À Mayotte, 101e département français, ces mineurs isolés rêvent d’école et de papiers. StreetPress te raconte l’histoire de Moussa, Anrafa, Oumi et les autres.
« Quand je suis rentré de l’école, maman n’était plus là, papa non plus. » Voix basse, tête baissée, Moussa, 14 ans, fixe son pupitre un peu déglingué. Dehors, une pluie battante vient boxer les carreaux d’une école de Mamoudzou, la plus grande ville de Mayotte. Poings serrés, l’adolescent refait le fil de cette journée qu’on lui a trop souvent racontée. Ce jour-là, la police aux frontières (PAF) a fait une descente à Koungou, une ville du nord-est de l’île. Les policiers sont rentrés dans les « bangas », ces petites cabanes de tôles bâties à la hâte et qui jalonnent le relief accidenté de Mayotte.
Son père et sa mère n’ont pas eu le temps de se cacher. Le lendemain, ils embarquaient pour les Comores, direction Anjouan. Une scène banale dans le 101è département. Ce petit bout de terre français au large du Mozambique, fait figure d’Eldorado pour ses voisins Comoriens très pauvres. Sur les trente mille reconduites aux frontières en France, plus de la moitié se passe ici, loin des yeux de la métropole.
Depuis quatre ans, Moussa vit dans une case. Il apprend à grandir sans la protection de ses parents ni de l’aide sociale à l’enfance. Séparé d’eux par 70 kilomètres d’océan, il fait partie des quelques 3.000 mineurs isolés étrangers (MIE) recensés sur l’île par le Défenseur des droits en 2015. Sur le papier, il devrait être « mis à l’abri » et bénéficier d’une place en foyer. Mais à Mayotte la machine sociale est grippée, alors il est allé vivre à Bandrajou, l’un des quartiers du plus grand bidonville de France, où s’entassent plus de 15.000 personnes.
Les enfants des rues
Traits tirés, Moussa s’applique à noircir son cahier de verbes à conjuguer. Une table à côté, Anrafa, 14 ans, foulard blanc sur la tête et tunique à poids sur les épaules, jette des coups d’oeils discrets sur un vieux smartphone. « Mes parents me manquent beaucoup, mais je reste en contact avec eux », explique-t-elle, téléphone en mains.
A 12 ans, Anrafa a fait la traversée seule en « kwassa » jusqu’à Mayotte. / Crédits : Axel Roux
Avec une cousine, elle est arrivée à Mayotte à 12 ans en « kwassa », ces petits canots de pêche qui servent à passer la frontière maritime entre Mayotte et les trois autres îles de l’archipel des Comores. Elle se rappelle encore la peur de naviguer sur ce « petit truc de cinq ou six mètres de long », où s’entassent plus de vingt personnes. Parmi les passagers, il y avait « beaucoup d’enfants seuls », comme elle. Leurs parents ont économisé pour leur offrir une vie meilleure. Depuis Anjouan, l’île la plus proche des côtes mahoraises, les passeurs font payer le voyage entre 700 euros et 1.000 euros. L’équivalent d’une année de travail, dans l’un des pays les plus pauvres du monde.
Comme Moussa, Anrafa a atterri au bidonville de Kawéni. Elle non plus n’est pas prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, ni scolarisée. À la place, ils tiennent les murs d’une salle de classe quelques heures par semaine avec le Village d’Eva, une association du coin qui organise des ateliers de rattrapage scolaire pour quelque 200 enfants des rues. Le plus souvent, la structure improvise ses ateliers directement dans les bidonvilles. « Mais avec l’arrivée de la saison des pluies, les cours ont été délocalisés dans des locaux prêtés par l’Éducation nationale », explique sa présidente Chakyla Yssouf. « Ici, j’ai un peu l’impression d’être comme les autres », confie Moussa.
L’éducation nationale n’arrive pas à suivre
Si Anrafa ignore pourquoi les portes de l’école lui sont fermées, Moussa lui commence à comprendre les méandres de l’administration française. « Je n’ai que mon extrait de naissance et mon carnet de santé avec moi », se désole-t-il, petite mine et cicatrice au-dessus du sourcil droit. Ailleurs en France, ces deux documents lui permettraient de s’inscrire dans n’importe quel établissement, mais dans le dernier département les choses se passent différemment…
Avant que ses parents ne soient expulsés, Moussa était inscrit dans une école du sud Mamoudzou. / Crédits : Axel Roux
Manque de moyens, de profs, d’établissements… Malgré les promesses de Paris, les infrastructures manquent et l’éducation nationale n’arrive pas à suivre. Ici, un habitant sur deux est âgé de moins de 18 ans. En 1976, année de son rattachement à la France, cette ancienne colonie comptait 6.000 élèves. Quarante ans plus tard, elle compte plus de 90.000 jeunes en âge d’être scolarisés pour une population totale de 212.000 habitants.
