Mai 2016, pendant une manif des militants encagoulés mettent le feu à un véhicule de police. Grâce à la couleur d’un caleçon, de baskets et au témoignage anonyme d’un policier, les enquêteurs identifient Antonin Bernanos. Du bullshit pour la défense.
Tribunal Correctionnel de Paris – La salle est petite, et « tout le monde déteste les petites salles ». Aux portes de la 14e chambre, une foule bouillante. La chronique du procès de la « voiture de police brûlée » pendant une manif contre les violences policières, quai de Valmy, le 18 mai 2016, s’est muée en une chronique du désordre. L’audience devait débuter ce mardi 20 septembre devant une salle ordinaire emplie de belles boiseries et d’historiques enluminures. Mais à l’extérieur de la pièce, de nombreux soutiens aux militants prévenus qui n’ont pu entrer. « Une grande salle ou pas de procès du tout », scande une masse échauffée, parapluies ouverts pour barrer le regard des caméras.
Les avocats de la défense portent la contestation dans la salle. Pragmatique, le tribunal transige : l’audience est ajournée au lendemain et déplacée dans la 16e chambre, plus grande, celle où sont jugés les délits liés au terrorisme, où se tenait cette semaine là le procès de la « filière nîmoise » – qui est donc allée se faire condamner dans la 14e chambre. Première victoire pour les tenants du désordre. Le ton, ainsi, est donné. Les soutiens n’allaient pas faiblir. Pour eux, ce procès est politique.
Le 21 septembre, pouvait enfin débuter dans une salle comble l’audience de neufs personnes, dont l’un est en cavale, accusés d’avoir attaqué, démoli et incendié une voiture de police et violenté ses deux occupants en uniforme, sous le regard des télévisions. La scène avait fait l’ouverture des 20 heures.
Ils sont deux encore détenus, mutiques dans le box. Ari R., petit homme barbu comme un anarchiste du XIXe siècle, refuse de parler. Et Kara Brault, David sur son état civil, femme transgenre américaine, après avoir admis les faits devant le juge d’instruction, refuse désormais de s’exprimer. Il y a les deux frères Bernanos, Angel, petit brun de 19 ans, et Antonin, 23 ans et une tête de plus – étudiants proprets tous deux vêtus classiquement, qui plaident la relaxe. Ce sont des militants antifa, descendants du célèbre écrivain catholique.
Leurs camarades, également militants, sont tous prévenus d’avoir été présent dans le groupe qui prit d’assaut la voiture de police du quai de Valmy. Ils sont, pour certains, renvoyés en procès pour destruction par incendie et violences volontaires sur PDAP, et pour tous, prévenus de participation à un groupement interdit, en vue de la préparation d’un délit. Un prévenu, l’incendiaire présumé, manque à l’appel. Joachim L., ressortissant suisse, est en cavale.
6 semaines pour se « radicaliser »
Et puis, au milieu de cette jeunesse séditieuse, il y a le désopilant Monsieur Fensch. Nicolas Fensch reconnaît les faits. Il s’avance à la barre, et raconte l’enchaînement vertigineux qui l’a amené dans ce tribunal, après 13 mois de détention provisoire.
Pour lui, ça a débuté le 28 mars 2016. Nicolas Fensch était venu chercher sa mère, victime d’un AVC, à l’hôpital. Les médecins leur ont conseillé d’aller se promener, Nicolas Fensch a vu la manifestation contre la « loi travail » et a décidé qu’il s’agissait d’une ballade indiquée pour sa mère convalescente. Il est effaré des violences qu’il y observe. Celle des CRS sur les manifestants, qu’il juge excessives. Un peu rigide, le visage fermé et l’œil inquiet, ce morne quadragénaire, devant le tribunal qui le juge, raconte son basculement dans le militantisme radical.
Nicolas Fensch est prudent et méthodique. « J’ai besoin d’une confirmation » que ces violences n’étaient pas une exception, l’attitude inqualifiable de quelques CRS exaltés, qui ont le coup de matraque facile :
« J’y retourne le 1er mai, et là c’était encore pire. On a été pris dans une nasse, ça m’a énervé, on s’est révoltés, et on a été gazés. »
De là date ce qu’il dénomme lui-même sa « radicalisation ». Masque à gaz, parka noire Northface, Nicolas Fensch se pare de la tenue de combat des antifas, prêt à défier les forces de l’ordre. Le procureur lui demande pourquoi continue-t-il à aller en manifestation, s’il a peur de la violence qui s’y déroule ?
« - Parce que j’ai une haute opinion du droit à manifester.
– Et pourquoi habillé en noir ?
