Jamais dans l’histoire de notre démocratie, aussi peu de citoyens ne se sont déplacés pour une élection législative. L’historienne Mathilde Larrère revient sur l’histoire de l’abstention et ses causes.
Il y a eu 56% d’abstention au second tour des législatives. Elections européennes mises à part, c’est le taux d’abstention le plus élevé de la Ve République. Comment analyser ce record ?
C’est très complexe et derrière une seule pratique – ne pas aller voter – il y a tout un tas de messages très différents. Je pense d’abord à l’abstention involontaire : des gens ont été radiés des listes électorales. Ils ont voulu allé voter et une fois devant le bureau de vote, se sont rendus compte qu’il n’y étaient pas inscrits. J’en connais plein dans ce cas. Il y a aussi les gens qui sont malades, ou ceux qui ont prévu de faire autre chose le jour du scrutin ; et un gros socle de Français qui ne veulent pas voter et qui le revendiquent, parce que le choix politique qu’on leur propose ne suffit pas à mériter leur déplacement. Ils ont l’impression que mettre le bulletin d’un côté ou de l’autre, ne changera rien. L’abstention est différente selon les classes sociales, différente selon les opinions politiques des gens. Il faut faire très attention à ne pas donner de lecture univoque de l’abstention, qui s’accompagne trop souvent d’un mépris systématique de celle-ci.
Il y a quelques temps, le philosophe Raphaël Enthoven a créé la polémique en disant sur Twitter « Citez-moi (hors révolution) une seule conquête qui soit le résultat de la lutte et non des lois ». Il pointait du doigt les gens qui n’allaient pas voter. Pourquoi avoir tenu à lui répondre ?
Il faisait des lois et des réformes quelque chose qui n’a rien à voir avec le mouvement social et les luttes. C’était complètement aberrant. Il n’y a pas d’un côté la loi et de l’autre les avancées arrachées dans la rue. Là où c’est complètement con, d’abord, c’est que les révolutions donnent des lois, aussi. La Révolution ne se passe pas que dans la rue et crée une forme de pouvoir d’une autre nature, révolutionnaire.
« L’abstention a toujours existé et a toujours été condamnée, dévalorisée, coupée de toute intention politique. »
Mathilde Larrère, historienne de gauche.
Sortons du contexte révolutionnaire. La plupart des réformes sociales ont toujours été prises, soit après des années de combat et de lutte, soit par la pression immédiate d’un mouvement social. Prenons l’exemple du Front Populaire, en 1936 : la plupart des mesures qui ont été prises l’ont été parce qu’il y a eu des mois de grèves avec occupations d’usines. C’était complètement inédit. C’est ce mouvement social qui a donné au Front Populaire sa radicalité. On ne peut pas faire abstraction de ça. Il y a pleins d’autres exemples aussi, comme la loi de 1947 et ses avancées sur le droit de grève. Il n’y a pas une espèce d’Olympe, à l’écart de tout, qui dessine les lois. Elles viennent de quelque part.
Comment peut-on expliquer que les politiques et les intellectuels n’aient toujours pas pris en compte ce phénomène de l’abstention ?
L’abstention a toujours existé et a toujours été condamnée, dévalorisée, coupée de toute intention politique. L’abstentionniste est considéré comme un mauvais citoyen. Je ne dirais pas pour autant que qu’ils ne la prennent pas en compte, mais plutôt que chacun l’instrumentalise différemment.
Les discours sur l’abstention varient selon les formations politiques : certains la déplorent, d’autres s’en félicitent. On peut faire dire tout et n’importe quoi à l’abstention. Au contraire, toute la difficulté d’une élection réside dans la désignation, mais aussi dans la légitimation. L’abstention ne remet pas en cause l’élection d’un candidat, l’enjeu avec un tel taux record c’est justement la légitimité de chacun de ces élus.
Y a-t-il d’autres scrutins, dans l’histoire de notre démocratie, où les Français n’ont pas voté massivement ?
Oui, pendant la Révolution française notamment. Il y avait deux étapes de vote : les assemblées primaires élisaient des grands électeurs qui ensuite élisaient les députés. Assez vite, dans ces assemblées primaires, il y a eu des taux d’abstention importants, supérieurs même à ce que l’on connaît aujourd’hui : 60-70 % parfois.
Cela découlait principalement du fait que le mode de scrutin était à deux niveaux. À partir du moment où le suffrage universel est proclamé, le 5 mars 1848 (même si il y a eu quelques tentatives sous la révolution), les taux d’expression varient beaucoup. La difficulté pour nous, historiens, c’est que les statistiques n’étaient les mêmes qu’aujourd’hui.
Le 23 avril 1848, lors de la toute première élection législative au suffrage universel, l’effervescence est à son comble. C’est le premier vote pour une majorité de Français. L’abstention est donc très faible. Puis elle augmente rapidement. Dans les campagnes notamment, il faut aller jusqu’au chef lieu de canton pour rejoindre le bureau de vote, un voyage d’une journée pour certains Français. Pendant le Second empire et une partie de la IIIe République, l’abstention était plus faible, mais elle existait.
"Le vote ou le fusil" - 1848. / Crédits : BNF
Qui sont les gens qui s’abstiennent ?
Actuellement, on observe que le vote diminue en fonction des niveaux de ressources et de de diplômes. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce qui est marrant, c’est que sous le Second empire et la IIIe République, les riches votaient très peu, comme par mépris de la démocratie ; un souvenir nostalgique du suffrage censitaire qui leur était réservé surement !
« Depuis le CPE et la réforme des retraites plus récemment, cela fait longtemps que l’on n’a pas eu de grands mouvements sociaux. »
Mathilde Larrère, historienne de gauche.