11/12/2019

Vie et mort tragique d’un membre de la communauté des gens du voyage

« C’est ici que le GIGN a abattu mon fils. Il s’appellait Angelo »

Par Inès Belgacem ,
Par Yan Morvan

Angelo Garand n’était jamais rentré de permission, mais il ne se cachait pas vraiment, disent ses proches. Un jour de mars 2017, le GIGN déboule entre les caravanes pour le cueillir et l’abat. Sa famille réclame justice.

Seur (41) – C’est une malédiction qui se transmet de père en fils. Elle prend racine sur une petite parcelle de terre, entourée par quatre murets de pierres entre deux champs du Loir-et-Cher, où les Garand ont posé leurs caravanes. Tous les hommes sont passés par la case prison. Souvent pour des délits mineurs : ils tombent pour quelques semaines, finissent par sortir, recommencent. Aurélie, une des filles de cette famille de voyageurs semi-sédentarisés, a observé leurs peines s’additionner, puis s’allonger années après années. Et c’est la vie. « Ce qu’on a toujours connu. » Elle tire une longue bouffée de cigarette, accoudée à l’une des fenêtres hublots. « Comme si on ne valait pas mieux. Comme si on attendait ça de nous. C’est bête. »

Alors ils s’en accommodent, jusqu’au drame du 30 mars 2017. Ce jour-là, son frère Sonny sort tout juste de cabane. Pour fêter ça, s’organise un barbecue. L’aîné, Angelo, est lui en cavale depuis six mois. Il n’est jamais rentré de permission et traîne dans les parages, sans réellement se cacher. Pendant le déjeuner, le GIGN de Tours débarque. Ils le cherchent. L’homme de 37 ans est abattu de cinq balles dans le thorax.

« C’était là, dans la grange »

Le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale arrive « comme des brutes », arme au poing, raconte la famille. « À terre, à terre », mime Maurice Garand, avant de reprendre son souffle et de s’engouffrer dans le « chalet », le cabanon en bois des parents. Le père en revient avec une sonde nasale à oxygène, avec deux tuyaux qui débouchent sur une petite machine posée sur roulettes qu’il traîne derrière lui. La faute à son emphysème, une maladie pulmonaire. « C’est comme une bagnole qui n’a plus d’essence : ça tombe en panne sans. » Lorsqu’il est plaqué au sol par les agents, mains attachées dans le dos, il ne l’a pas et la réclame. Mais ça n’est pas le moment. Ils veulent Angelo. Lui les a vus arriver de loin et a filé se cacher, sans que personne ne s’en aperçoive.

Le père devant la grange. / Crédits : Yan Morvan


Chez les Garand. / Crédits : Yan Morvan

Son bouc blanc et ses tatouages sur les bras donnent au père un air de rockeur fatigué. Dans son récit, il s’arrête pour s’avancer dans la « grange », comme ils l’appellent tous ici. Une maisonnette en pierres mal isolée de quelques mètres carrés où sont entassés du matériel de jardin, des jouets d’enfant et quelques planches en bois. Une seule entrée, aucune issue. Large d’épaules dans son marcel noir, Maurice fait un tour sur lui-même, avant de lever les yeux. « Ça s’est passé là. » La cachette d’Angelo est presque parfaite. « Il est où ?! », hurlent les agents. « On me demande de la fermer depuis tout à l’heure, alors je la ferme ! », rétorque la mère revancharde. Chantal Garand, petite dame toute mince, est maintenue à l’écart, sans menottes en plastique, comme le reste des femmes et des enfants. Après plusieurs minutes de recherches infructueuses, les militaires sont prêts à repartir. Jusqu’à ce qu’un bruit discret s’échappe de la « grange ».

Cinq gendarmes d’élite se ruent dans la petite remise. À partir de cet instant, les versions divergent. Selon les autorités, Angelo aurait eu un couteau avec lequel il aurait effectué des gestes circulaires. Un coup de taser aurait mis le fugueur dans une rage folle. Quatre balles partent et l’atteignent en pleine poitrine. L’homme serait toujours debout et de plus en plus violent. Une cinquième et dernière balle aurait terminé de l’achever. Selon la famille, le GIGN serait entré et aurait tiré sans sommation. Le voyageur est mortellement touché au cœur, au poumon, au foie et au rein. Il décède sur le coup.

