Ugo Palheta interroge cette possibilité dans un essai pour les éditions La Découverte, à paraître au premier trimestre 2018. On a parlé dérives autoritaires, essoufflement du modèle capitaliste et FN avec le sociologue.
Le 12 août dernier, plusieurs groupes d’extrême droite se sont rassemblés à Charlottesville (Virginie, États-Unis). La manifestation a dégénéré. Une femme, qui participait à une contre-manif antiraciste, est morte. Comment interpréter ces événements ?
En quelques mots, je dirais que ce qui s’est déroulé à Charlottesville et ses suites signalent au moins trois choses, que l’on observe dans différents pays sous des formes différentes. La première, c’est la confiance croissante de l’extrême droite, y compris dans ses variétés les plus brutales, qui lui permet d’apparaître de plus en plus au grand jour. En France, qu’un groupuscule violent comme le Bloc identitaire ait pu affréter un bateau pour empêcher des associations de secourir des migrants, donc pour ajouter des morts aux miliers de morts chaque année en Méditerrannée, en dit long sur l’assurance de ces groupes.
La seconde, c’est l’appui – généralement implicite ou indirecte – que l’extrême droite trouve auprès de dirigeants politiques, en l’occurrence ici Trump, qui joue manifestement un double jeu.
La troisième, c’est que des mobilisations antifascistes et antiracistes puissantes peuvent enrayer le processus de renforcement de l’extrême droite, avec l’exemple notamment de Boston où a eu lieu une manifestation antifasciste de plusieurs dizaines de milliers de personnes, qui non seulement a ridiculisé complètement un rassemblement fasciste qui devait se tenir dans la ville, mais a provoqué surtout l’annulation de dizaines de rassemblements d’extrême droite à travers le pays.
Et en France, y a-t-il un fascisme qui monte ?
Il faut penser le fascisme comme une possibilité inscrite dans la situation présente, le produit d’un processus qui n’a rien d’inévitable mais dont les fondements sont suffisamment solides et les conséquences suffisamment funestes pour prendre le danger au sérieux. Évidemment, la première chose qui vient en tête est la montée de l’extrême droite, en l’occurrence du FN, qui a recueilli plus de 10 millions de voix lors des dernières élections présidentielles. Bien sûr, le racisme est d’ores et déjà endémique dans la société française, sous la forme de discriminations structurelles (sur le marché du travail notamment), de législations islamophobes, etc. L’extrême droite développe en outre tout un discours sur ce qu’ils appellent le « grand remplacement », etc. Certains envisagent explicitement ce qu’ils appellent une « remigration » de millions de Français, c’est-à-dire des déportations de masse. À la question posée par un journaliste italien du Corriere della Sera (dans un entretien publié le 30 octobre 2014) – « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter 5 millions de musulmans français ? » –, voici ce que répondait le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour :
« Je sais, c’est irréaliste mais l’histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ? ».
Au regard du contexte français et européen, il faut prendre très au sérieux la possibilité que ces “idées” racistes, mais aussi nationalistes et autoritaires, se développent massivement et s’y attaquer dès maintenant. Bien sûr, on ne vit pas actuellement dans un régime fasciste en France. Même l’usage de plus en plus fréquent de procédures qui contournent les instances élues (49-3 ou ordonnances), ou encore l’intensification indéniable de la répression, ne suffisent pas, loin de là, à faire un régime fasciste. Cela ne veut pas dire pour autant que le fascisme n’est pas d’une certaine manière déjà là, attendant son heure dans l’ombre du néolibéralisme autoritaire.
/ Crédits : Pierre Gautheron
Quand vous parlez de fascisme, vous voulez dire quoi ?
Pour le dire rapidement, le fascisme est un mouvement de masse structuré qui cherche à obtenir et à exercer le pouvoir pour opérer ce qu’il présente comme une « régénération » de la nation, considérée comme menacée ou mutilée et essentialisée autour d’un principe d’unité (qu’il s’agisse de la culture ou de la race). Ce principe d’unité exclut nécessairement toute personne et tout groupe considérés comme des éléments étrangers à la nation (les minorités en général), ou récalcitrants à l’unanimisme nationaliste (les mouvements sociaux, dont le mouvement syndical, la gauche radicale, mais plus généralement toute forme de contestation sociale voire d’indépendance d’esprit).
D’un point de vue historique, je pense qu’il faut appréhender le fascisme en incluant évidemment l’Italie de Mussolini et l’Allemagne nazie, mais aussi les mouvements et régimes qui se sont situés dans le « champ magnétique du fascisme » et qui constituent des variétés différentes d’un phénomène similaire. Cela implique donc de réfléchir à partir d’autres cas que les exemples italien et allemand : la dictature salazariste au Portugal (qui s’est maintenue durant plus de quatre décennies), la dictature franquiste dans l’État espagnol (1939-1975), le régime de Pinochet au Chili, la dictature des colonels en Grèce, le régime de Vichy en France, mais aussi tous les mouvements d’extrême droite qui n’ont pas triomphé, c’est-à-dire qui n’ont pas conquis le pouvoir.
« Le fascisme est un mouvement de masse structuré qui cherche à obtenir et à exercer le pouvoir pour opérer ce qu’il présente comme une “régénération” de la nation. »
Ugo Palheta, sociologue
Tous ces mouvements et régimes politiques sont utiles pour penser le fascisme, dont il faut rappeler avec l’historien états-unien Robert Paxton à quel point il est un phénomène politique protéiforme, capable de s’adapter à des contextes nationaux et historiques très différents. Je suis en effet très réservé sur le principe d’une définition restrictive du fascisme, posée une fois pour toutes, et sur le fait de classer oui ou non tel ou tel régime dans cette catégorie, comme s’il s’agissait d’espèces radicalement différentes. À ce jeu, on se contente d’affirmer que chaque mouvement ou chaque régime est singulier, ce qui est une banalité, et on s’interdit d’apprendre quoi que ce soit de l’ascension des mouvements fascistes dans l’entre-deux-guerres, de la victoire de certains et de la défaite d’autres.
L’un de vos chapitres s’intéresse de près au FN. Peut-on comparer ce parti au fascisme de l’entre-deux-guerres ?
À mon sens oui, si évidemment on ne confond pas comparaison et assimilation pure et simple. Un tel exercice de comparaison va volontairement à l’encontre de ce qu’affirment plusieurs spécialistes du FN qui, par ailleurs, peuvent dire des choses tout à fait intéressantes sur le parti. Ainsi, la plupart d’entre eux refusent de proposer une comparaison entre ce parti et les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres. Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont par exemple affirmé que qualifier le FN de « fasciste » signalerait une forme de « paresse intellectuelle ». Je pense exactement l’inverse : le seul exemple que l’on a de mouvements d’extrême droite qui s’enracinent et se développent dans une société jusqu’à y conquérir le pouvoir, et parfois à l’assumer durablement, c’est justement dans l’entre-deux-guerres. Donc se priver de cette étude comparative, c’est cela qui est paresseux et c’est à mon sens se priver d’armes intellectuelles permettant non seulement de mieux cerner le FN et les dangers que son ascension fait courir, mais aussi de penser stratégiquement en tirant quelques leçons politiques – et pas seulement morales – du passé (ce que ces spécialistes s’interdisent de toute façon).
« Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont par exemple affirmé que qualifier le FN de “fasciste” signalerait une forme de “paresse intellectuelle”. Je pense exactement l’inverse. »
Ugo Palheta, sociologue