– C’est comme ça, tout le monde est habillé comme ça. C’est comme vous, vous êtes tous habillé en robe noire. »
L’informaticien autrefois tranquille, néo révolutionnaire énervé, enchaîne les manifs – qui sont violentes. À chaque fois, il est comme galvanisé par la foule et révolté par la force policière – qui ne fait pas de détail, en ce printemps rebelle. Les manifs s’enchaînent. Le 18 mai, le collectif « urgence notre police assassine » veut organiser un rassemblement, place de la République, mais la préfecture l’interdit au dernier moment. Un certain nombre de manifestants se retrouvent tout de même, et observent les policiers, eux-mêmes venus protester contre la « haine anti flic ». Le syndicat Alliance est à l’initiative. Les militants s’échauffent de voir la place « privatisée » par les policiers et partent en cortège sur le canal Saint-Martin. Ils sont quelques centaines à s’engager quai de Valmy, dans le Xe arrondissement. Les voitures sont bloquées. Quand soudain :
« Des flics ! On va les buter ! On va les fumer »
L’incendie
L’adjoint de sécurité (ADS) Kevin Philippy et le gardien de la paix Allison Barthélémy revenaient d’une séance de tir. Plus exactement, le jeune homme était le chauffeur de sa collègue. Bloqués par la foule quai de Valmy, ils entendent des cris hostiles depuis l’habitacle de leur Scenic sérigraphié. Lorsqu’une bite en fer de 13 kilos (avec le socle) s’écrase contre le pare-brise, qui résiste mais s’étoile. La panique les envahit immédiatement. Cette scène est visionnée à l’audience. La voiture est prise d’assaut, les vitres sont brisées à coups de pieds, un homme se rue à la fenêtre de Kévin Philippy et le frappe à quatre reprises. Il sort son arme, la range. La vitre arrière est brisée par un autre plot métallique, et un homme lance un fumigène sur la banquette arrière, qui prend feu très rapidement. Les policiers sortent de la voiture. La jeune femme est mise à l’abri par un passant.
La voiture prend feu. Kevin « kung fu cop » Philippy, incroyablement baraqué, surgit dans la fumée et pare de son avant bras les coups d’une tige en métal d’1 mètre 60 qu’un forcené lui assène. « J’ai cru que j’allais mourir, je suis attristé, je suis en colère et dans l’incompréhension. Pourquoi cette violence ? », répète-t-il au tribunal.
Nicolas Fensch, l'informaticien à la barre de fer /
Comment Nicolas Fensch en est arrivé là ? D’une brève balade avec sa mère malade au lynchage d’un policier – même pas CRS ? Car c’est lui qui brandit la tige. On le voit frapper vainement la carrosserie, puis se déporter sur le colosse en tenue. Quatre coups d’une grande violence témoignent de la fureur qui l’animait. « Je me suis dit, en voyant la voiture. Encore la police ! Et là je pète un plomb. Je me suis bêtement mis en colère – Mais pourquoi ce véhicule, extérieur aux manifestations ? », interroge le président.
« Je ne sais pas, le principe de la colère, c’est que c’est déraisonnable. »
L’explosion nerveuse inattendue, et le déferlement de violence surprise. Nicolas Fensch amorce un début d’explication. « J’ai fait cela, parce que la police peut me faire du mal ». Un peu plus tard, il développe :
« J’ai attendu qu’il sorte et je l’ai frappé. J’ai frappé pour qu’il tourne les talons, pour qu’il s’en aille. J’ai peur qu’il sorte son arme, je sais qu’il peut me tuer. »
L’auditoire est désemparé, le président, surtout, qui demande : « Mais qu’est-ce qui vous empêchait de ne pas l’agresser ? » Le prévenu est confus. « Je ne sais pas. Je m’étais radicalisé contre les policiers, je le regrette. » Puis il ajoute :
« Cette affaire m’a fait réaliser qu’il y a des phénomènes de groupe qui engendrent une diminution de la responsabilité personnelle. Quand on est plusieurs, il faut faire encore plus attention à ce que l’on fait. »
Enfin, il s’adresse à Kevin Philippy, assis au premier rang de la salle d’audience :
« Je sais que je vous ai fait du mal. J’ai oublié que derrière l’uniforme, il y avait quelqu’un. Il y a le délit, l’erreur morale. Je tiens profondément à m’excuser. »
Le « témoin 142 » est un policier
Identifié sur les vidéos, Nicolas Fensch explique avoir été extrêmement choqué par ces faits. Il est pourtant retourné en manifestation. C’est lors d’un rassemblement anti « loi travail » qu’il sera interpellé, le 8 juin, à partir de reconnaissances effectuées sur les vidéos prises le 18 mai.
