté le 21 mai 1972 et rendu à sa famille quatre jours plus tard, sans vie et le foie éclaté par les coups. Mato, surnommé « la Brute » et diplômé de l’École des Amériques, aurait fui au Brésil. Quand il a appris qu’il allait être arrêté, il a franchi les quelques mètres qui séparaient sa résidence d’alors, à Rivera au Nord de l’Uruguya, de la ville brésilienne de Santana do Livramento.
Hermes Tarigo Giordano, le troisième fugitif uruguayen, est accusé du meurtre de l’étudiant Gerardo Alter, en août 1973. Mais lorsqu’il a été appelé à comparaître en 2011 par la justice uruguayenne, il ne s’est pas présenté pour cause de voyage en Europe. Depuis, il est sous le coup d’un mandat d’arrêt.
L’Argentine, pays qui compte le plus de fugitifs
Infographie en espagnol. Pour des raisons techniques, StreetPress n’a pas pu en assurer la traduction
Mais l’Argentine est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes recherchées pour des crimes contre l’humanité, commis pendant la dictature militaire. Actuellement, 16 Argentins sont recherchés par Interpol. 28 autres, qui ne figurent pas sur les avis de recherche de la police internationale, sont dans le viseur des tribunaux nationaux et des organisations de défense des droits de l’Homme. Ils comptent parmi les présumés criminels qui ont fui le pays à partir de 2003, et l’abrogation des lois d’amnisties dites du « Point final » et de l’« Obéissance due ». Comme en Espagne avec la loi d’amnistie concernant les crimes commis pendant le franquisme, la nouvelle démocratie en Argentine a empêché pendant des années, le procès des criminels qui ont décimé l’opposition politique. Jusqu’à ce que les juges osent appliquer la législation internationale à laquelle le pays avait adhéré.
La première grande étape a été le procès des juntes militaires, dans lequel a été reconnue l’existence d’un plan systématique d’enlèvement, de torture, d’assassinat et de disparition de personnes. Cependant, après plusieurs procès qui ont vu défiler des centaines de militaires, Guillermo Torremare, président de l’Assemblée Permanente des Droits de l’Homme (APDH), rappelle que les forces armées ont fait pression sur le gouvernement de Raúl Alfonsín, qui a adopté en 1986 la loi « Point final » et l’année suivante la loi sur l‘« Obéissance due ». « Au-delà de leurs aspects techniques, ces deux lois ont mis en place l’impunité pour les oppresseurs qui étaient dans la ligne de mire du pouvoir judiciaire », explique l’avocat de plusieurs familles de disparues. « Le gouvernement démocratique qui a suivi, dirigé par Carlos Menem, a achevé le processus en ordonnant deux décrets de grâce qui ont entraîné la libération des quelques militaires importants qui étaient encore en détention. En raison de la gravité de leurs actes, ils n’avaient pas été inclus dans les lois bénéfiques précédentes ».
L’une des bénéficiaires de ces grâces est Beatriz Arenaza, qui figure parmi les notices rouges d’Interpol, malgré son arrestation en Espagne en 2016. L’Audiencia Nacional de Madrid a rejeté son extradition. « Pendant les 18 années d’impunité légale en vigueur, le territoire argentin a été une véritable planque pour les oppresseurs responsables du génocide, poursuit M. Torremare. Personne ne pensait à quitter le pays parce que ce n’était pas nécessaire. Seuls quelques-uns qui avaient des procès lancés à l’étranger en raison de l’application du principe de juridiction internationale ne pouvaient pas quitter le pays »,
Les lois sur l’impunité et les grâces ont été annulées en 2003, sous le gouvernement de Néstor Kirchner, et la justice argentine a pu reprendre les procès pour les crimes commis pendant la dictature. C’est alors que la course pour quitter le pays a commencé. « Il a fallu et il faut encore mener un dur combat, policier avant tout, pour les chercher et les trouver. Puis judiciaire et diplomatique, pour obtenir l’extradition, explique l’avocat. Dans cette lutte, la justice n’a pas toujours triomphé. Elle n’a pas triomphé en raison de la difficulté pour les localiser, mais aussi en raison des obstacles juridiques pour permettre la détention et l’extradition. »
À LIRE AUSSI : Mario Sandoval, un ex des escadrons de la mort à la Sorbonne
« La non-application pure et simple des normes du droit international des droits de l’Homme, en particulier du Statut de Rome, par certains pays qui cachent les assassins, ajoutée à l’inexistence de certaines qualifications pénales spécifiques a joué contre l’objectif d’un rapatriement rapide des personnes accusées de crimes contre l’humanité. » Guillermo Torremare ajoute que les relations de complicité tissées pendant l’exercice du pouvoir ont facilité leur refuge hors d’Argentine.
