Pauline Duarte est une enfant du rap. Elle a grandi à Sarcelles, collée aux basques de Stomy Bugsy, son grand frère. A 37 ans, elle dirige le label Def Jam France. Seule femme noire à occuper un tel poste dans l’Hexagone.
Octogone. Booba. Kaaris. Des mots sur toutes les lèvres depuis quelques semaines. Et difficile de savoir ce qu’en pense Pauline Duarte. La grande brune frisée gère la stratégie marketing du nouvel album de Kaaris, Or Noir 3. La querelle médiatique entre les deux rappeurs intervient en pleine promo. « Nous, on s’occupe de la musique », évacue-t-elle espiègle, en sirotant une tisane à la camomille, dans un coquet bistrot du Vème arrondissement. De « la bagarre », ils en ont parlé. Elle l’a évidemment conseillé. « Ça restera entre lui en moi. » Souriante, mais ferme. Avant de lâcher dans un rire :
« En réalité j’ai tellement de blagues en stock sur cette histoire, mais ma position m’empêche de les lâcher. C’est terrible ! J’avais tellement envie de poster mon selfie avec l’énorme m&m’s du Duty Free d’Orly sur insta… »
À 37 ans, Pauline Duarte vient d’être promue boss de la mythique maison Def Jam France. Faisant d’elle la première femme à la tête d’un label de rap. Un symbole pour beaucoup. « Alléluia ! C’est la fierté des nôtres » lâche Alonzo, artiste avec qui elle travaille depuis bientôt six ans :
« Première femme, noire, issue de zone sensible, et surtout amoureuse du rap depuis toute petite, avec son frère Stomy Bugsy. Elle a tous les atouts pour faire du bien à Def Jam et au rap. »
Dans le milieu, Pauline est connue pour être la petite sœur du rappeur du Ministère A.M.E.R. « C’est lui qui m’a fait tomber dans la marmite. Je le suivais partout, de ses galères à Sarcelles jusqu’à ses concerts sold out », raconte-t-elle. « Elle vient de la rue, elle sait ce que c’est de galérer… Ça crée quelque chose entre elle et ses artistes », renchérit Alonzo. Fif Tobossi, co-fondateur du média Booska-p, n’hésite pas une seconde sur la comparaison :
« Tu vois Cersei dans Game of Thrones ? C’est Pauline ! Aussi déter’, aussi sûre d’où elle veut aller. »
Label mythique
Pauline Duarte rentre d’un déjeuner avec Kaaris, quand elle rejoint son équipe, au rez-de-chaussée de la firme internationale Universal. La major concentre 45 % du business de la musique en France. « Il avait une interview avec Le Parisien, puis avec Paris Match. Ni les médias avec lesquels on a l’habitude de travailler, ni les plus bienveillants pour commencer une promo… » Mais le probable combat avec Booba ouvre des portes et lui permet de toucher un public plus large.
(img) La Cersei de Def Jam
« On voit souvent Pauline. On est assez proche. Même si elle tient la barque, c’est une directrice présente », commente YL, lui aussi en promo pour son premier album, Nyx & Érèbe. Il est en interview avec Rapelite, dans le bureau de la patronne, lorsque cette dernière passe une tête pour vérifier que tout se passe bien. Les murs sont couverts de disques d’or : Lacrim, SCH, Kalash Criminel, Alonzo, et même Beyoncé dont Pauline s’est occupée de la promo française pendant six ans. De quoi faire rêver le rappeur marseillais de 22 ans, qui a privilégié Def Jam à d’autres propositions. « Je voyais ma place là, pour le prestige du label. » Alonzo, Kaaris, IAM, Mac Tyer, Rémi ou Koba LaD ont tous choisi son écurie, plutôt spécialisé dans « le rap de rue », comme dit Pauline :
« On veut que du sale ! »
Signer les rookies
« Même Pauline est en promo maintenant », chambre son équipe, lorsqu’elle se prépare pour le shooting de StreetPress. Ils sont une dizaine à l’entourer. Tous des hommes. La plupart ont entre 20 et 30 ans. La cheffe répond à la blague par une grimace. Sweat à capuche Givenchy, slim noir, baskets, Pauline a tout de la boss sympa. Humour et vannes inclus. « Dans sa tête elle a 14 ans », plaisante Benjamin Chulvanij, grand patron de Barclay et de Def Jam. Il ajoute, dithyrambique :
« Elle a réussi à construire un vrai esprit de famille avec les gens du label et les artistes. »
C’est lui qui lui a offert sa promotion. Après neuf ans chez Columbia – label de Sony Music Entertainment – et un peu plus d’un an chez Believe Recordings, Pauline débarque chez Def Jam en 2013. « Chulvanij lui a dit dès son arrivée qu’il était dans une logique de méritocratie. Pauline savait que si elle charbonnait, elle arriverait là où elle est aujourd’hui », raconte son collaborateur et meilleur ami Yoan Prat, co-fondateur de l’agence Yard :
« Elle a construit une équipe de passionnés, avec des jeunes, noirs et arabes, hyper connectés et sur le terrain. »
Une évidence pour Laurent Bouneau, directeur général des programmes de la radio Skyrock : « Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes émerge. Les Koba LaD, RK, Maes, Ninho, etc. Tout va très vite, il faut suivre et gérer cela. Là se trouve tout le challenge pour les dirigeants de label urbain. » Sa prise de poste commence sous les meilleurs auspices, avec l’explosion de son petit protégé, Koba LaD. 18 ans et disque d’or. Une jolie signature, pas forcément aisée à obtenir au vu de la concurrence, raconte l’intéressée. Le rap est à la mode et une multitude de labels spécialisés dans les musiques urbaines ont émergé :
« Hier j’étais en rendez-vous avec un artiste de 17 ans, hyper prometteur. Believe, Arista – label de Sony Music – et Rec. 118 – label de Warner – étaient déjà sur le coup. »
Koba LaD disque d'or. / Crédits : DR.
