À la sortie du métro La Chapelle, chaque jour, une trentaine d’exilés dealent des clopes à la sauvette. Fournisseurs, clients et policiers: Hassan nous raconte les coulisses de ce petit business.
Métro La Chapelle, Paris 18e – La petite place coincée entre la ligne aérienne et les artères parisiennes embouteillées est noire de monde. Coincés entre les étals posés à même le sol, le kiosque à journaux et les grilles d’un petit square pelé, une poignée d’exilés scandent en boucle « Marlboro bled, Marlboro bled ». Un trentenaire blondinet, jean et blouson d’hiver, ralentit le pas, hésitant, l’air de chercher quelque chose. Lorsqu’il me passe devant, je lui lance « Marlboro Monsieur ? ». Il se tourne vers moi et demande :
« - C’est combien?
– 5 euros le paquet.
– Ok, j’en prends deux. »
Je sors la marchandise de ma poche. Le client s’éloigne à pas tranquilles.
Ils sont une trentaine à se succéder chaque jour sur ce coin de trottoir parisien pour dealer des cigarettes. / Crédits : Fatma Ben Hamad
Ils sont une trentaine à se succéder chaque jour sur ce coin de trottoir parisien pour dealer des cigarettes. Ils sont en majorité afghans ou algériens, parfois bengalis, tous sont des hommes. Avec une moyenne d’une dizaine de transactions par vendeur et par jour, ce sont entre 200 et 400 paquets de contrebande qui se vendent quotidiennement sous le manteau à La Chapelle. Les clients sont plus nombreux depuis que le prix sur le marché légal a augmenté d’un euro. Ils sont plus diversifiés aussi, on voit même quelques filles qui s’arrêtent. Comme la plupart de ces revendeurs, je suis demandeur d’asile et depuis quatre mois ce business est mon gagne-pain. Avec Alice, journaliste, nous nous sommes rencontrés grâce au projet de radio collective Stalingrad Connection. Ensemble, nous avons décidé de raconter les coulisses de ce petit trafic (1).
Je suis arrivé à Paris en juin 2017. Un jour où je me baladais avec des amis, j’ai vu un mec vendre des cartes sim Lyca mobile. Ç’avait l’air de bien marcher pour lui et j’ai commencé à faire la même chose dans mon centre d’hébergement. Là-bas, tout le monde fumait, je me suis demandé comment me procurer des cigarettes pour agrandir mon commerce. J’ai posé la question à des résidents plus anciens que moi. « Va plutôt travailler à La Chapelle et reviens dormir ici le soir », m’a répondu Hamed, un jeune Afghan qui bossait déjà là-bas. Je l’ai accompagné une première fois, il m’a tout expliqué et je m’y suis mis.
Des vendeurs freelances
À La Chapelle, chacun travaille en tant qu’indépendant, il n’y a pas de mafias avec qui négocier et personne ne doit rien à personne. Cela n’empêche pas certains vendeurs de s’organiser. L’après-midi, le trafic bat son plein et la rue se transforme en ruche. Les Afghans naviguent par petits groupes de trois ou quatre hommes. Ils ont des visages jeunes, des coupes de cheveux impeccables et de gros manteaux pour se protéger du vent qui souffle sur ce carrefour à découvert. L’un d’entre eux se tient en retrait tandis que les autres hèlent le passant tout en discutant et en gardant un œil sur les environs. Ils sortent les paquets de leurs poches et, quand celles-ci sont vides, reviennent se ravitailler auprès de leur pote resté un peu plus loin. Cela permet d’éviter de perdre trop de matériel en cas de contrôle par la police. Les rôles tournent, pas question d’avoir un boss.
Les Bengalis et les Algériens de La Chapelle travaillent le plus souvent en solo. Les différentes communautés présentes sur place bossent côte à côte, sans se battre mais sans vraiment se mélanger non plus. C’est l’entente cordiale. Un vendeur arrive, sac à dos rempli, un sourire malicieux sur le visage. Tout le monde le salue. « Hé salut mon ami », les nouvelles s’échangent en anglais et en français, teintés d’accents arabe, dari [langue parlée en Afghanistan] ou ourdou [parlée en Inde et au Pakistan]. « Ça va aujourd’hui ? » – « Business is good ? »
Les fournisseurs
Si la vie sur le trottoir est assez libre et désorganisée, la filière d’approvisionnement est bien rodée. Tous les revendeurs et intermédiaires rencontrés nous l’assurent :
« Il y a de gros trafiquants derrière tout ça. »
Amir, beau brun aux yeux clairs qui travaille ici depuis plus d’un an rapporte la dernière rumeur en date. « Il y a une faille dans les aéroports. » Il explique que les cartouches seraient cachées en grande quantité dans des importations de produits de consommation courante, et échapperaient ainsi à la vigilance des douaniers. Ceux les faisant passer – « the big importers » – revendraient ensuite à un intermédiaire. Ces derniers sont pour la plupart bengalis. Les revendeurs se procurent leur contact téléphonique et des rendez-vous sont fixés. Ils peuvent aussi aller directement les rencontrer.
