Depuis 10 ans, Roubaix, cité ouvrière déshéritée, attire la crème de l’industrie numérique. Une reconversion qui ne profite que peu aux Roubaisiens. Désormais, deux mondes se côtoient sans se comprendre.
Roubaix (59) – Romain Brasier vient d’emménager à Roubaix, à quelques encablures du quartier du Pile. Originaire de Cambrai, le trentenaire trouve beaucoup de charme au coin. Au grand étonnement de ses proches. « Mauvaise idée », lui ont-ils dit. Surtout dans ce secteur, l’un des plus modestes de la ville. « Oui, ils ont des singes et des perroquets ici. Et ils dealent. Mais ils disent bonjour. Pas comme mes anciens voisins », juge-t-il en haussant les épaules. L’homme aux grandes lunettes noires et à la coupe de cheveux proprette est développeur web pour Ankama. Une boite de création numérique incontournable sur le marché du jeu vidéo français. 50 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Une « pépite nordiste » - titre Challenge – confortablement installée dans « la Silicon Valley des Flandres ».
StreetPress a décidé de tirer le portrait de Roubaix, à travers une série d’enquêtes et de reportages.
Episode 1 :
Je suis une petite-fille de rapatriés d’Algérie
Episode 2 :
L’Alma, l’utopie loupée de Roubaix
Episode 3 :
À Roubaix, « la Silicon Valley des Flandres » peine à intégrer les habitants
Depuis une quinzaine d’années, une nouvelle industrie de pointe, rayonnante et made in France, occupe les anciennes usines de textile de la cité industrielle déchue, où 45% de la population vit encore sous le seuil de pauvreté. Cinéma, effets spéciaux et images de synthèse, jeux vidéos, ou encore e-commerce et service de cloud computing… Tous s’installent à Roubaix. Parfois en raison d’un attachement profond au coin. Souvent pour profiter de la zone franche urbaine et des réductions fiscales liées. S’ajoutent les prix cassés de l’immobilier dans un coin idéal quand on travaille sur le marché européen. Une aubaine pour les entreprises, qui fait le bonheur des élus locaux, soucieux de relancer l’économie locale et de gommer l’image maussade de Roubaix. « La ville la plus pauvre de France » voudrait se reconvertir dans le numérique et attirer une nouvelle population hautement qualifiée. Et ça marche, dit-on. Une « success story à la sauce ch’ti », écrit la presse.
Pourtant, certains restent sceptiques. « C’est beaucoup d’investissements qui pourraient aller ailleurs », commente Nassim Sidhoum, étudiant et militant des quartiers populaires, qui juge que cet écosystème d’innovation et de start-ups ne bénéficie pas aux Roubaisiens. « Il y a deux mondes qui coexistent et qui ne se touchent que très rarement. » Avant de citer son comparse militant Ali Rahni :
« Roubaix, c’est à la fois Harlem et la cinquième avenue. »
Pôle d’excellence numérique
« Il y autant de chômeurs ici que de gens qui viennent travailler », estime, lucide, Emmanuel Delamarre. Depuis un an et demi, il est directeur de la Plaine Image, un des pôles d’excellence les plus importants de la métropole lilloise. 125 entreprises occupent 40.000 m2 de bureaux flambant neufs, posés entre le canal de Roubaix et le quartier de la petite Italie. Un espace qu’occupait l’usine Vanoutryve, où 3.000 ouvriers produisaient chaque jour des tonnes de tissus d’ameublement. Jusqu’au déclin de l’industrie textile, autour des années 70’. Lorsque les pouvoirs publics décident de réhabiliter cet espace de cinq hectares, début 2010, il ne reste que des bobines de fils poussiéreuses et des paniers en osiers usés. « Nous sommes un acteur de la rénovation urbaine », raconte le directeur. L’inauguration du premier bâtiment de la Plaine Image est célébrée en 2012. Aujourd’hui le pôle regroupe des boîtes spécialisées dans « l’industrie créative » de pointe : audiovisuel, réalité virtuelle, jeux vidéo, animation…
Juste à côté, Le Fresnoy – cinéma historique de Tourcoing – est devenu le Studio national des arts contemporains. Il se veut - humblement - à la fois une « Villa Médicis high tech, un Bauhaus de l’électronique, un Ircam des arts plastiques », comme l’a déclaré le directeur Alain Fleischer. Pictanovo, installé de l’autre côté du canal, se spécialise dans la production audiovisuelle et cinématographique. Baron Noir, Bienvenue chez les Ch’tis, Dunkerque, Les petits meurtres d’Agatha Christie, La vie d’Adèle, sont autant de productions à avoir transité par leurs studios.