Une butée
Dans l’entrée d’Universal trône une gigantesque affiche de Maes. Artiste qui lui est passé sous le nez. Pauline raconte les contrats loupés à la manière des mauvais joueurs, avec une pointe d’agacement dans la voix :
« Il est proche de Booba, il l’a suivi dans son label. Ça s’est vraiment joué à rien au dernier moment. J’avais tellement les boules ! »
Booba encore. Comme une enfant, avec des trémolos dans la voix, elle avoue être une grande fan. « J’assume, je m’en fous : j’étais amoureuse de lui », rigole-t-elle. Dans ses anciens bureaux, elle avait même un poster dédicacé.
Que des disques d'or dans ma team. / Crédits : Pierre Gautheron
Tous ses collaborateurs l’assurent, Pauline est une fan inconditionnelle de rap. « C’est un bébé du rap », renchérit Stomy Bugsy, son grand frère, de 9 ans son aîné. « Je suis butée à la musique West Coast à cause de lui », sourit Pauline.
Old school
Dans les années 1980, la famille Duarte vit à Sarcelles, dans un appartement modeste. « C’était la hess », balance Pauline, dernière d’une fratrie de cinq :
« Quand tu croises des camés avec des seringues sur le chemin de l’école, ça forge le caractère. »
C’est son grand frère qui l’habille, la coiffe et l’emmène à l’école quand les parents, immigrés capverdiens, travaillent. Les deux enfants arrivent souvent en retard et trouvent régulièrement portes closes. « Alors je la portais au dessus du portillon et je lui disais de courir en classe. Et je filais aussitôt pour que les instits n’aient pas le temps de m’engueuler », se souvient Stomy Bugsy. Et quand l’école est finie, ce dernier l’emmène dans les terrains vagues et les squats de la ville, où il danse, graffe et rappe. La petite fille aux deux couettes et en robe se retrouve avec les B-Boy. Stomy se souvient :
« Je regrette de l’avoir traînée dans toutes mes galères. C’était une petite poupée qui aurait dû rester au chaud. Elle, elle était dehors dans le froid avec nous. Quand je me faisais courser par la police, elle se faisait courser aussi… »
La dernière des Duarte le suit aussi dans son succès. « Au moment de Mon papa à moi est un gangster, j’étais la star du lycée », plaisante-t-elle. Poursuivant, cette fois plus sérieuse :
« Il nous a surtout sortis de la misère. Le frigo était plein. La maman ne s’inquiétait plus. Il m’a offert ma première voiture. C’est mon héros ! »
Tournages de clips, concerts, elle assiste aux coulisses de son ascension et découvre l’industrie musicale. À cette époque, les membres du Secteur Ä sont managés par Jean-Charles Felli. Il les suit partout, les conseille, gère les relations médias et le côté business pour eux. « Je veux faire ça », se dit Pauline. A 23 ans elle demande à son frère un coup de pouce pour obtenir un premier stage. « Je me suis grave fait pistonner et j’ai pas honte de le dire ! » Le fameux Jean-Charles Felli la prend sous son aile chez Columbia. Stomy Bugsy se rappelle :
« Mais faut pas croire, il l’a faite galérer ! Elle a commencé par les photocopies. Il en avait rien à foutre qu’elle soit ma soeur. »
/ Crédits : Pierre Gautheron
Femme de caractère
Depuis, elle s’est occupée d’artistes comme Tina Arena, Indochine, Yannick Noah ou Natasha St-Pier chez Columbia. « Elle travaillait tellement bien qu’ils n’ont plus jamais voulu la laisser partir », rigole Stomy Bugsy. Pauline n’a pas terminé ses études quand on lui propose son premier contrat. Ses parents la sermonnent. Quant au grand frère, hors de question d’intervenir. « Jamais de la vie ! Elle m’aurait égorgé avec les dents ! Depuis l’épisode du poster, je sais qu’elle est faite d’une autre matière. » Retour à Sarcelles. Dans sa chambre d’enfant, le rappeur a couvert les murs de posters de boxeurs et d’artistes US. Durant son absence, la petite Pauline, qui a moins d’une dizaine d’années alors, décide de faire une petite place pour une de ses photos dans cette mosaïque : le héros de la sitcom Sauvés par le gong, Zack. L’aîné se rappelle, amusé :
