À Roubaix, ville la plus pauvre de France, Mélenchon a réussi à ramener les électeurs dans l’isoloir. Mais une fois le candidat « Insoumis » éliminé, beaucoup envisagent à nouveau de s’abstenir. Et le risque Le Pen ne semble pas changer grand-chose.
Roubaix, Hauts-de-France (59) – « Le Pen comme Macron, que vont-ils nous apporter, à nous, aux quartiers populaires ?! » Paul Zilmia distribue quelques verres en plastique sur la grande table ronde et grise du QG de la CGT de Roubaix, en tirant la tronche. Il est écœuré. Cinq jours ont passé depuis les résultats du premier tour et la défaite de son champion, Jean-Luc Mélenchon :
« C’est long à digérer, surtout à 500.000 voix près. »
Le militant de 25 ans a mené la campagne de La France Insoumise dans cette ville de la métropole lilloise. Il avait des raisons d’y croire. Ici, l’homme politique arrive en tête avec 35% des suffrages. Avec les villes voisines de Tourcoing, Villeneuve-d’Ascq, Ronchin, Lezennes, Mons-en-Barœul, Faches-Thumesnil et Lille, Roubaix fait partie d’un petit bassin rouge vif dans un grand Nord bleu marine. « Nous sommes pourtant une terre ouvrière de contestation », pense à voix haute Thérèse Jacquot, 70 ans passés, polaire rouge sur les épaules, cheveux blancs bouclés, en versant quelques gouttes de café noir à tout le monde. Abdelkrim Abdesselam attrape un sucre, puis un des exemplaires de La Voix du Nord de la semaine, éparpillés ci et là. Sous la lumière blafarde des néons, il tente de remotiver la petite tablée :
« Il y a tout de même des raisons de se réjouir : quelqu’un a finalement donné envie aux gens de décrocher leur cul de leur fauteuil. »
C'est la luuuuuutte ! / Crédits : Inès Belgacem
Roubaix, ville abstentionniste
Abdel, comme l’appellent ses camarades, est secrétaire général de l’Union locale CGT de Roubaix. Le syndicaliste en chemise rose large a été « agréablement surpris » par les résultats locaux du premier tour. Surtout, il pointe le taux de participation de sa ville : 62,6%. Le chiffre est plus faible qu’à l’échelle nationale – 76,8% – et comme lui, il a baissé par rapport à 2012 – 69% à l’époque. Mais il est bien plus fort qu’aux derniers scrutins régionaux, où la participation avoisinait les 35%. Un chiffre extrêmement bas, quand on sait que moins de la moitié des 95.000 Roubaisiens sont inscrits sur les listes électorales. La mal nommée « capitale de l’abstention » ne se lève que pour les présidentielles. Paul embraye :
« On a toqué à plus de 16.000 portes pour intéresser les gens et les encourager à se déplacer. C’était un des plus grands défis. »
Le jeune homme tiré à quatre épingles a grandi à Roubaix. Il y a fait toute sa scolarité, avant de décrocher le concours de la très renommée école de commerce de l’Edhec. Ce fils d’un ouvrier et d’une aide-soignante est, dans le coin, un petit modèle de réussite. Le grand brun a récemment lâché un job de cadre en CDI en région parisienne pour s’engager dans la campagne locale. Il a réussi à réunir autour de lui une équipe de jeunes surmotivés, aujourd’hui tout aussi déçus que lui des résultats de cette élection.
Paul, 25 ans et leader de la France Insoumise de Roubaix. / Crédits : Inès Belgacem
Parmi eux, il y a Lou. La jeune femme de 25 ans a le regard doux, la voix posée. Elle a joué la community manager pendant la campagne. Adossée à un mur de briques rouges, juste devant la maison de ses parents, elle assure avoir sonné à toutes les portes de la rue le 23 avril, pour rappeler d’aller aux urnes. Mais ne comptez pas sur elle ce dimanche 7 mai :
« Je pense que le FN va gagner, vraiment. Oui ça fait peur. Mais je voterai blanc. Voter Mélenchon, puis Macron, c’est vraiment trop contradictoire pour moi. »
« Personne ne nous parle »
Et puis il y a eu le passage des deux finalistes à l’usine Whirlpool d’Amiens, à quelque 150 km de là. « Que du cinéma et personne pour parler de la fermeture », souffle-t-elle désabusée, avant de rappeler le taux de chômage qui caractérise sa ville : environ 30%. Le chiffre grimpe à 50% chez les 15-24 ans :
« Il n’y a rien à destination des jeunes, personne ne nous parle. »
Un constat d’autant plus accablant lorsqu’on sait qu’un habitant sur deux vit sous le seuil de pauvreté – estimé à 977 euros. Lou est sans emploi depuis janvier. Avant, elle travaillait à la Poste. La jeune femme ne trouve plus rien depuis. « Je suis dégoûtée », lâche-t-elle finalement.