« Le gitan évadé de Vivonne »

Après les coups de feu, puis les cris, le silence de mort qui plane sur la propriété glace encore Chantal. Deux ans après, son petit-fils de 6 ans lui demande régulièrement si « la police va revenir pour nous tuer ? ». À Sylvie, une tante, elle raconte que ce n’est pas juste et comment Angelo avait le cœur sur la main. C’était aussi un bagarreur, un sanguin, un séducteur ou un coureur de jupons. Mais pour elles, c’était surtout un homme aimant. « Il était bourré de conneries. Mais il était vrai. » Assises dans le fond d’une caravane, avec un mug de thé chaud, les deux femmes se remémorent leurs souvenirs. Il n’était pas non plus un ange, il avait ses défauts, Chantal le sait, mais il était le premier à la défendre à la maison. Elle n’était pourtant pas sa mère. Le garçon est né d’un autre mariage. Mais Angelo l’a toujours appelée maman. « Je ne lui ai jamais demandé ! On était proches. » Il lui téléphonait de prison, pour avoir des nouvelles de son opération et de sa santé. Chantal a également une maladie pulmonaire. Elle soulève sa marinière, les grandes cicatrices qui longent le dessous de ses seins en sont un rappel quotidien. « Après, il me disait : “Tu m’enverras un peu de sous et des timbres. Ne le dis pas au daron. J’ai plus de tabac, c’est la misère”. »

La mère. / Crédits : Yan Morvan


Les Garand. / Crédits : Yan Morvan

Depuis sa première peine, à ses 22 ans, pour conduite sans permis et bagarre, il vivait en partie au crochet de sa famille. Manque de travail. Sur 14 ans, il effectue en cumulé 13 années de prison. « Tu tombes une fois, t’es dans un cul-de-sac. » Le fatum irrépressible. Aurélie se frotte les mains. Dehors, l’hiver est tombé et une bruine glacée refroidit la caravane.

Ses pommettes rougissent de colère lorsqu’elle se remémore les articles qui racontent la mort de son frère. Les premiers jours, personne n’interroge la famille et seule la version des forces de l’ordre est rapportée. Dans la presse, Angelo devient « le détenu en cavale abattu ». Dans les premiers papiers, il n’a souvent pas de nom. Il est le « gitan évadé de Vivonne ». Un multirécidiviste avec un passé de toxicomane, contre lequel le parquet de Blois a ordonné l’ouverture à titre posthume d’une procédure pour « violence sur dépositaire de l’autorité publique n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail ». Charges immédiatement classées sans suite « du fait (…) du décès ». Mais qu’importe, le portrait est tracé : « le dangereux criminel qui a mérité son sort », résume avec ressentiment Aurélie : « Et la victime est devenue le coupable. »

« Ces voleurs de poules »

« On n’est pas traités comme monsieur Dupont ou Dubois. Nous on est les Garand, des gens du voyage. Est-ce qu’on est même considérés comme Français ?! » Aurélie a le sentiment que la justice, comme tout le reste, est contre eux. Elle a souvent aidé Angelo empêtré dans des procédures judiciaires. À l’époque, elle entend leur propre avocat commis d’office expliquer dans sa plaidoirie qu’« Angelo n’était qu’un pauvre voleur de poules » et que « ces gens-là ne savent pas ». Pendant longtemps, ça a été leur blague. Elle a appelé son frère « le voleur de poules ». Ils ont endossé l’étiquette qu’on leur avait collée. Puis la frustration est montée. Et Aurélie ne l’a plus accepté, maintenant qu’elle espère plus pour ses enfants. « Je veux qu’ils aient les mêmes chances que tout le monde. » Elle en a trois, de 6, 9 et 11 ans, et les poussent à l’école pour qu’ils apprennent à lire et à écrire. Aurélie n’a pas eu cette chance, elle a été déscolarisée à l’âge de 12 ans pour s’occuper de Chantal qui était malade. Elle voudrait que la malédiction s’arrête pour ses garçons :

« Avant la mort d’Angelo, on trouvait ça normal d’aller en prison. »

Aurélie a vu son père y passer ausi. « Mais il se l’était déjà fait deux fois cette fromagerie ! Je lui avais dit que c’était une mauvaise idée », intervient Chantal. Avec deux amis, Maurice décide de cambrioler une fromagerie. Pour la troisième fois. Il fait nuit. Les trois voleurs entrent et, sans aucun intérêt pour la caisse, se mettent à goûter les fromages pour savoir lesquels emporter avec eux. « Ah c’est sûr qu’ils sont bons ces fromages ! Hein ils sont bons ? » Aurélie et Sylvie opinent. « Ah oui oui ! » Manque de bol, l’alarme se déclenche et chacun s’enfuit dans une direction différente. Sans frometon, aucun. Les deux autres sont attrapés en voiture. Maurice se lance dans une course-poursuite et arrive jusque chez lui. Le père sort une arme et tire en l’air. « Je ne sais toujours pas pourquoi il a fait ça », commente Aurélie en se tournant vers sa mère. « Il avait bu », répond l’autre en mimant une bouteille qu’elle boirait au goulot. Elle ajoute : « Du coup, en prison, on lui envoyait du fromage de chèvre de cette fromagerie. »

