StreetPress a mis en place un petit testing pour connaître le nombre de gynécos qui refusent la complémentaire maladie universelle (CMU) dans les 6,7,8 et 16e arrondissement. Bilan : près de la moitié d’entre eux sont hors-la-loi.
« On n’accepte pas les patients de la CMU, vous voyez bien dans quel genre de cabinet on est ! » – Un samedi matin, Marion a rendez-vous dans un cabinet de gynécologie du 16e arrondissement de Paris. Immeuble haussmannien, Fip dans les enceintes, Causette sur la table : le cabinet est chic. La consultation, elle, se passe pour le mieux. La doctoresse d’une cinquantaine d’années est attentive, douce et de bons conseils. Mais au moment de présenter carte vitale et attestation de CMU-C, changement de ton :
« Ça il fallait le dire tout de suite ! »
Marion comprend qu’elle n’aurait pas été reçue si elle l’avait informée de sa situation à la prise de rendez-vous. Cette pratique est pourtant illégale. Le Code de la santé publique stipule clairement qu’un professionnel de santé ne peut refuser de soigner une personne au motif qu’elle est bénéficiaire de la Complémentaire maladie universelle (CMU-C). Le dispositif public permet une prise en charge intégrale des frais médicaux, à hauteur du barème de la sécurité sociale.
Plus de 44,5 % de refus
Le refus de prise en charge par cette gynécologue n’est pas un cas isolé. Afin de quantifier le phénomène, StreetPress a mis en place un petit testing. À partir des pages jaunes et du site de l’assurance maladie, nous avons pris rendez-vous auprès de l’ensemble des cabinets de gynécologie des 16, 6, 7 et 8e. Ces quatre arrondissements ont le revenu médian le plus élevé, selon l’atelier parisien d’urbanisme.
Au téléphone, nous précisons être bénéficiaires de la CMU-C. Si la CMU n’était pas explicitement évoquée comme motif de refus, nous avons fait une seconde tentative sans déclarer en être les bénéficiaires, afin de pouvoir dresser un tableau précis.
141 coups de téléphone plus tard, plus les rappels, les chiffres sont éloquents. 57 d’entre eux ont refusé de nous donner un rendez-vous, 71 ont accepté et 13 n’ont pas répondu, soit 44,5% de refus de prise en charge (parmi les répondants). Dans le détail, c’est le 8e arrondissement qui détient la palme avec 48,4% de réponses négatives, suivi du 16e avec 46,8, puis le 7e avec 42,1% et enfin le 6e avec 31,3 % de refus. À titre de comparaison, les 13 gynécologues du 18e arrondissement, l’un des plus pauvres de Paris, ont accepté de nous filer un rendez-vous.
En 2009, l’Institut de recherches et de documentations en économie de la santé (Irdes) avait mené un testing, selon ce même protocole, mais à partir d’un échantillon. A l’époque, 31,5 % des gynécologues de ces 4 arrondissements refusaient la CMU. En 9 ans, le taux de refus a donc progressé de 13 points. Ouch !
Ferrari et quotas
Les motifs de refus sont variés. Un homme répond qu’il est « trop vieux pour ça » alors qu’une secrétaire bredouille qu’il y a « beaucoup de patients et que les places sont chères ». Tout y passe : problème de télétransmission, paperasse, quota à la semaine… Certains nous rient même au nez. On nous redirige vers des confrères ou vers l’hôpital. On nous accepte parfois à condition que nous réglions les dépassements d’honoraires.
Une gynécologue qui a refusé de nous donner un rendez-vous se justifie lors d’un second appel :
« Je refuse de vendre mes compétences à un tarif qui dévalue mes 40 ans de métier et mes 10 ans d’études. Et quand on voit des patientes arriver en Ferrari qui par la suite nous disent bénéficier de la CMU, c’est une honte. On devrait surveiller davantage à qui on l’accorde. »
D’autres invoquent aussi le prix des loyers, élevés dans ces arrondissements chics de Paris. Pour Florence Navattoni, coordinatrice adjointe de France Assos Santé, organisation militant pour les droits des patients et des usagers du système de santé, ce n’est pas un argument recevable :
« Rien ne les oblige à s’installer dans ces quartiers. Souvent, ils le font pour trouver une patientèle qui a les moyens de payer de forts dépassements d’honoraires. De ce fait, les déserts médicaux sont une réalité en Île-de-France. »
Occasionnellement, on nous propose des délais étonnamment longs, d’un ou deux mois. Mais notre seconde prise de rendez-vous, cette fois-ci sans préciser que nous sommes bénéficiaires de la CMU, montre que bien souvent cette excuse déguise un refus : les délais passent à une semaine.