Rencontre avec un fournisseur. / Crédits : Fatma Ben Hamad
Bouda est l’un d’entre eux. Il travaille à la gare de Saint-Denis où tout le monde le connaît. Quand les revendeurs arrivent pour lui acheter des cartouches, ils le repèrent facilement dans la foule avec sa petite taille, son bonnet rouge et sa grande veste pleine de poches où cacher des paquets de Marlboro. Ce lundi, au lieu de son habituel cabas de supermarché en plastique, il traîne un grand sac de riz dans lequel il cache ses cigarettes :
« C’est 35 euros l’unité. »
Avec un prix de revente de 5 euros le paquet, 50 centimes la clope et 1 euros les trois, chaque cartouche rapporte environ 15 euros de bénéfice. Un vendeur empoche entre 20 et 30 euros par jour. Toutes les cigarettes sont des Marlboro, mais elles viennent de différents pays : le Sénégal, la Guinée, l’Ukraine, l’Algérie. Les Algériens dealent en gros des algériennes. Elles auraient meilleur goût. Elles ont la préférence des acheteurs. Les Bengalis vendent les cigarettes d’autres provenances.
Ces grossistes ne sont pas les seuls fournisseurs des vendeurs de La Chapelle. À la sortie du métro, un homme élégant s’approche d’un revendeur, ils échangent quelques mots en arabe. Avec ses chaussures de ville et sa veste bien coupée, il n’a pas l’allure classique du fournisseur de Marlboro et pourtant, trois cartouches sont calées sous son bras. Ils négocient rapidement, les billets glissent d’une main à l’autre. « Retour de vacances au bled » commente Amir. Il ajoute qu’un vieil Algérien vient parfois lui proposer des cigarettes encore empaquetées dans le colis tamponné « air mail », un moyen pour lui de compléter sa maigre retraite.
Relations paisibles avec la police
Travailler à La Chapelle c’est apprendre très vite à reconnaître et interagir avec la police. Tous les revendeurs s’accordent sur ce sujet :
« Il y a plusieurs types de policiers et il faut s’adapter. »
Trois fonctionnaires en uniformes, matraques à la ceinture, piquent un sprint vers l’entrée du métro. Ils ont surpris un jeune distrait en pleine vente. Le visage adolescent et la silhouette frêle dans son sweat-shirt à capuche beige, il leur tend ses paquets sans ciller. Ils tâtent ses poches et, ne trouvant rien d’autre, le laissent repartir, non sans avoir écopé d’un regard noir. Les revendeurs qui officiaient là ont eu le temps de cacher leur marchandise derrière une poubelle et assistent à la scène, curieux. Les forces de l’ordre n’ont pas l’air d’effrayer grand monde. Mais quand un grand type visiblement éméché passe dans le dos des trois agents et leur marmonne des insultes, il se fait immédiatement remettre à sa place par un plaquage musclé contre le mur du métro.
Ces scènes de fonctionnaires en uniforme interpellant un vendeur sont plutôt rares. Les policiers patrouillent plusieurs fois par jour. Ils se voient de loin et ne prennent que rarement un deal la main dans le sac. Selon Omar, le patron du café qui donne sur la place, la présence policière s’est renforcée depuis un an. Il se rappelle du tollé provoqué par un article du Parisien paru l’année dernière, qui décrivait le quartier comme « un repaire masculin », miné par le harcèlement de rue et dans lequel les femmes ne pouvaient plus circuler librement. « Depuis, même si les trafics continuent, on voit plus souvent la police. C’est plus calme et moi je préfère », commente l’homme derrière le comptoir en essuyant machinalement une tasse de café.