Aujourd’hui, le petit quartier de la tech et de l’arty roubaisien est reconnu dans toute l’Europe. Un rayonnement qui attire de très jolis profils, assure Emmanuel Delamarre, pas peu fier. Ils sont 1.800 personnes – CSP+ pour la très grande majorité – à venir y travailler quotidiennement. « Très peu de gens habitent en hyper-proximité », concède-t-il.
Le travail en navette
Ces cadres dynamiques préfèrent souvent Croix ou Marcq-en-Barœul, communes plus huppées et limitrophes de Roubaix. « Ils sont effrayés par la mauvaise image du coin », commente Tarak Aoufi en faisant la moue. Le bonhomme porte un élégant costume rayé, des cheveux mi-long gominés. Il est responsable communication d’Ankama. Installé à la Plaine Image, le groupe indépendant s’est fait connaître avec ses jeux vidéos Dofus et Wakfu. 300 personnes y travaillent. Une étude de géolocalisation d’entreprise a montré que les salariés vivent à plus de trois kilomètres des bureaux.
Tarak Aoufi travaille chez Ankama. /
Crédits : Yan Morvan
« Je me souviens d’un slogan du FN, quand j’étais petit : “De Marseille à Roubaix, territoires occupés”. Ça laisse des traces. » Tarak est un Roubaisien pure souche. Il y est né, y a grandi et, quand l’occasion s’est présentée, il y a acheté plusieurs appartements. « Je suis très attaché à mon territoire », explique-t-il simplement. « Pour parler crûment, j’aime qu’il y a de tout : des noirs, des arabes, des asiat’, des musulmans, des cathos… » Ici, il sait aussi son pouvoir d’achat énorme. Si le « multiculturalisme heureux » plaît à Tarik Ouafi, il reconnaît que le brassage social est difficile. « Les gens ne se parlent pas et ne se rencontrent pas », regrette-t-il. À 8h du matin, la plupart des salariés descendent à l’arrêt de métro Alsace, à deux minutes à pied. Ils foncent à la Plaine, souvent le seul endroit de Roubaix qu’ils connaissent.
De l’autre côté de la ville, à la frontière avec la commune de Wattrelos, dans la bien nommée « Roubaix Valley », le constat est le même. Dans ce quartier, on trouve quatre des six datacenters d’OVH, le leader européen du cloud. La quasi totalité des sites internet d’Europe – dont StreetPress – sont hébergés chez ce géant du numérique, discrètement installé dans le Nord depuis ses débuts en 1999. Sur les 2.200 salariés, 1.000 travaillent à Roubaix. Tout ce petit monde arrive chaque matin au métro Eurotéléport, à 25 minutes à pied des locaux. Alors l’entreprise a mis en place des navettes réservées aux employés. « On s’est demandé si on ne créait pas une société autonome. On ne sait toujours pas si c’est une bonne ou une mauvaise idée… », s’interroge-t-on chez OVH.
Ouvrir l’innovation
Dans le coin, Octave Klaba, fondateur d’OVH, est un modèle de réussite. Celui qui a monté une multinationale puissante et successful à partir de rien et, surtout, depuis Roubaix. Ce fils d’immigrés Polonais y emménage à l’âge de 17 ans, en 1990. Il ne sait pas parler français et tombe au collège, en classe de cinquième, avec des élèves beaucoup plus jeunes que lui. Désocialisé, timide, il se réfugie dans ses cours de techno. Des années plus tard, il devient un pionnier du web et concurrence Google, Amazon, Microsoft et le Chinois Alibaba. Impossible pour StreetPress d’attraper le « Ch’ti de la tech », comme il est surnommé, avant qu’il ne décolle pour le Texas, où il a emménagé avec sa famille.