Chaque jour, c’est en moyenne 26 bébés qui naissent sur ces 376 km2. « L’équivalent d’une classe à construire tous les jours », résume Mohamed Nabhane, professeur à la retraite et ancien membre du Groupe de réflexion sur le devenir des Comores. Une association qui plaide pour le retour à l’unité des îles de l’Archipel. « C’est impossible », juge-t-il froidement :
« Aucun Etat n’a les moyens de créer autant de classes sur un si petit un territoire. »
Les autorités opèrent un tri. En plus des pièces justifiant de leur âge, les jeunes doivent fournir un justificatif de domicile ou et une attestation de délégation d’autorité parentale. Un dispositif illégal, selon le Défenseur des droits. Selon les estimations de l’institution, au moins 7.000 enfants ont ainsi été écartés : « En réalité, ils sont beaucoup plus. Quand on lui demande, le vice-rectorat ne sait pas. De toute manière, je crois qu’il ne préfère pas savoir », s’énerve Mohamed Nabhane. « C’est complètement cynique », dénonce Chakyla Yssouf la présidente de l’asso Village d’Eva :
« Vous imaginez sérieusement un gamin des bidonvilles sans parents réussir à réunir ces papiers ? »
Le rêve d’Oumi
Sur le bord de la route nationale, Oumi, 15 ans, regarde du coin de l’œil les cars scolaires coincés dans les embouteillages. Pour rentrer chez elle au bidonville de Bandrajou depuis Mamoudzou, Oumi doit marcher près d’une heure et demi. Quand elle avait deux ans, elle a embarqué un soir, dans un bateau de fortune, avec sa mère. Cette nuit-là, sa maman a perdu l’équilibre et est tombée à l’eau. En l’espace de vingt ans, selon les autorités comoriennes, au moins 12.000 personnes ont trouvé la mort dans ce petit bout d’océan.
Orpheline, Oumi vit avec sa tante Echati et ses cinq enfants dans une bicoque de Bandrajou où ils passent le plus clair de leur temps. Pour elles, le bidonville est d’abord un lieu à l’écart des mauvaises rencontres : peu de policiers viennent s’y aventurer dedans. Et quand la PAF débarque, les cris « au feu » résonnent de loin en loin. À l’alerte, les clandestins se carapatent dans le dédale de chemins de terre qui s’étend sur les collines.
Une femme marche dans les ruelles étriquées du bidonville de Kawéni, son enfant dans les bras. / Crédits : Axel Roux
« Entre 15.000 et 16.000 personnes vivent ici dans des conditions précaires », indique Aurélien Roisin, coordinateur de l’antenne de Médecins du Monde à Mayotte. Une situation préoccupante pour l’ONG, qui sur l’île, a mis en place un centre pédiatrique à destination des enfants étrangers. Malnutrition, lèpre, tuberculose… « On fait face tous les jours à des maladies de misère », relate Aurélien Roisin :
« Ici, le taux de mortalité infantile est quatre fois supérieur à celui de la métropole et le taux de couverture sociale pour les enfants frôle les 30%. »
Il y a deux mois, Echati a déposé une demande de délégation d’autorité parentale, pour devenir officiellement la tutrice d’Oumi :
« Si elle est acceptée, je pourrais peut-être l’inscrire à l’école. »
Grâce aux certificats de scolarité, sa nièce pourra justifier ses années de présence sur le département et faire une demande de régularisation. Un passeport pour partir du bidonville sans soucis. Mais quand on lui demande ce qu’elle veut faire plus grande, la réponse d’Oumi ramène irrémédiablement ici :
« Infirmière pour sauver les enfants de Kawéni. »
La mère des enfants perdus
Près du lit d’une rivière asséchée, Assiam, 12 ans et sa bande de potes, traînent entre les déchets. Maigre, craintif, il se méfie un peu des adultes. Sa mère a été arrêtée par la police alors qu’elle faisait des courses en ville. Il a fini par atterrir chez Maryama, une figure du coin. En plus de ses trois enfants, elle en héberge six mineurs isolés. « Je connaissais bien les familles », explique la matrone, les mains plongées dans sa lessive et le visage creusé par la fatigue.
« J’étais obligée d’aider. »
Des enfants seuls traînent dans les ruelles du bidonville. / Crédits : Axel Roux
Certains de ses protégés ne sont là que pour un temps. « Depuis les Comores, les parents expulsés tiennent souvent informés les nourrices de leur prochaine tentative de départ », explique la présidente du Village d’Eva Chakyla Yssouf. Mais tous ne reviennent pas, comme la mère d’Assiam qui a disparu des radars.