Ce travail d’identification est au cœur des débats et des querelles. On visionne les vidéos, les rapprochements qui sont faits entre les individus camouflés et à visage découverts. L’origine de la mise en cause des frères Bernanos et de deux autres prévenus provient d’un renseignement anonyme, le « témoin 142 », dont la qualité sera accidentellement révélée au cours de la procédure. Il s’agit d’un policier des renseignements de la préfecture de police, présent lors de la manif’, qui a identifié ces jeunes antifa bien connu de son service.
L’accusation ne peut assumer de fonder son propos sur cet unique témoignage, et objective son raisonnement par de savantes comparaisons entre les images, censées confondre tous les prévenus. Les enquêteurs cherchent des détails vestimentaires communs aux personnes mises en causes et aux « casseurs » à l’écran. D’un point de vue d’observateur, cela peut paraître approximatif, pour le procureur c’est tout à fait évident, et pour la défense, c’est un tissu de mensonges fabriqués pour donner une réponse ferme et rapide dans un dossier politique. L’un des avocats de la défense, Jérémie Assous – qui fut un temps celui d’Antonin Bernanos – résume ce sentiment : « Est-ce qu’on ne peut pas légitimement penser que ce dossier est politique et politisé, parce qu’il repose sur un renseignement de la préfecture ? Et pour le rendre crédible, ses collègues font un travail de titan, avec une mauvaise foi exemplaire ! », raille-t-il lors de sa plaidoirie pour Bryan M.
La défense, pendant l’instruction, a demandé à ce que l’anonymat du témoin soit levé, mais la chambre de l’instruction a rejeté cette demande, considérant « que la levée de l’anonymat telle que demandée présentait un risque élevé pour la sécurité du témoin, et enfin et surtout que la qualité de policier avérée, loin de rendre suspecte sa déposition, ne faisait que la renforcer puisqu’elle émanait d’un fonctionnaire assermenté », ont dit les juges. Sauf que le « témoin 142 » a confondu Angel Bernanos, qu’il désigne comme l’agresseur à la tige métallique, et Nicolas Fensch, qui s’est dénoncé lors de son interpellation, ce qui a permis au premier de sortir de prison.
Caleçon, baskets et cagoule
Chacun leur tour, l’accusation et la défense interprètent les vidéos passées à l’audience. C’est le cas d’Antonin Bernanos, accusé par le « témoin 142 » d’avoir frappé à deux reprises l’un des fonctionnaires, puis brisé le pare-brise arrière du véhicule, qui fait le plus débat. Plus précisément, la discussion fait rage autour du caleçon – rose, mauve, violet ? Aucun expert des couleurs n’a été convié pour trancher.
Pour le caleçon rose, votez 1. Pour le le mauve, tapez 2. C'est 3 pour le violet ! /
« Les policiers se sont basés sur la couleur du caleçon, mais aussi sur la les boursouflures du pantalon », explique le président du tribunal, pour confirmer la version du policier-témoin-anonyme. « Oui, j’ai l’habitude de mettre mon téléphone, mon portefeuille et d’autres affaires dans mes poches », répond Antonin Bernanos.
Puis, fusent les questions du procureur sur le caleçon. Il montre une vidéo prise depuis les toits : « Là, on voit la basket de profil. » Le public ne peut se retenir de pouffer, un soutien aux prévenus est expulsé. Pour le procureur, la tenue correspond. « C’est plutôt disconcordant, le contredit Antonin Bernanos. Aucun blouson saisi chez moi ne correspond au k-way de l’agresseur. » C’est la couleur du zip qui diffère.
Ultime argument de l’accusation : les fonctionnaires croient reconnaitre, malgré la cagoule, le visage d’Antonin Bernanos sur les images. Sont-ce bien les cernes du jeune homme sur cette vidéo ? « Je suis certain que ce n’est pas mon regard. » Antonin Bernanos nie fermement :
« J’ai participé au rassemblement contre les violences policières, mais je n’ai pas participé aux violences. »
Le président l’invite alors à exprimer sa pensée sur les évènements. « Les conséquences sont problématiques. Mais je ne tiens pas à porter un jugement moral qui pourrait impacter les autres inculpés », répond-il.