S’il compte étendre son business outre-Atlantique, ses usines, elles, resteront dans le Nord. 20% des effectifs de l’entreprise y travaillent. Elles ont récemment été délocalisées de Roubaix vers Croix, à moins de cinq kilomètres, pour des questions d’espace. C’est son père, Henryk Klaba, qui gère toute cette branche industrielle. Le service communication assure que les Klaba « voudraient embaucher localement ». Et puis l’exemple fuse : « OVH a recruté le SDF [Alexandre] qui cherchait du travail dans la Voix du Nord ». Les Klaba souhaiteraient investir dans Roubaix, nous explique-t-on. Mais, en 20 ans d’existence, peu de choses ont été mises en place et peu de Roubaisiens rejoignent ses rangs.
Le directeur de la Plaine Image, Emmanuel Delamarre, voudrait lui aussi ancrer localement son pôle d’innovation :
« Lorsque je suis arrivé, il y avait des clôtures tout autour de la Plaine Image. Je les ai fait tomber. »
Depuis, la grande place entre les différents bâtiments de la Plaine, partagée entre herbes et béton, est accessible à tout le monde, riverains comme salariés. L’été, des enfants viennent y faire du vélo et jouer au foot. Des anciens y passent le temps en discutant sur un banc au soleil. Le parking, le restaurant du coin, tout est ouvert. L’ancien prof de la prestigieuse EDHEC business school a également mis à disposition une partie de ses locaux. Dans le bâtiment principal, nommé l’Imaginarium, un café ainsi qu’un espace de cowork sont à disposition. Bureaux imitation table de ping-pong, décorations en bois à la fois brute et futuriste, une énorme game boy de plusieurs mètres de hauteur dans l’entrée… La déco est percutante et peut être un peu intimidante. Force est de constater que seuls les salariés et les étudiants du coin pointent le bout de leur nez. Il commente :
« On a fait le choix de créer du lien. Je préfère qu’on teste des trucs, quitte à se planter, que de ne rien faire. Ça n’est pas magique, on n’est pas dans un Disney. Mais rendons ce coin sexy ! »
Une discussion compliquée
« Le problème, c’est que les Roubaisiens ne sont pas à l’aise avec tout ça. Ça ne leur ressemble pas. C’est assez violent de s’y confronter pour eux », juge, concernée, Paula De Almeida. Tirée à quatre épingles, élégante, la cadre dynamique revient de 18 ans à Londres. Coquette, elle s’excuse d’abuser de termes en anglais, le français ne lui revenant pas encore tout à fait. Elle est chargée de mission pour Sesame, l’association d’entreprise d’Ankama. C’est la femme d’un des trois patrons, Céline Roux, qui en est présidente et fondatrice. « Quand elle a emménagé à Roubaix, elle a voulu créer quelque chose pour aider la communauté. » Soutenue par la société, Sesame organise différentes activités et missions dans le quartier, du club de lecture en plein air pour les enfants, à la création de fresques de rue. « Quant à la crèche d’entreprise, elle a 40 places dont dix pour les gens du quartier », ajoute Marie-Alix Bouche, qui est « en charge des services généraux et vie » à Ankama.
Emmanuel Delamarre est directeur de La Plaine Image. /
Crédits : Yan Morvan
Marie-Alix, Romain Brasier le développeur, Tarak Aoufi et d’autres salariés d’Ankama, ont ponctuellement pris part à des actions d’intérêt général dans Roubaix à travers cette association. Paula a par exemple participé aux réparations de la devanture d’un centre social. Romain Brasier est, lui, très porté sur l’écologie et le développement durable. Tout comme la mairie qui voudrait faire de la ville la championne du zéro déchet – soit prendre des habitudes éco-responsables et jeter le moins de choses possibles à la poubelle. Alors, le World Clean Up Day 2018 – journée mondiale de ramassage des déchets sauvages – a été un grand moment pour la mairie de Roubaix. Très investie, elle a fait appel à une dizaine d’entreprises, dont Ankama, pour participer au nettoyage de la ville. « Mais notre présence n’était pas forcément la bienvenue… », se rappelle Paula, à la fois gênée et dans l’incompréhension. Son équipe est envoyée dans un quartier qu’ils n’ont jamais fréquenté. Avec leur sac-poubelle, ils ramassent les mégots et ordures par terre. Devant les regards incrédules des Roubaisiens, jamais informés de cette action. « Ça vous plairait que des étrangers balayent devant votre porte comme si vous ne saviez pas le faire seul ? », interroge StreetPress. D’abord surpris, puis penauds, les salariés concèdent que cette action était peut être un peu maladroite. Ajoutant que la mairie aurait pu faire son travail de communication.