Ils semblent plutôt être là pour rassurer les riverains. Et lorsqu’ils arrivent, vendeurs et policiers jouent au chat et à la souris dans un ballet ralenti qui ne perturbe pas le trafic. Tout le monde se prévient d’un « Bay bay » en arabe ou « Orora Mamagan dee », [Frère, la police est là, en pachto]. La cohorte de vendeurs se déplace tranquillement sur le trottoir, traverse la rue puis revient quelques temps plus tard à sa place initiale. Et quand le fourgon est stationné en face du kiosque à journaux, les paquets continuent à s’échanger quelques mètres plus loin.
Civils, saisies et arrestations
La police en civil est surveillée de plus près par les dealers de clopes. Najib, un habitué aux yeux doux qui porte toujours une doudoune sur un qamis vert clair, explique :
« Quand je vends, je me concentre sur les flics. Je guette particulièrement la voiture de ceux en civil, ici nous la connaissons tous. Si je l’aperçois je redouble d’attention, parce que s’ils me surprennent ils peuvent directement venir m’attraper. »
Dans ces cas-là, Najib remet les cigarettes dans sa poche puis change calmement de rue en gardant un œil sur eux. Parfois la police arrive sans prévenir et il est impossible de fuir. Lors d’une interpellation, les policiers en civils attrapent le bras des vendeurs et accrochent au leur un brassard siglé ‘‘police’‘. « Lorsque j’étais débutant, je me suis fait avoir par un flic en civil venu m’acheter des cigarettes », rembobine Najib :
« Son équipe m’a fouillé, m’a demandé mes papiers mais comme j’ai répondu que je n’en avais pas, j’ai juste eu à donner mon nom, ma date de naissance et ma signature. Tout était faux bien sûr. »
Travailler à La Chapelle c’est apprendre très vite à reconnaître et interagir avec la police. / Crédits : Fatma Ben Hamad
Les contrôles de ce genre sont fréquents mais les revendeurs assurent que dans ce quartier, la police en civil – même si elle les empêche de travailler – est plutôt sympa voire même indulgente. Najib se marre en racontant sa rencontre avec un fonctionnaire bienveillant qui lui avait demandé « tu fumes ? » avant de lui rendre un ou deux paquets saisis, pour « sa consommation personnelle » :
« Je les ai revendus quelques minutes plus tard! »
La police nationale ne saisit pas l’argent de la vente, uniquement les cigarettes. Seuls les douanes s’attaquent au cash. Également en civil, ils viennent faire un tour dans le coin une ou deux fois par semaine. Un jour, je me suis fait prendre la main dans le sac. Ils m’ont donné un papier sur lequel était inscrit le montant confisqué « 50 euros », ainsi que mon faux nom et la date. À la différence des autres, ils parlaient plutôt bien anglais, et m’ont expliqué pour qui ils bossaient quand je me suis étonné qu’ils puissent me prendre de l’argent.
Les arrestations, sans être automatiques, arrivent. Bachar est un bon connaisseur de la question. Cet Afghan à l’allure fatiguée est un dealer régulier de clopes. Il détaille la façon dont les vendeurs ont classé les sanctions en fonction des commissariats. Les policiers de Laumière sont les plus craints :
« Ils garent leur voiture au loin, arrivent en civil et nous passent les menottes. Avec eux, c’est garde à vue pour 24 heures, puis retour dans la nature. »
Ceux de la Goutte d’Or savent tout du trafic, c’est difficile de leur faire à l’envers. Ils embarquent au poste, relèvent les empreintes des arrêtés et les relâchent au bout d’une heure après les avoir menacés d’un placement en Centre de Rétention Administrative assorti d’une expulsion à la prochaine arrestation. Aucun des vendeurs n’a jamais entendu parler d’une expulsion avérée, mais la menace du Cra est réelle. Bachar en a fait les frais : il a déjà passé 20 jours enfermé au Cra de Vincennes. Découragé pour quelques temps, il est pourtant retourné vendre. « J’en ai besoin pour vivre » lâche-t-il en haussant les épaules.
