Techniques de drague, rencards Tinder, plans cul et vraie love story. Kader, Donia, Ludivine, Eléonore et Matthieu sont en fauteuil. À StreetPress, ils racontent leur vie sentimentale.
« Kader ? Mais il drague H24 ce mec ! », lance Adil, mort de rire, tout en faisant un clin d’œil à son pote. À l’autre bout de la table, Abdelkader que tout le monde surnomme Kader, joue les timides. Il nie de sa voix fluette, mais son sourire en coin le trahit. Gros gilet bleu marine, jean, baskets, le jeune homme s’est fait beau :
« C’est samedi soir, on est de sortie ! »
La petite bande en goguette dans Paris. / Crédits : Pierre Gautheron
Sur le ton de la rigolade, il raconte leur galère du soir. Avec Donia (1), l’une de ses meilleures amies, ils ont du faire le chemin depuis la station Art et métiers jusqu’à Châtelet :
« Moi ça va, mon fauteuil est électrique, mais celui de Donia est manuel et elle n’avait plus de force dans les bras pour avancer. »
Donia s’est accrochée au fauteuil de Kader pendant qu’il la tirait. Ils retrouvent leur pote Rachid près du Centre Pompidou. Le groupe propose d’aller admirer le panorama du haut de l’imposant monument. « En soirée, je pars toujours en éclaireur pour trouver des chemins plus faciles », explique Rachid, tout en poussant Donia sur une bande non pavée.
Au 5e étage, Kader blague sur tout et rien. Donia, de son côté, sort son smartphone pour faire des photos : « C’est magnifique ici ! ». Ses grands yeux noirs habillés de khôl et ses longs cils admirent la vue. Ses cheveux sont tirés et forment un chignon épais. À 32 ans, elle est hôtesse d’accueil. Elle suit une formation cheffe de projet handicap, pour « faire bouger les choses ». Depuis son accident, survenu quand elle avait six ans, Donia est paralysée de quelques centimètres sous la poitrine jusqu’aux pieds. « J’ai été renversée par une voiture à la sortie de l’école », se souvient-elle, sourcils froncés. Le fauteuil manuel, c’est un choix, car ses bras sont encore mobiles. « Donia déteste dépendre des gens et moi aussi d’ailleurs », souligne Kader. Avant de quitter les lieux, il s’éclipse. « Pas sûr que je trouve des WC adaptés plus tard ! »
Donia admire la vue. / Crédits : Pierre Gautheron
Techniques de drague
Adil les rejoint au snack où ils se sont attablés. Tout en dévorant sa pizza, il évoque les talents de dragueur de son pote Kader :
« Il demande à une fille s’il peut emprunter son téléphone, et il s’appelle lui-même pour avoir le numéro. Ou alors, il lui demande de l’aide, et juste après il chope son num. »
Et Rachid d’ajouter :
« Il joue un peu de son handicap. C’est quelqu’un qui aime beaucoup sortir, faire des rencontres. Les gens l’apprécient car il est d’une bienveillance folle. »
En attendant leurs pizzas, les deux potes échangent leurs techniques de drague. / Crédits : Pierre Gautheron
Kader adore jouer la carte de l’humour ou de la prévenance quand il croise une fille qui lui plaît. Il énumère ses punchlines préférées : « Je suis désolé pour toi, mais t’es pas mon genre », « Ton copain va accepter qu’on se parle ? », « Vous avez besoin d’aide avec vos sacs ? J’appelle mes potes ». « Au resto, je demande à la serveuse de couper ma crêpe et j’en profite pour la taquiner un peu », confie-t-il, amusé. « Il tombe vite amoureux. On le voit le sourire aux lèvres et on sait qu’on l’a perdu », vanne son pote Adil.