« Il y a plein de trucs trop bien à Roubaix, mais personne ne nous en parle. Il n’y a de communication sur rien », commente avec une pointe d’énervement Lyna, 25 ans. La Roubaisienne est plus connue sous son pseudo de rappeuse, PunchLyn. Engagée dans différentes associations culturelles, elle essaie de donner des perspectives aux jeunes du coin, tout en enchaînant les jobs de serveuses à droite à gauche. Elle l’assure :
« Personne ne nous invite, comment se sentir la bienvenue ?! »
Tout n’est pas négatif, certaines initiatives fonctionnent. La Condition Publique, lieu culturel emblématique de la ville, a été retapé récemment. Régulièrement, Lyna y joue et occupe la scène. « Mais les quartiers ne sont jamais au courant que ça se passe. » La salle multisport de la marque Kipsta rameute un peu plus de monde. La filiale de Décathlon – magasin né et toujours basé dans le Nord – a réhabilité une des usines située au bord du canal, il y a quatre ans. Y sont installés des bureaux, mais également plusieurs terrains multisports. Les riverains passent régulièrement les portes, pour un five ou un basket. « On a toujours été une marque de proximité. C’est plus simple de passer le pas. C’est du sport, pas une start-up », rebondit Yann Amiry, qui gère les stratégies réseaux sociaux de Décathlon. Il habite à Roubaix et fréquente régulièrement la salle.
Alphabétisation VS formation de pointe
« Le public roubaisien est un public particulier. Il faut aller le chercher, parfois lui redonner confiance. » Yamina Azizi parle d’expérience. Depuis 2001, elle travaille à l’Adep – Association pour le Développement de l’Éducation Permanente – qui propose depuis plus de 20 ans différentes formations aux habitants. Subventionnée à hauteur de 142.000 euros par an, l’asso fait partie des plus grandes structures de la ville. « La mairie nous demande de plus en plus de travailler sur l’emploi et l’insertion professionnelle », raconte la directrice d’une voix fluette. Elle replace timidement une mèche brune et ondulée derrière son oreille. Passionnée, elle sourit lorsqu’elle revient sur l’histoire de l’Adep, autour du début du 19ème siècle. À l’époque, la structure donne des cours de promotion sociale aux ouvriers, qui venaient se former les week-ends pour évoluer dans leur métier.
Yamina Azizi est directrice de l'ADEP. /
Crédits : Yan Morvan
Aujourd’hui, le plus gros du travail de l’association tourne autour des savoirs de base : l’alphabétisation, l’apprentissage du français et les mathématiques. 200 personnes passent par ses salles de classe tous les ans. « Ça forme énormément de monde, mais c’est beaucoup plus long à l’emploi », fait remarquer la directrice en faisant référence aux nouvelles formations, orientées - bien sûr - vers le numérique. Depuis 2015, Simplon a débarqué à Roubaix. Ce programme d’apprentissage de la programmation et du numérique né à Montreuil (93), s’est exporté un peu partout en France. Deux promotions sont passées par l’Adep. Entre 80 et 90% des apprenants ont été embauchés à la sortie. Un programme qui coûte 112.000 euros par an à la fonction publique territoriale - dont un mécénat important d’OVH pour le lancement -, pour « 60 Simplonistes ». Trois fois moins que pour les savoirs de base.
« La priorité devrait être la lutte contre le chômage et pour l’éducation », assure Nassim Sidhoum, le militant du Pile. Ajoutant :
« L’ambition de la ville ? Créer un énorme bassin d’emplois. Mais c’est compliqué de faire en sorte que les Roubaisiens soient embauchés. Alors elle espère que la nouvelle population, qui vient travailler, s’installe également. D’où la rénovation urbaine. C’est une sorte d’abandon. »
Relire notre article sur la rénovation urbaine à Roubaix : Le quartier de l’Alma, utopie ratée de Roubaix
La mairie n’a, cette fois encore, pas souhaité répondre à nos questions.