La réalité des refus
Caroline Despres, qui avait mené le premier testing en 2009, a également dirigé en 2016 une étude, questionnant notamment les réelles raisons de ces refus. Selon elle, plusieurs facteurs entrent en jeu. Les raisons économiques, parfois vénales, sont évidentes. Les médecins conventionnés secteur 1 et 2 ne peuvent pas imposer de dépassements d’honoraires aux patients bénéficiaires de la CMU-C. Certains craignent d’en accepter ne serait-ce qu’un, de peur d’ouvrir les vannes et de ne plus entrer dans leurs frais.
Mais ces questions économiques peuvent parfois dissimuler une discrimination ciblée des plus pauvres. « Les CMU », une catégorie en soi pour certains praticiens, sont souvent stigmatisés. « Vindicatifs », « n’honorant pas les rendez-vous », « en surconsommation de soins », voilà des préjugés cités en exemple dans l’étude.
Ces refus de soin peuvent avoir de graves impacts sur les patients. D’après Florence Navattoni, craignant qu’on leur demande de régler les dépassements d’honoraires, certains ont renoncé à aller consulter et reportent leurs soins. À cela s’ajoute la difficulté de trouver un soignant. Les conséquences peuvent être désastreuses :
« Parfois ils arrivent à l’hôpital dans des états pitoyables. »
Pour Caroline Despres, les répercussions sont aussi d’ordre psychologique :
« Cela peut entraîner une baisse de l’estime de soi, ce qui peut avoir une incidence sur la santé. »
Cette « violence symbolique » qui nous fait dire que l’on n’est pas un citoyen comme les autres peut aussi entraîner une défiance envers le milieu médical.
Pas de preuves, pas de plaintes
Selon France Assos Santé, peu de patients connaissent leurs droits. L’association reproche à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de ne pas suffisamment sensibiliser les patients :
« C’est la responsabilité de la CPAM d’avertir ses bénéficiaires. Elle signe une convention avec les médecins, elle doit aussi vérifier qu’ils ne refusent pas les soins. »
Concrètement, l’assuré peut saisir la CPAM, le Défenseur des droits ou directement l’Ordre des médecins. Mais pour Florence Navattoni, les procédures sont trop complexes et peuvent effrayer. Une fois la plainte reçue par l’une des trois instances, le patient et le médecin se rencontrent lors d’une conciliation encadrée par l’Ordre des médecins, c’est alors souvent parole contre parole :
« Le patient a peur de se retrouver devant le médecin et il n’y a rien à concilier. »
Si celle-ci n’aboutit pas, un procès-verbal de non-conciliation doit être dressé. La procédure passe alors en chambre disciplinaire. C’est à cette étape que les médecins peuvent être sanctionnés. « Je n’ai jamais entendu parler de sanctions à l’égard de médecins en matière de refus de soins », affirme Florence Navattoni.
Le peu de sanctions s’explique ainsi par le peu de plaintes. Pour le Docteur André Deseur du conseil national de l’Ordre des médecins, « elles se comptent pour toute la France sur les doigts d’une main pour une année ». Même quand il y a des plaintes, sans preuves, les médecins ne peuvent pas être sanctionnés. Ce que regrettent les associations de défense des patients qui souhaiteraient notamment voir reconnu le testing comme preuve légale.
Malgré le manque de preuves, de plaintes et de moyens, en janvier 2017, 12 médecins se sont quand même fait pincer. Ils avaient poussé le bouchon un peu trop loin en affichant sur Doctolib, site de prise de rendez-vous en ligne, une note spécifiant « pas de CMU ». Plusieurs associations, dont France Assos Santé, ont alors saisi le Défenseur des droits. L’affaire est toujours en cours.
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