Un sentiment partagé par Samir et Sofiane*, 21 ans tous les deux. Coquets, ils ont les cheveux noirs gominés en arrière, rasés sur les côtés, jogging complet et propret sur le dos. Le premier, aux couleurs du Bayern, est aide-soignant. Le second, logo du Losc sur le torse, a lâché sa première année d’histoire à la fac pensant enchaîner des jobs en interim. Affaire plus difficile que prévu. Surtout en résidant rue Archimède, dans le quartier de l’Alma, un des plus modestes de la ville. Sur un CV, l’adresse résonne comme un lieu de trafics. Samir redoute la discrimination à l’embauche :
« Avec ma tête, j’ai peur qu’on me pose des questions sur mes origines, sur ma religion et qu’on ne me prenne pas à cause de ça. »
Sofiane enchaîne sur l’islamophobie :
« Je vous jure, quand je me balade à Lille j’ai peur. Je me suis déjà retrouvé à traverser un passage piéton et à me retourner pour vérifier que personne ne veut m’écraser. Je psychote, mais on ne sait jamais. »
Ajoutant :
« C’est pas parce qu’on habite dans un zoo qu’on est des animaux. »
Aucun d’eux n’est allé voter au premier tour. « Pourquoi on irait ? Personne ne parle de tout ça. » Ils lâchent leur conclusion, résignés :
« Nous sommes les oubliés. »
Et pour Le Pen, on fait quoi ?
Rheda, Salem et Mohammed discutent fort, accoudés à une barrière qui longe l’un des trottoirs de l’Alma. En costard, ils attendent un copain qui devrait les emmener au mariage d’un autre. Aucun des trois trentenaires n’est allé voter. « Tu sais, on a voté Hollande, il n’a rien fait pour nous. » Macron ? « On l’aime pas lui. » Le Pen ? « Encore moins ! » Et si elle passait ? « Elle ne passera pas. » Ils s’écharpent un instant sur l’accès probable ou non des frontistes au pouvoir, avant de tomber d’accord : « Et si elle passe, elle ne fera rien. Comme tous les autres. » Pompidou, Giscard, Chirac, « Ça, c’était des vrais présidents ». Selon eux, il y avait du progrès social à l’époque. Aujourd’hui, rien ne bouge.
A l'Alma. / Crédits : Inès Belgacem
« Les gens de 30 ans ne croient plus en la politique. Mon grand frère et ses copains ne sont pas allés voter. Il m’a dit que ça ne servait à rien. Mais je crois qu’il a surtout eu la flemme. » À 22 ans, Sami a rejoint la campagne de la France Insoumise. Il n’a jamais vraiment été politisé. « Parce que personne ne m’en a jamais parlé. » Il est étudiant en première année de psycho, mais compte se réorienter. Il assure que les gens de son âge sont plus intéressés que la génération précédente. Le timide jeune homme reste motivé pour le second tour. Le primo-votant placera un bulletin Macron dans l’urne dimanche, tant pis pour ses idées :
« On est obligés, on ne va pas laisser Le Pen passer. Toute ma famille va y aller. Bon, sauf mon frère. Mon père n’a pas voté au premier tour. Là, il m’a dit “j’y vais”. »
Il interroge Paul sur les procurations. « Je ne peux voter que pour une personne ? Ah merde. » Ce sera pour son frère alors. Mais avant ça, il faudra le traîner au commissariat pour la faire, cette fameuse procuration. Pas une mince affaire. « Mais je vais essayer, c’est important », juge l’étudiant en jogging Nike et claquettes-chaussettes. Maria, 18 ans et élève en Terminale, ira elle aussi aux urnes. Vote blanc ou Macron, elle hésite. « Mais il faut y aller. » Oumar, 32 ans, a tout aussi peu de doutes. « On a une carte d’électeur, c’est pour s’en servir. » Il fait partie des rares familles de l’Alma qui ne manquent pas une élection. Quant à Paul, il a décidé de se présenter aux législatives. Étiquette France Insoumise, bien sûr :
« Tout va se jouer aux législatives. Il ne faut laisser à aucun des deux la majorité parlementaire. Mais pour motiver les gens à aller voter, il faut qu’ils soient au courant de l’importance de ce scrutin. Les Roubaisiens n’ont plus de culture politique et militante. Nous sommes là pour ça. »