La sacoche à portée de mains, Kader dégaine son téléphone du tac au tac et passe de Snap à Whatsapp, de Facebook à Messenger. A l’Île-Saint-Denis, où il vit, tout le monde le connaît. Bref, Kader a la tchatche. Oui mais voilà. Si sa vie sociale est chargée, sa maladie des os de verre représente parfois un frein en amour. « Je me mets des barrières, je ne sais pas y faire avec les femmes », assure-t-il, tout en ajustant ses lunettes rondes :
« Quand quelqu’un me plaît, je ne sais jamais si c’est réciproque. »
Le stress du premier rencard
Plus tard, la petite bande se pose boire un verre à la terrasse du café le plus proche. Donia, coquette, porte une veste en cuir noire, un jean et des tennis. Elle pose son grand sac à main noir sur ses genoux. La franco-tunisenne raconte la rencontre avec son mari, en 2013. Elle était dans la rue, il l’a draguée : « Il m’a proposé son aide, j’ai refusé. Puis il m’a demandé si je voulais de la compagnie, et j’ai dit oui. Un an après, on était mariés… La fille facile ! », rembobine-t-elle, riant aux éclats. Au premier rendez-vous avec lui, Donia appréhende un peu.
« Je me suis dit “Reste toi-même, c’est ce que Chouchou [alias Kader] m’aurait dit de faire”. Et j’y suis allée en mode normal. Il stressait un peu car il ne savait pas s’il devait me pousser ou non, vu que j’avais refusé la première fois. ». Ils en ont ri et l’ambiance s’est décoincée.
Le Centre Pompidou est accessible aux personnes à mobilité réduite. / Crédits : Pierre Gautheron
Les rencards angoissent Kader : « Il faut choisir l’endroit, être sûr qu’il va plaire à l’autre… » Ses mains parlent en même temps que lui :
« C’est stressant, car je ne veux pas qu’elle ressente mon handicap. L’autre fois, je devais aller au théâtre avec une fille. Arrivés sur place, ce n’était même pas accessible ! ».
« Il prend un chewing-gum avant chaque rendez-vous. Une fois, c’était un bleu et la fille a cru que c’était du viagra. Ca a capoté », s’esclaffe Adil. Une autre fois, après avoir rencontré une fille et sympathisé sur Facebook, il lui écrit « j’ai envie de toi » au lieu de « j’ai envie de te voir ». Le plan tourne court et la jeune femme prétexte avoir un copain. « Quand il est amoureux, il perd le contrôle et s’emmêle vite les pinceaux », précise son pote, à qui il demande toujours conseil.
Et puis, il y a le transport. Ce soir, il est minuit quand le Dionysien se dirige vers le RER à Châtelet. Il y a des trains, mais pas d’agent pour l’accueillir à Stade-de-France. Une heure plus tard, il finit par prendre un Uber access, nouveau service dédié aux Personnes à mobilité réduites (PMR), et s’en sort pour 20€…
Peut-on être viril en fauteuil dans notre société ?
Notre société, qui veut que l’homme fasse le premier pas, n’aide pas tellement selon Eléonore. La jeune femme vit avec une infirmité motrice cérébrale depuis la naissance. Elle explique :
« C’est déjà dur d’aller vers une fille, alors avec un handicap ça l’est deux fois plus. »
Attablé à un café face à la gare de Noisy-le-Sec, Matthieu, la trentaine, retire son chapeau et ses lunettes pour laisser apparaître un regard malicieux. D’une voix forte qui monte dans les aigus, il lance :
« Je n’ai jamais voulu être un homme. J’entends par là un de ces mâles dominants, symboles de virilité. »
Et pourtant, Matthieu estime que c’est ce que l’on attend de lui. « Cette image n’est pas compatible avec le handicap. C’est donc compliqué d’aborder les femmes en sachant ça. » Il n’a fréquenté personne depuis dix ans, explique-t-il.