L’avocat de l’APDHA cite l’Italie comme exemple de pays qui ont fait obstacle à l’extradition, en raison d’une différence entre les infractions pénales reconnues par sa législation et celles en vigueur en Argentine. L’Italie a été la destination choisie par Carlos Luis Malatto. En Sicile, il a été trouvé en 2019 par un journaliste de La Repubblica. Malatto, qui a été lieutenant-colonel et a travaillé au 22e régiment d’infanterie de la province de San Juan de Tucumán, compte parmi ses victimes la top-modèle Franco-Argentine et militante Marie Anne Erize. Ainsi que le militaire Jorge Bonil, le recteur d’université Juan Carlos Cámpora, et le chef du parti communiste de San Juan, Ángel José Alberto Carvajal. Malgré cela, en 2014, l’Italie a rejeté son extradition parce que l’infraction pénale pour laquelle l’Argentine le réclamait n’existait pas dans le Code pénal italien. La plus proche répondait à un délai de prescription de deux ans.
Ce sont les organisations italiennes de défense des droits de l’Homme, Progetto Diritti (« Projet de Droits ») à Rome, et l’association 24 marzo (« 24 mars ») qui ont réussi à mettre en échec l’ex-militaire, l’accusant cette fois d’homicide avec préméditation, une infraction pénale qui n’est pas soumise à la prescription en Italie. Malatto est en cours d’extradition vers l’Argentine depuis 2016.
Humberto Romero Tello a aujourd’hui 96 ans. Ou il les aurait eu, s’il était encore en vie, ce qui n’est pas sûr à 100 %. Tello, un ancien membre de l’armée argentine, est certainement le responsable de crimes contre l’humanité le plus âgé recherché par la justice argentine. Il est accusé d’avoir participé à des enlèvements, des meurtres et des tortures d’opposants politiques qui ont eu lieu dans la province de Mendoza. Crimes pour lesquels la justice argentine le recherche, dans le pays et à l’étranger, depuis décembre 2012, offrant même une récompense de 100.000 pesos argentins pour toute information sur sa localisation. Malgré tout, il n’a pas été retrouvé et il s’agit de la personne la plus âgée parmi les 7.306 notices rouges d’Interpol.
La province de Mendoza, où Tello a commis ses crimes, se distingue comme l’une des zones où le plus grand nombre d’accusés ont échappé à la justice, juste derrière Buenos Aires. À Humberto Tello s’ajoutent neuf autres personnes, la plupart accusées de crimes commis alors qu’elles étaient membres du 144ème département de renseignement, situé dans la ville de San Rafael. Parmi ces autres noms figure celui du religieux Franco Revérberi Boschi, 83 ans et installé à Parme (Italie). Revérberi était un aumônier auxiliaire de l’escadron d’exploration Montaña VIII de San Rafael. Lors du grand procès qui a eu lieu dans cette province en 2010 pour les crimes commis par la dictature, cinq victimes ont raconté que Revérberi avait été témoin des séances de torture qu’elles avaient subies dans le centre de détention de la Casa Departamental. L’Italie a déjà refusé en 2013 l’extradition du curé de la paroisse, qui poursuit actuellement son travail religieux.
Traduction par Béatrice Catanese.
- Enquête /
- Argentine /
- Crime /
- prisonnier politique /
- justice /
- international /
- A la une /