Le temps des réquisitions
Vendredi matin, Après que l’avocate d’Alliance eut comparé, avec un aplomb magnifique, les faits de cette affaire à l’assassinat terroriste de deux policiers à Magnanville, après que Kévin Philippy eut exprimé une nouvelle fois son désarroi, le procureur Olivier Dabin s’est levé pour introduire son réquisitoire par de longues considérations générales. « Pas de visage, pas de coupable, [pour eux] c’est une doctrine », lance-t-il en référence à des affiches trouvées chez Ari R. « C’est un camouflage presque militaire, dans ce dossier il y a des ennemis et des combats », poursuit-il, avant d’ironiser sur le « matraquage médiatique » qui évoquerait un complot policier. Et puis :
« Ces antifascistes dénoncent le fascisme d’État ? Parlons-en ! Y-a-til eu un seul fait de violences policières, le 18 mai 2016 ? Dans une manifestation non-autorisée. Non. État fasciste ? L’ensemble des prévenus ont bénéficié dans cette procédure de tous les droits. État fasciste ? »
Il poursuit : « Depuis quelques jours, on entend ‘tout le monde déteste la justice’, où se trouvent les extrémismes, quand on combat la police républicaine, la justice, la presse ? Et lorsqu’on lit ‘un bâtard de moins’, en parlant d’un policier, je ne suis pas sûr que le fascisme soit du côté de la justice. » Silence, le procureur reprend sans rire :
« Le grand Lénine disait : l’anarchiste est un réactionnaire. »
Léger flottement. Il enchaîne sur un petit bilan médical des forces de l’ordre : « 447 agents blessés pendant les manifs. » Sa collègue prend ensuite la parole. Pour chacun, selon elle, la volonté de participer « à un groupement en vue de commettre des violence » est établie. Elle requiert un an de prison avec sursis et trois ans d’interdiction de manifester pour Angel Bernanos, Léandro L. et Bryan M, poursuivis uniquement pour leur participation à la manifestation. Les autres, poursuivis pour violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique, en réunion, avec arme, visage masqué, encourent 10 ans de prison.
La plaidoirie de la défense était tendue. /
Olivier Dabin reprend la parole : trois ans, dont deux avec sursis pour Thomas R., sans mandat de dépôt (il échapperait ainsi à la détention). Trois ans, dont un avec sursis et maintien en détention pour Kara B., assorti d’une interdiction du territoire français. Quatre ans ferme pour Ari R., qui « déteste manifestement viscéralement la police », avec maintien en détention. Pour Nicolas Fensch, il demande cinq ans, dont deux avec sursis, sans mandat de dépôt – ce qui est possible, compte tenu des 13 mois de détention déjà effectués. Enfin, contre Antonin, il requiert cinq ans, dont un avec sursis, avec mandat de dépôt. Contre l’incendiaire en fuite, toujours sous mandat d’arrêt, sont requis huit ans de prison.
Les plaidoiries
Jérémie Assous plaide pour Bryan M., mais il semble décider à donner une portée plus large à son propos. Me Assous cogne, vraiment. Il évoque les images « spectaculaires » et d’une « réaction judiciaire encore plus spectaculaire. » Il parle du témoin 142, dont il remet en cause jusqu’à l’existence. « Ce qui est extraordinaire c’est que son témoignage ne dit rien de plus que ce qu’il y a dans les vidéos. » Pour lui, les propos du policier mystère ne doivent pas être pris en compte :
« Ce n’est pas seulement son identité qui nous est cachée, c’est la possibilité de confronter ses dires à la réalité. Le témoin aurait dû venir ici, pour qu’on puisse l’identifier sur les vidéos et savoir s’il peut dire ce qu’il dit. »
Puis, il raille l’attitude du procureur :
« On a bien compris le nouveau point Godwin du parquet, à partir du moment où vous remettez en cause l’accusation, vous êtes complotistes. Mais ça ne marchera pas, pas dans un État de droit ! »
Le mercredi 27 septembre, enfin, Arié Alimi plaide en défense d’Antonin Bernanos. Il éprend de nombreux passages des déclarations du témoin anonyme, notant les contradictions – « il y en a tellement, elles sont tellement énormes, qu’il doit être considéré comme un faux témoignage ! » Quand aux éléments censés établir la ressemblance entre les casseurs et son client, ils sont si communs qu’ils ne peuvent être probants : des cernes, des objets dans les poches, des Nike noires, des bagues.
Lorsqu’il évoque la peine requise contre son client, il établit un parallèle avec le policier condamné à 8 mois de prison avec sursis pour avoir frappé un lycéen de Bergson :
« Et là vous demandez 8 ans ferme pour un fumigène dans une voiture, dont les conséquences sont à peu près équivalentes ? Je suis désolé, mais ce n’est pas intelligible. »
En conclusion, il fustige l’acharnement de la préfecture de police sur son client, Antonin Bernanos, poursuivi 12 fois, condamné à une seule occasion pour des violences contre un groupe d’extrême droite. « On applique des règles différentes à Antonin Bernanos, par ce qu’il fallait le condamner », déplore-t-il. Pourtant, son client, dit-il, a toujours dit la vérité – il le démontrera longuement – car « l’intégrité et les convictions, depuis toujours, ça, c’est l’axe de la famille Bernanos. » La décision sera rendue le 11 octobre.
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