« C’est dégueulasse, mais si je rencontrais moi-même un handicapé, il ne m’attirerait pas. Je n’aurais pas envie de sortir avec lui, ça demanderait plus d’efforts », lance de son côté Eléonore, clamant l’importance de la mixité. Si elle se fait souvent draguer, elle voit une différence quand elle est en fauteuil ou en béquilles :
« Dans la rue, le fauteuil a un effet repoussoir. En soirée beaucoup moins, surtout si je suis attablée. Alors selon mes objectifs, je décide de ce que je prends. »
Ludivine : « Le fauteuil, c’est ma liberté, il me permet de conserver mon autonomie » / Crédits : Pierre Gautheron
Ludivine n’a pas toujours été en fauteuil : « Je ne me suis jamais fait autant draguer depuis que je me promène dedans », s’amuse-t-elle, recoiffant sa chevelure rousse. « C’est ma liberté, il me permet de conserver mon autonomie », précise cette travailleuse sociale originaire de La Plaine Saint-Denis. Cette bonne vivante est mariée à un prof de musique. Artiste dans l’âme, elle est plutôt fêtarde :
« Mon homme ou des copains m’emmènent danser, y compris le rock, et le fauteuil n’est pas un frein ! »
Le tabou du cul
Il y a dix ans, la jeune femme s’est réveillée les jambes paralysées. Les médecins ont mis sept ans pour « mettre un nom sur l’ennemi ». Ludivine est atteinte de la maladie d’Ehlers-Danlos, un syndrome méconnu du grand public. Depuis, la jeune femme doit gérer les crises, les luxations, les contractions musculaires involontaires ou les problèmes de perception visuelle. Elle était déjà en couple quand le verdict est tombé. « Sexuellement, rien n’a changé avec mon mec. On ne s’est même pas posé la question, on continue de s’aimer comme avant, on se démerde ! », confie-t-elle, tout en mâchant son bagel dans un restaurant près de la gare Rosa-Parks, au nord-est de Paris.
Entre deux bouchées, elle s’empare d’un cure-dent pour ôter un morceau de salade resté coincé entre ses dents. Elle est prise d’un fou rire, puis reprend son sérieux. Elle comprend qu’il puisse y avoir des formations pour l’assistance sexuelle aux handicapés :
« Il serait temps d’accepter l’idée qu’une PMR puisse avoir des désirs, tout simplement. »
« On entend beaucoup d’énormités », complète Ludivine avant d’énumérer les questions déplacées qu’on lui lance : « Comment tu fais pour baiser ? », « tu dors sur ton fauteuil ? », « mais tu fais comment pour te mettre au lit ? ».
À 38 ans, Matthieu n’a jamais eu de relations sexuelles. « La sexualité des PMR est un sujet tabou. Médecins, parents, profs… Personne ne nous en parle, sauf pour nous mettre en garde », avance le président de l’Association des personnes handicapées solidaires. « Au collège, j’ai fait un an dans un centre spécialisé. La prof interdisait aux filles de fréquenter les mecs », se souvient-il. Mais comme les interdits ont souvent l’effet inverse, « les jeunes se retrouvaient en cachette derrière le gymnase pour flirter. C’était en face du parking du personnel, n’importe qui pouvait nous choper ! ».
Atteint d’une neuropathie, Matthieu a subi cinq opérations et a une prothèse à la hanche qui le fait fortement boiter. « Ca m’empêche d’aller en boîte, par exemple, alors que c’est là qu’on peut rencontrer des filles ». Son éveil sexuel ? « Catastrophique », tranche-t-il sans détour :
« À l’adolescence, on m’insultait de PD ou on me disait que je n’étais pas viril. J’ai d’ailleurs connu un homme, mais je n’ai pas franchi le pas. »
Pour lui c’est clair, les jeunes PMR manquent de modèles qui aideraient à la construction de l’identité sexuelle :
« Même dans les films, les rôles d’handicapés sont joués par des valides. Et a-t-on déjà vu des scènes d’amour entre handicapés au cinéma ? »
La prostitution, il avoue y avoir déjà pensé, mais s’est ravisé « de peur de perdre son romantisme ».
