Dans les années 70, les féministes promouvaient l'émancipation des femmes par le travail. Pour l'afroféministe bell hooks, cette vision bourgeoise a éloigné les classes populaires de cette lutte.
Dans une grande partie de la littérature féministe, les postures à l’égard du travail reflètent des préjugés de classe bourgeois.
>> Lire aussi sur Streetvox : 6 leçons à tirer de l’afroféminisme américain
Les femmes de la classe moyenne qui ont dessiné les contours de la pensée féministe sont parties du principe que le problème le plus urgent pour les femmes était le besoin de sortir de la maison et d’aller travailler — de ne plus être « juste » des femmes au foyer. (…) Les militantes féministes ont décrété que le travail en dehors du foyer était la clé de l’émancipation.
Cet extrait est tiré du deuxième essai de bell hooks, “De la marge au centre. Théorie féministe”:https://www.cambourakis.com/spip.php?article815 qui vient de sortir aux éditions Cambourakis, 33 ans après sa publication aux Etats-Unis. Son premier essai, “Ne suis-je pas une femme?”:https://www.cambourakis.com/spip.php?article625 l’a été un an plus tôt, chez le même éditeur.
Ces publications signent un regain d’intérêt inédit en France et en Europe pour l’afroféminisme ou le féminisme dit « intersectionnel. » Inédit car, s’il y avait bien des militantes et des collectifs noirs en France dans les années 70, il ne s’est pas produit la même chose qu’aux États-Unis à cette époque : les militantes afroféministes y étaient bien plus nombreuses et plus entendues.
« C’est en train de se produire aujourd’hui, avec un énorme décalage, explique Isabelle Cambourakis, responsable de la collection Sorcières. En France, on a ce barrage de l’universalisme qui a du mal à prendre en compte ce type de textes très situés, qui partent des intéressés. Avec les réseaux sociaux, une nouvelle génération de féministes, éloignées des noyaux traditionnels du militantisme, est en train de naître, connectée à ce qui se passe ailleurs dans le monde (Belgique, Canada, etc). »
Les femmes pauvres savaient que le travail était surtout avilissant
Elles soutenaient que le travail permettrait aux femmes de briser les chaînes de leur dépendance économique aux hommes, ce qui leur permettrait en retour de résister à la domination sexiste. Quand ces femmes parlaient de travail, elles imaginaient des carrières bien payées, elles ne pensaient pas aux emplois mal payés ou à ce qu’on appelle les « sales boulots ».
« Les femmes pauvres et de la classe ouvrière savaient de par leur expérience de travailleuses que le travail n’était ni émancipateur ni épanouissant. »
bell hooks, militante afroféministe
Elles étaient tellement aveuglées par leur propre expérience qu’elles ont ignoré le fait que l’immense majorité des femmes (…) travaillaient déjà à l’extérieur du foyer et occupaient des emplois qui ne les affranchissaient pas de leur dépendance aux hommes, ni ne leur permettaient d’être économiquement indépendantes.
(…) Les femmes pauvres et de la classe ouvrière savaient de par leur expérience de travailleuses que le travail n’était ni émancipateur ni épanouissant — qu’il s’agissait surtout d’une forme d’exploitation et de déshumanisation.
Le travail des femmes blanches menaçaient les pauvres
Elles se méfiaient des bourgeoises qui affirmaient que les femmes pouvaient s’émanciper par le travail, mais elles se sentaient aussi menacées, car elles savaient bien que de nouveaux emplois n’allaient pas être créés spécialement pour ces masses de femmes blanches qui cherchaient à rejoindre la force de travail. Elles craignaient que leurs emplois et ceux des hommes de leurs classes soient menacés.
Benjamin Barber [politologue américain] était d’accord avec elles : Quand un grand nombre de femmes relativement éduquées entrent sur le marché rigide du travail au sein duquel un grand nombre de travailleuses et de travailleurs plutôt non qualifié·e·s sont déjà au chômage, leur embauche aura probablement pour effet de mettre au chômage de nombreuses personnes au bas de l’échelle.
Pour les hommes non-blancs entre seize et trente ans qui constituent déjà une large proportion des chômeurs, cela sera plus difficile que jamais de décrocher un travail.
À ce stade, il devient primordial d’établir des priorités basées sur des mesures objectives de souffrance, d’oppression et d’injustice réelles. Là, le véritable coût de l’insistance féministe portée sur le terme « oppression » devient visible.
Le sexisme existe en parallèle, et non à la place, du racisme et de l’exploitation économique. Les militantes féministes ne peuvent pas attendre des pauvres qu’ils et elles regardent avec reconnaissance et approbation quelque chose qui s’apparente à une campagne de la classe moyenne pour leur arracher encore plus d’emplois des mains.
La discrimination positive a surtout profité aux blanches
Les femmes et les hommes noir·e·s étaient parmi les premiers à exprimer leurs peurs de l’afflux de femmes blanches mariées sur le marché du travail. Elles et ils craignaient que cela n’entraîne une baisse de l’embauche des personnes noires qualifiées, compte tenu de l’ampleur avec laquelle la suprématie blanche avait réussi à écarter et à exclure les personnes non-blanches de certains emplois.
« Le sexisme existe en parallèle, et non à la place, du racisme et de l’exploitation économique. »
bell hooks, militante afroféministe