Fathi, Zénébech, Fanta et Hélène ont débarqué à Paname la tête pleine de rêves. Entre les nuits à la belle étoile, les violences faites aux femmes et les galères de papiers, leur quotidien de réfugiées est bien moins rose. Elles racontent leurs histoires.
En sirotant un jus d’orange, attablée au Belvil’ Café, Fathi raconte ses premières nuits dans le petit square qui borde le métro La Chapelle :
« Un soir, les hommes se battaient. L’un d’eux s’est fait poignarder. On a vu ses entrailles se déverser devant nous. A partir de ce moment, avec les autres filles, on a commencé à dormir assises. Moi, j’avais la chance d’être mariée. Mais les célibataires et les femmes vierges se faisaient sans arrêt assaillir par les hommes saouls. »
La voix de la jeune femme aux grands yeux noirs chevrote d’émotion quand elle remonte le fil de son histoire. Partie en 2014 du Soudan pour la Lybie, elle embarque sur un rafiot de fortune pour l’Europe. La France devait être la dernière étape de son chemin de croix. A peine débarquée à Paris, on lui indique le square crasseux. « C’est là qu’on dort ? » Alors qu’elle s’installe sur le gravier, un homme approche. Elle reconnait, incrédule, les traits de Khalid, son mari. Lui est parti quelques mois avant elle.
Tout comme Zénébech, Fanta et Hélène, Fathi a accepté de nous raconter son quotidien de femme réfugiée à Paris. Les longues nuits dans des camps, les hôtels lugubres et les galères administratives. Des récits de solidarité aussi : des militantes françaises leur ont tendu la main et grâce à elles, les réfugiées ont pu quitter la rue, propice aux violences faites aux femmes.
Fanta dans le RER. France terre d'asile a pu lui fournir un hébergement dans un hôtel meublé en région parisienne. / Crédits : Julia Rostagni
Harcèlement sexuel
Début août, Fanta, mêlée aux touristes, descend du Flixbus qui rejoint Paris. Son périple a débuté deux ans plus tôt. 16 ans à peine, elle a pris la route pour fuir un mariage forcé. Marche, bateau, train et car Macron jusqu’à Paname, donc. Michel, « un Congolais » qui la voit faire les cent pas, l’aborde. Il propose à Fanta de l’héberger pour la nuit. Le lendemain, il la dépose à Créteil où France Terre d’Asile tient une plateforme d’accueil. Lorsqu’elle se rend compte que la structure ne peut lui fournir un toit, la jeune femme s’assoit et fond en larmes.
Ce soir-là, malgré la peur, elle retourne chez Michel qui lui propose de l’accueillir dans sa chambre. Un rendez-vous à la préfecture est fixé deux semaines plus tard. Une démarche qui, espère-t-elle, lui permettra d’obtenir un hébergement. La jeune femme ne tiendra pas jusque-là. En pleine nuit, son hôte lui reproche, alors qu’il lui offre gîte et couvert, de n’être pas « gentille ». Un autre jour, le colocataire de Michel lui lance :
« A force de te voir, je vais finir par coucher avec toi. »
(img) Fanta retrace son histoire dans un petit cahier
Fanta prend la poudre d’escampette. Six mois plus tard, on la retrouve autour d’un jus d’ananas. La jeune fille a retrouvé un toit : « Chambre 116, à l’Apparthôtel de Torcy », annonce-t-elle, rayonnante de fierté sous ses longues tresses. Sa chambre ? Une petite pièce meublée de trois lits autour desquels s’empilent les affaires de trois jeunes filles, desservis par un couloir étroit. Pour autant, elle n’est pas tout à fait sereine. Ses souvenirs resurgissent : les nuits avec son mari âgé de 52 ans, alors qu’elle en avait seulement 16. Le jour où il lui a balancé une casserole d’eau bouillante sur la cuisse parce qu’il l’a surprise avalant une pilule contraceptive. La fuite. La prison. Encore la fuite, la traversée du Sahara en camion. La tentative de viol du gardien de la maison dans laquelle elle travaille en Libye, neuf mois durant. Le bateau, dans lequel 135 personnes se sont empilées. Certaines sont mortes en Méditerranée. Elle ne sait pas combien. Fanta n’arrive plus à dormir.
Pour passer le temps, elle se rend à la bibliothèque de Torcy. Et, de son écriture appliquée, trace dans un cahier de brouillon rouge de 96 pages le récit de son odyssée. Elle nous débite son histoire de manière quasi mécanique, comme si elle l’avait répétée des dizaines de fois. Cette mélopée monotone s’interrompt lorsque la jeune femme évoque sa mère, avant de reprendre dans un souffle :
« Une fois arrivée en France, j’ai tenté de la joindre. Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus entendre parler de moi. Qu’au pays, on la traitait de sorcière parce que son mari était mort, et que sa fille n’avait pas tenu le mariage. »
De grosses gouttes perlent sur ses joues enfantines.