« C’est une exécution »

Depuis qu’il n’était pas rentré de permission, Angelo vivait lui dans sa voiture, à droite à gauche. Elle est d’ailleurs toujours sur la propriété, les couvertures laissées comme s’il s’était levé le matin même. La pénitentiaire lui avait accordé une journée pour rendre visite à sa famille. « Il n’était pas “évadé”, comme certains le disent. Il a eu une permission et on n’en donne pas à un homme dangereux. » Il ne se cachait pas vraiment, assure Aurélie. Il baissait la tête lorsqu’il croisait des gendarmes. La famille s’interroge : pourquoi envoyer le GIGN cagoulés, toutes armes dehors, pour le cueillir ?

Aurélie. / Crédits : Yan Morvan

Henri Lenfant, le 28 septembre 2018, a connu le même sort qu’Angelo. Le voyageur a été abattu de trois balles, dont une mortelle dans la nuque, par le GIGN de Reims. Depuis 2016, dans un contexte d’état d’urgence, des antennes régionales de ces groupes d’intervention d’élite ont été créées. C’est celle de Tours qui tire sur Angelo en 2017. « La possibilité qu’il se soit agi d’un entraînement n’est pas à écarter », avance une source policière dans un article de Libération. En d’autres termes, les gendarmes auraient pu intervenir pour se faire la main entre deux missions, comme peuvent le faire d’autres compagnies d’élite, précise le quotidien en 2017. « Et de manière tout à fait normale, on choisit des gens du voyage pour s’entraîner », tacle, cynique, Munia. La grande femme aux cheveux crépus en bataille fait partie des militants antiracistes historiques du coin. Avec Aurélie, elles se sont rencontrées après que la soeur a partagé une vidéo sur les réseaux sociaux, quelques jours après le drame. Face caméra, les yeux mouillés et la voix rongée par la tristesse, elle s’adresse au préfet de police :

« Vous parlez d’un évadé qu’il aurait fallu neutraliser. C’est faux ! C’est une exécution ! Rien d’autre. »

La prise de parole est fortement relayée, notamment par une partie de la communauté des gens du voyage, mais aussi des collectifs anti-violences policières. Aurélie est mise en relation avec Urgence notre police assassine et Amal Bentounsi, puis le collectif Adama et Assa Traoré. La voyageuse organise des manifestations et des pétitions pour obtenir justice pour son frère. Elle marche aussi pour les disparus : Wissam El Yamni, Lamine Dieng, Babacar Gueye, Ali Ziri, Gaye Camara ou Adama Traoré. « Et tu es tristement entrée dans la grande famille des victimes de la violence et du racisme d’état », chuchote presque Munia, qui est depuis devenue une proche de la famille. Ces derniers ont porté plainte contre les deux tireurs du GIGN. Une première juge a décidé de leur mise en examen, contre l’avis du parquet. Un second a prononcé un non-lieu et les gendarmes n’ont donc jamais été jugés. En appel, pour la première fois, la loi L435-1 – qui légitime l’usage d’une arme à feu par les forces de l’ordre – a été appliquée et a confirmé ce non-lieu. Aujourd’hui, la famille tente le tout pour le tout en cassation, pour contester cet arrêt.

Depuis 2017, la vie d’Aurélie a bien changé. La blonde se remémore en boucle les derniers mots d’Angelo, avant qu’elle conduise les enfants à l’école et lui demande de faire attention à lui : « On court tant qu’on peut ». Elle lui répétait pourtant que ça n’était pas une vie, de cavaler et de se cacher comme il le faisait :

« Depuis sa mort, je me dis que peut-être il avait raison. Rien d’autre ne s’offrait à lui à part la prison. Il était coincé. Et aujourd’hui, je crois que je le comprends et que je ne lui en veux plus. »

RELIRE NOTRE ENQUÊTE : En 10 ans, 47 décès liés aux violences policières, aucun fonctionnaire en prison