« Il faut juste prendre son pied bordel! »
Eléonore raconte aussi un éveil à la sexualité un peu difficile. « Ado, je me demandais si je pouvais techniquement faire l’amour. Beaucoup sous-entendent qu’on doit faire attention… Il faut juste prendre son pied bordel ! », revendique la jeune femme aujourd’hui âgée de 24 ans. Elle n’oubliera jamais les paroles de son premier petit-ami :
« Plus jeune, j’étais complexée par mes cicatrices. Quand il les a vues, il m’a dit “Ça fait guerrière, moi je les aime”. Depuis, je ne complexe plus du tout ! »
Il lui arrive d’utiliser des applis comme Tinder pour rencontrer des mecs. Un « bon filtre à cons », qui permet d’écarter tous ceux qui ont des a priori sur le handicap et la sexualité :
« Quand j’annonce que j’ai une particularité, certains me disent “ah ok salut”. Il ne reste plus que les gens ouverts et le premier rendez-vous se passe bien. »
Le plus souvent, ils se rencontrent au café. Ensuite, si le courant passe, « on se revoit chez lui ou chez moi, comme tout le monde quoi ! ». Son premier et dernier plan cul a duré cinq mois, et sa relation la plus longue trois ans.
Petit verre OKLM en terrasse. / Crédits : Pierre Gautheron
Donia avoue, elle aussi, avoir appréhendé la sexualité avec son mari :
« Je ne connaissais pas bien mon corps, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Mais je me suis découverte et je ressens des choses malgré ma paralysie. »
Le couple a récemment acheté à Bagnolet et a investi 17.000 euros pour les travaux nécessaires à l’adaptation du logement.
Conjoint vs aidant
À la maison, son mari met la main à la pâte : « Il s’occupe de la serpillière, des fenêtres, je fais la vaisselle et la poussière », détaille Donia, amusée par cette répartition des tâches opportune. « Et pour la cuisine, c’est nous deux ! » Le risque c’est que le conjoint se transforme petit-à-petit en « aidant », accomplissant les tâches qui incombent à l’auxiliaire de vie. L’allocation pour l’aidant s’élève à environ 3€ de l’heure, soit 70€ par mois. « Du foutage de gueule ! », s’exclame-t-elle.
Kader, toujours le sourire aux lèvres enchaîne les vannes. / Crédits : Pierre Gautheron
Pour subvenir à leurs besoins, les PMR ont deux possibilités : travailler ou toucher l’Allocation adulte handicapé (AAH). Celle-ci s’élève au maximum à 810 euros, bien en deçà du seuil de pauvreté. « Faut pas aller à l’hôtel hein ! », plaisante Kader, envisageant le scénario d’un rencard qui aboutirait. « Quand on est étudiant et qu’on vit seul dans un studio, ça va. Dès qu’on est en couple, c’est compliqué », enchérit Eléonore. Car une fois qu’on se déclare en couple, l’AAH baisse ou disparaît selon le revenu du conjoint.
Et les bébés, dans tout ça ? « Pour moi, le problème, ce n’est pas tant l’argent », soupire Ludivine. Sa pathologie a de grandes probabilités d’être transmise lors d’une grossesse : « Il est hors de question que je prenne le risque de faire souffrir notre enfant ». Une décision difficile, même si avoir un enfant n’est pas un « objectif de vie absolu ». Pour Donia et son mari, la question ne se pose même pas. Le couple prévoit d’avoir des enfants mais attend encore un peu. « Le rêve de Kader, c’est de se caser, se marier, fonder une famille. Ce n’est pas facile, mais c’est faisable », conclut son ami Adil, confiant.
Le retour en transports se transforme vite en plan galère quand on est en fauteuil. / Crédits : Pierre Gautheron
(1) Le prénom a été modifié.
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