Virés de Barbès
Amir, Najib et Bachar l’assurent: « Ici on ne se bat pas entre vendeurs. » Ils racontent que la dernière fois que deux étrangers ont décidé de se castagner, tout le monde est venu s’interposer. Un Algérien les a séparés, puis leur a montré une caméra de surveillance :
« Si vous vous battez, les flics vont venir et tout le monde devra arrêter de travailler. »
Lakshan est bengali, la trentaine, beau gosse à la peau sombre, il est arrivé en France en 2004 et attend sa régularisation. Il bosse ici depuis plusieurs années. Il raconte qu’auparavant les disputes étaient plus fréquentes :
« Avant, pour garder ta place à La Chapelle, il fallait être prêt à te battre. »
Afghans et Algériens s’écharpaient pour un bout de territoire, mais un status quo a été trouvé, et désormais on s’y serre les coudes. Même pour ce grand gaillard, « travailler à La Chapelle est plus facile qu’à Barbès ». Le spot est en effet géré par quelques groupes d’Algériens plutôt violents quand il s’agit de protéger leur territoire. Les lacrymos ou les couteaux ne sont jamais loin :
« Tous les Afghans savent qu’à Barbès il n’y a pas de place pour eux. Les nouveaux préfèrent La Chapelle : Algériens, Afghans, Bengalis, ils y sont tous les bienvenus. »
À Paris, il existe cinq points de revente de cigarettes. La gare RER de St-Denis, les métros St-Denis Porte de Paris, et la Courneuve. Les deux plus importants sont Barbès et La Chapelle.
Dans ma rue
Ce quartier est devenu le point de ralliement de bon nombre d’exilés qui débarquent à Paris. « Tous les demandeurs d’asiles connaissent La Chapelle. » Najib éclate de rire en désignant les alentours. Les boutiques indiennes et sri lankaises de la rue du Faubourg St Denis et celles soudanaises de la rue Pajol sont des points de rendez-vous pour ces nouveaux arrivants. Consommateurs et commerçants parallèles, ils font vivre ce quartier et l’investissent en journée tout autant que les riverains.
Tout le monde connait La Chapelle. / Crédits : Fatma Ben Hamad
Car en plus des cigarettes, on peut aussi acheter des chaussures et des objets du quotidien : rasoirs, écouteurs, chaussettes… Les vendeurs à la sauvette proposent également du naswar, une sorte de tabac à chiquer importé d’Allemagne et du thé afghan. Quand la nuit tombe, les personnes sur la place changent. «Shayruk shayruk ! » – [médocs, médocs !] lance Mehdi, un grand gars qui affiche un air peu commode et garde dans ses poches des tablettes de tramadol et de prégabaline. Ces antalgiques et antileptiques sont aussi consommés comme drogues pour leur effet shootant. « Le shit tu peux en trouver », uniquement le soir, « mais il faut demander », complète le vendeur. Le premier qui se mettrait à chantonner « hashish, hashish ! » avec le même entrain que les vendeurs de Marlboro bleds serait embarqué immédiatement par la police, explique Mehdi.
Au lit !
Passé 22h, la plupart des vendeurs à la sauvette de cigarettes rejoignent leurs chambres d’hôtels précaires, des Cada (Centre d’Accueil pour les demandeurs d’asile), des squats ou même la rue.
Une fois ma journée finie, je décampe comme tout le monde. Si je suis content de mon chiffre, je m’offre parfois un samossa chez un épicier du quartier. En bon Parisien, je m’engouffre ensuite dans le métro et fais ma demi-heure de trajet jusqu’à mon centre d’hébergement, porte d’Aubervilliers. Dans ma petite chambre, je cuisine des plats de chez moi et pendant que le biryani mijote, je prends des nouvelles de ma famille sur WhatsApp, je lis la presse internationale. Je finis par m’endormir devant une comédie bollywoodienne ou une chaîne Youtube pour apprendre le français.
La situation de Muhammed Ali est bien plus précaire. Le jeune Afghan dort dans sa tente à Jaurès, au bord du Canal St-Martin. Dans ce campement hétéroclite composé d’igloos Quechua, de bâches et de matelas surélevés sur des palettes, habitent plusieurs centaines de personnes. Coincés entre le pont et l’humidité du bassin, leurs conditions de vie y sont très dures. « Le gouvernement français m’a abandonné » se plaint-il. Contrairement aux demandeurs d’asile aidés par l’Ofii (Office français pour l’immigration et l’intégration), il ne reçoit aucune allocation :
« Je mange grâce aux distributions de nourriture que je trouve dans Paris. Ma famille est restée en Afghanistan, elle a besoin que je lui envoie de l’argent pour vivre. »
La plupart d’entre eux n’ont pas fait d’études et vivaient déjà de petits boulots avant l’exil. Vendre ces cigarettes permet de gagner un peu d’argent, de rencontrer des gens et de passer le temps. Cette situation précaire n’empêche pas de rêver d’autre chose. Avec les beaux jours, le nombre d’exilés arrivés à Paris va certainement à nouveau augmenter, gageons qu’il y aura du travail pour eux sur les trottoirs de La Chapelle.
1. Contactée par StreetPress, la préfecture de Police n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
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