« Ce petit blond ! Juste à côté de Mike Tyson ! J’ai voulu l’enlever direct ! Et là, Pauline m’a regardé avec des yeux que je n’oublierai jamais : elle voulait ma mort. Elle a crié – à un niveau de décibels que je ne pensais même pas qu’elle pouvait atteindre – “TU LE LAISSE LÀ”. Elle m’a dé-fon-cé… »
/ Crédits : Insta @paulineduarte
Charbonner deux fois plus
Un caractère bien trempé qu’elle a conservé. « Heureusement que j’en ai ! Surtout étant une femme. Tu dois charbonner deux fois plus et être deux fois plus accrochée ! », assure la patronne. Elle ne pense pas que le rap soit un milieu plus misogyne qu’un autre. « Cliché ! C’est un système, toute notre société est misogyne. » Combien de fois elle a été qualifiée d’ « hystérique », « alors que pour un homme, on aurait dit qu’il haussait simplement la voix » ? Après un instant, elle ajoute, pensive :
« Heureusement que je suis tombée enceinte, sinon on m’aurait dit que j’avais couché pour arriver là. »
Lalibela, sa fille, est née il y a un peu plus d’un an. « La plus belle aventure de ma vie. » Une naissance qui intervient en même temps que la sortie du nouveau projet d’Alonzo. La femme du rappeur marseillais était enceinte en même temps. « Il m’a dit “j’ai la même à la maison, je sais que vous n’êtes pas handicapées hein” ! » Jusqu’à son dernier mois de grossesse, elle continue les rendez-vous. Un attachement parfois même effrayant :
« Sur la table d’accouchement, j’envoyais des messages whatsapp et je suivais le tournage d’un de ses clips. »
/ Crédits : DR.
« En ayant grandi avec un artiste, je crois qu’elle saisit vraiment ce qu’on peut vivre ou ressentir », confie Alonzo. Pauline s’explique :
« Tu travailles avec des personnes, pas des bouteilles d’Evian ! Une fois que tu les as signés, faut tout donner pour ces mecs. Ils t’ont confié leur vie d’une certaine manière. »
Bienveillance
Difficile de trouver quelqu’un pour dire du mal de la nouvelle boss. « Bienveillante », « professionnelle », « sympathique », « fidèle », les compliments pleuvent. « Tu peux chercher je suis clean, aucune casserole », sourit-elle. Son frère décrypte :
« Elle a beaucoup de valeurs. C’est dur de lui reprocher quelque chose. Par contre, quand sa confiance est cassée, c’est fini. Elle pardonne, mais n’oublie pas. »
« Je crois qu’elle a un côté grande soeur avec ses équipes et ses artistes », complète son ami Yoan Prat, qui la considère lui même comme une mère. « Je suis un peu fou, elle me recadre. Elle est posée, réfléchie, c’est une daronne. » Pauline abonde, qualifiant tous ces traits de caractères commes ses « atouts féminins ». Dont elle n’hésite pas à user en négociation, lorsqu’elle veut signer un nouvel artiste :
« Quand les gens parlent d’argent, je parle d’émotions, de douceur, de faire les choses ensemble. Je ne mens pas, je leur dit “on va travailler comme des fous, mais on sera toujours là pour toi”. »
Au Panthéon du rap. / Crédits : Pierre Gautheron
Mais à la première erreur, le discours est tout trouvé : « c’est une femme, elle ne sait pas gérer autant de responsabilités ». Pauline Duarte compte sur son travail et sa détermination. « De toute façon, je suis obligée de réussir. J’ai tellement galéré et je suis tellement attendue. Il faut montrer que des femmes existent à des postes exécutifs. Pour toutes mes soeurs. » C’est d’ailleurs pour ça qu’elle a accepté ce portrait. Son premier en 15 ans. Pour une fois, la femme de l’ombre, aux manettes de dizaines de carrières, a accepté de se raconter. Mais pas facile de lâcher prise pour la professionnelle des stratégies marketing :
« Par contre, je peux voir les photos ? Non ?! Sérieux ? Allez s’il-te-plaît ! T’es sûre que mes cheveux étaient bien au moins ? »