Si tu veux des papiers, apprend ta géographie
Fanta attend la réponse de l’Office Français Pour les Réfugiés et les Apatrides (Ofpra) à sa demande d’asile. Fathi et son mari Khalid se sont vus rejeter la leur. L’institution estime qu’elle ne peut établir qu’elle est érythréenne, une nationalité qui donne un droit automatique à l’asile. Ils ont fait appel devant la Cour nationale du droit d’asile (Cnda). Fathi s’emporte :
« J’ai raconté ma vie au monsieur. Il ne me croyait pas. Je peux lui raconter encore s’il le veut, ça ne le fera pas changer d’avis. »
Fanta cuisine dans sa petite chambre / Crédits : Julia Rostagni
Malou et Nathalie, deux militantes rencontrées au cours de l’occupation du lycée Jean Quarré, dans le 19e arrondissement, l’accompagnent dans ses démarches. Elles tentent de convaincre la réfugiée d’appliquer les consignes de son avocate : apprendre par cœur le nom de la capitale de l’Érythrée, les couleurs de son drapeau, son hymne, en vue de la procédure en appel. Fathi juge l’exercice absurde. Elle n’a passé en Érythrée que les trois premières années de sa vie. Ensuite, elle a vécu en Ethiopie, puis, de 13 à 26 ans au Soudan. Fatiguée de devoir sans cesse se justifier, la jeune maman explose :
« Je ne dors plus. Je ne vis pas la vie que je souhaite. Je passe mes jours dans une chambre d’hôtel, je n’ai pas de perspectives, j’ai la tête pleine de questions, je fais des insomnies, j’ai des idées noires. »
Le regard de Fathi se perd à travers la vitre du bar bellevillois, puis elle se penche sur la poussette de son bébé, mutique. Malou prend le relais. Meneuse de revue au civil, elle fait office de traductrice. Franco-éthiopienne, elle parle amharique et peut discuter directement avec les filles :
« Le Soudan est une vraie plateforme de trafic de migrants. Là-bas, il y a encore des combats d’hommes, comme dans Ben-Hur. Fathi a rencontré son mari dans un dispensaire où elle était au repos après s’être fait défoncer la gueule et violer par des mecs. Elle a laissé sa mère au pays. »
Malou et Nathalie aident Fathi à régler les problèmes administratifs de son mari / Crédits : Julia Rostagni
Que se passera-t-il si la CNDA refuse d’accorder l’asile à Fathi et Khalid ? « Je crois que lorsqu’ils sont érythréens ou éthiopiens, la France ne renvoie pas trop les gens au pays. Par contre, fini le logement, l’allocation pour demandeurs d’asile. Ils sont mis dehors, et doivent attendre des années dans la clandestinité pour redemander des papiers. Ils doivent se débrouiller », explique Nathalie, une quinqua chaleureuse à l’accent montpelliérain. Pour l’instant, les militantes se battent, rappelant assistantes sociales, avocats, juristes… Fathi, de son côté, se rend chaque semaine chez Michèle, une prof de français à la retraite, pour des cours.
Logements précaires, vies précaires
Sur sa route, Fathi a bénéficié de la solidarité d’une poignée d’anonymes : Malou, Nathalie, Michèle… La première, une dame « d’une association catholique » dont elle n’a pas retenu le nom, qui paye des chambres d’hôtel aux femmes réfugiées de la Chapelle :
« Ça a été un grand soulagement. La vie en campement est encore plus difficile pour les femmes. Il y a des problèmes d’intimité et d’hygiène. Particulièrement lorsqu’on a nos règles. »
Elle passe donc ses nuits à l’hôtel, et ses journées à La Chapelle. « Un matin, nous sommes arrivées à Stalingrad, et ils avaient ramassé tout le monde. Khalid, mon mari, n’était plus là. » Elle l’a retrouvé dans la journée. Avec les autres femmes, elles décident de retourner dormir au camp de soudanais. Peut-être par peur d’être à nouveau séparés. « Le lendemain, on a été placés, avec mon mari, dans un hôtel à Ménilmontant », poursuit-elle en regardant ses mains jouer sur le guéridon. Le toit est là. L’hygiène, toujours pas :
« Il y avait des cafards, je devais glisser des chaussettes sous la porte pour qu’elle ferme. Et puis je n’avais droit qu’à un seul ticket restaurant par jour, alors que j’attendais mon enfant, et que j’étais tout le temps affamée. »
Seule dans sa chambre, les souvenirs reviennent et l'empêchent de dormir / Crédits : Julia Rostagni
Elle restera dans ce taudis dix mois, accouchement compris. « Lorsque j’ai visité la chambre de Fathi, je n’en revenais pas », s’indigne Nathalie :
« C’était un semi-hôtel de passe, lugubre, sale, bref, pas un endroit pour élever un enfant. Une des filles est partie prendre des photos. Et après, j’ai employé ma technique habituelle : appeler tous les élus de gauche de la mairie de Paris : il fallait reloger Fathi et Khalid. »
La méthode fonctionne. Ils sont aujourd’hui dans « un hôtel correct » du 18e arrondissement. La question de l’hébergement est d’autant plus compliquée à gérer qu’à leur arrivée, les jeunes femmes ont une image fantasmée de la France. Ici tout sera facile, croient-elles. « Les filles étaient un peu à côté de la plaque », commente Malou :