Sans soutiens, Maryama ne sait pas si elle pourra encore faire face longtemps. « C’est dur, très dur de trouver des repas [pour 10] tous les jours », explique-t-elle, crispée, dans un coin de son banga. Elle semble éreintée :
« Assiam pleure beaucoup quand il ne mange pas. Des fois, je me dis… Des fois, il me dit que sa famille lui manque trop et qu’il veut retourner aux Comores. Voilà. »
A ses côtés, sur le rebord d’un canapé, Assiam regarde défiler des dessins animés sur une vielle télé. Quand Maryama quitte la pièce, il ose d’une petite voix :
« Moi je veux rester là, je ne veux pas retourner dans la rue. »
Une situation explosive
Sur les hauteurs de Cavani, en périphérie de Mamoudzou, un petit groupe tue le temps près d’un manguier. Perché sur un bloc de béton, Fayal, pousse le volume de son smartphone à fond. Puis, sur fond d’Afrotrap, brandit de son sac une carte de bus scolaire. « Je suis un voyou à l’école », lâche-t-il en agitant le bout de plastique comme un trophée.
A 17 ans, Fayal a réussi à décrocher son ticket pour l’école. Mais la scolarisation ne résout pas tous les problèmes. Il y a six mois, son oncle l’a mis dehors. Sec comme un coup de trique, il lance :
« Tu crois que l’école va résoudre mes problèmes ? Déjà, y’a pas de boulot. Je fais comment pour manger dans tout ça ? Ben je suis obligé d’arracher des téléphones, c’est tout. »
Face à lui, Azdine, 17 ans aussi, fines tresses sur la tête, acquiesce :
« Le système est pourri. Y a rien pour la jeunesse. On peut seulement compter sur nous pour ramener de l’argent. Ici on est à voyouland, on n’a pas d’autres solutions. »
Après l’expulsion de sa mère aux Comores, Assiam, 12 ans, a atterri chez Maryama, une matronne du coin qui recueille les enfants perdus. / Crédits : Axel Roux
Educateur de rue à la Croix Rouge, Ben Ayed connaît bien le phénomène. « Le nombre de mineurs en errance explose et on a très peu de professionnels qualifiés pour faire face », explique le travailleur social de 28 ans. « L’aide sociale à l’enfance croule sous les dossiers, c’est à peine s’ils arrivent à en suivre 300 », souffle une autre qui préfère rester anonyme.
« Il suffit d’un rien pour que ça pète », assure Ben Ayed. La dernière rixe qu’il a en tête est partie d’un match de foot entre jeunes de deux quartiers rivaux :
« L’arbitre n’a pas sifflé un tacle, le match s’est terminé à coups de machette. »
Les mineurs isolés expulsés en toute illégalité
Pour esquiver ce genre de scène, Toiliha sort rarement. C’est à peine s’il se rend seul en ville. Quand son grand frère lui paye sa place dans un bateau, l’ado, 15 ans à l’époque, s’attend à débarquer « au paradis ». Deux ans plus tard, il se souvient des coups de fil de son aîné :
« Il me disait de venir, il répétait : “Tu verras, l’école est gratuite, tout sera plus facile pour toi.” »
Il déchante très vite. Le vice-rectorat refuse son dossier d’inscription à l’école. Son frère fonde une famille et le laisse se débrouiller seul. Sans argent, il vit chez une cousine. Sans perspective, il rumine. À 17 ans, il a désormais un duvet en guise de moustache et une boule au ventre. « Rien ne s’est passé comme prévu », se désespère-t-il :
« Je n’aurais pas dû partir. J’ai foutu ma vie en l’air. Je n’aurais pas dû écouter mon frère. Quand on est aux Comores, on ne nous dit pas la vérité. Ici, il n’y a que l’échec. »
La peur aussi. La fois dernière, un de ses amis s’est fait embarquer par la PAF. Il avait 16 ans, il aurait dû être relâché : la loi interdit en effet d’expulser un mineur sans ses parents. Mais à Mayotte la police fait du zèle. « Les enfants étrangers sont placés au centre de rétention administratif (CRA) et rattaché arbitrairement à un adulte sans lien de parenté », explique Méline Moroni, juriste chargée de mission au CRA de Mayotte.
Un tour de passe-passe dénoncé par le Défenseur des droits. « Mais ici rien ne change », soupire Albert Nyanguile, président de l’antenne locale de La Cimade :
« Les autorités profitent du sentiment général contre les clandestins pour fermer les yeux sur des pratiques aberrantes. »
Interrogée sur ce point, la préfecture de Mayotte n’a pas donné suite.
Repartir
En finir avec Mayotte, Toiliha y pense désormais constamment. Il échafaude des plans dans sa tête. Depuis la plage de Trévani, au nord-est de l’île, il explique que les côtes de Madagascar ne sont pas si loin… près de 700 kilomètres, tout de même. Là-bas, il imagine que la vie sera moins dure. Quoi qu’il arrive, il ne veut pas retourner aux Comores, « ça serait un échec ». Et personne ne souhaite son retour. Ses parents restent convaincus que le mieux pour lui, c’est la France. « Le 29 décembre, j’aurai 18 ans », sourit-il :
« Toute ma vie d’enfant, j’ai laissé les autres décider à ma place. Maintenant, j’attends mes 18 ans pour partir de là. »
Après deux ans passés à Mayotte, Toiliha, 17 ans, veut désormais tout faire quitter l’île. / Crédits : Axel Roux
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