« On se faisait parfois presque engueuler parce qu’elles n’avaient pas d’appartement assez vite, que leur hébergement était loin de l’arrêt de métro, ou du centre de Paris. »
Fathi, sa fille et Nathalie à Paris. / Crédits : Julia Rostagni
Bébé à bord
Octobre 2016, Zénébech débarque à Paris avec le numéro d’Ophélie en poche. C’est une militante de Vintimille qui a filé à la jeune éthiopienne le contact de cette Parisienne arabophone :
« Que faire quand vous vous trouvez face à une femme enceinte jusqu’aux yeux? La laisser sur le trottoir ? »
Elle décide de lui ouvrir les portes de sa coloc’ à Asnières. Un choix pas évident :
« Nous avions déjà logé un jeune afghan, pendant beaucoup plus longtemps. Reprendre quelqu’un sous notre toit n’allait pas de soi, nous en avions discuté et nous nous étions mis d’accord sur le fait que nous l’hébergions mais que pour elle, comme pour nous, le mieux était qu’elle entre au plus vite dans le système du 115. »
Zénébèche avec son fils Rhobot. / Crédits : Julia Rostagni
Dès le lendemain de son arrivée, Ophélie accompagne Zénébech à la Coordination de l’accueil des familles demandeuses d’asile (CAFDA) pour préparer sa demande d’asile. Sauf que l’organisme ne sait pas vers qui elles doivent se tourner pour le suivi de grossesse de Zénébech. Faute de mieux, elles se rendent aux urgences de Clichy. L’échographie montre que Zénébech est enceinte de huit mois.
Rhobot est né le 2 décembre
Ces urgences sanitaires réglées, le binôme commence à appeler le 115. Le numéro d’urgence sociale leur obtient une place, pour 5 jours, dans un hôtel. Retour dans la coloc. Quelques jours plus tard le 115 oriente la femme enceinte vers un hôtel de Puteaux. Lorsqu’elles se présentent, une autre femme attend à l’accueil. L’hôtelier regarde son registre et lève la tête, gêné : « Je n’ai qu’un nom sur ma liste », s’excuse-t-il. Nouveau retour à Asnières. La troisième tentative sera la bonne. L’hôtel est lugubre et isolé. Impossible pourtant, d’être trop exigeante : en cas de refus, le 115 blackliste le demandeur.
Au bout de quelques jours, Zénébech préfère rejoindre le campement de Stalingrad et les autres habeshas (Éthiopiens et Érythréens), plutôt que de rester isolée dans l’hôtel délabré. Quelques jours plus tard, ils seront relogés dans une base de loisirs de Cergy. Là-bas, elle est nourrie, logée et on l’assiste dans ses démarches administratives. « La question de la grossesse n’entrait pas dans leur prisme d’analyse », assure Ophélie :
« Alors, fin novembre, j’ai pris ma voiture, et j’ai emmené Zénébech à l’hôpital. Rhobot est né le 2 décembre. »
Quand elle raconte cette histoire, attablée dans la chambre du Centre où vivent aujourd’hui Zénébech et Rhobot, un large sourire éclaire son visage.
Esclave d'une famille au Qatar, Hélène s'est enfuie lors d'un séjour en France / Crédits : Julia Rostagni
Le rêve français
A la table du Belvil’Café, Hélène, vêtue avec soin, balbutie quelques mots de Français en riant avant de reprendre en habesha, secondée par Malou. Éthiopienne commence tout juste une formation pour apprendre la langue de Molière, pour, à terme, devenir « coiffeuse ou vendeuse ». A Paris, elle continue à manifester contre le gouvernement éthiopien. C’est ce combat politique qui l’a contrainte à prendre la fuite. Devenue esclave d’une famille du Qatar, elle s’est enfuie lors d’un séjour en France. Avec l’aide du Comité contre l’esclavage moderne, Hélène a obtenu des papiers. Débarrassée de ce tracas, elle envisage l’avenir avec optimisme et espère obtenir un logement social rapidement, pour y élever l’enfant qu’elle attend.
Elle n’est pas la seule. Sur les huit femmes suivies par Nathalie et Malou, quatre sont tombées enceintes les deux dernières années :
« On s’est demandé pourquoi une telle épidémie. Peut-être pensent-elles qu’avec un enfant, on ne les expulsera pas ? Peut-être qu’après tant d’aventures, leur corps s’est relâché et elles se sont permises d’avoir un enfant ? »
Pas faute d’avoir insisté sur les méthodes contraceptives. « Au début, on leur courait après pour leur mettre des capotes dans les poches », se souviennent Malou et Nathalie en riant :
« Jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’elles ne savaient pas comment s’en servir ! »
Elles organisent alors un petit atelier pour leur apprendre l’usage des capotes. Avec les résultats qu’on sait. Arrivées dans un pays où leur enfant pourrait espérer un avenir meilleur, c’était peut-être simplement le moment.
Zénébèche et Ophélie sont restées très proches / Crédits : Julia Rostagni
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