Pour Jérôme, ancien livreur à vélo, il est grand temps de se libérer de ces plateformes « collaboratives » qui précarisent dangereusement les travailleurs. Un autre modèle est possible.
Chaque ère de modernisation du travail mène vers davantage d’exploitation. La dernière en date, c’est bien la « révolution numérique ». Je veux bien qu’on parle de « révolution » mais alors au sens étymologique, comme la planète qui tourne en rond, qui revient toujours à sa position initiale. On régresse !
On n’a aucune protection en cas d’accident
Entre autres bons côtés de ce taf, il ne faut surtout pas oublier les accidents, directement liés à nos conditions de travail.
« Pour atteindre les 1.200 – 1.500 euros nets par mois, il faut bosser au moins 12 heures par jour, 6 jours sur 7 »
Jérôme Pimot, ancien coursier à vélo
Le candidat idéal de ces plateformes, c’est le jeune de 20 ans qui adore la performance et qui passe son temps à mater les compétitions sportives. Moi, plus vieux, je voulais surtout faire un boulot utile tout en roulant proprement dans Paris.
Comme on est payés à la tâche, aux alentours de 5 ou 6 euros la course, il faut pédaler très vite. Ce tarif est net d’impôts reversés au RSI [Régime social des indépendants] et nets de toute protection sociale aussi. Pour atteindre les 1.200 – 1.500 euros nets par mois, il faut bosser au moins 12 heures par jour, 6 jours sur 7. Beaucoup arpentent les rues le week-end, c’est plus rentable, en dépit de leur vie sociale.
On passe notre vie à slalomer entre les voitures et les voies de bus. On ne prend pas les pistes cyclables, parce qu’il y a toujours des piétons qui traversent n’importe comment.
En 2004 déjà, l’Inspection générale du travail et des Transports s’est interrogée sur l’accidentologie du métier de coursier. A l’époque, Uber n’est pas encore là. Les chauffeurs sont salariés. Le rapport de l’Inspection pointe déjà la dangerosité de ces livraisons en scooter, à moto ou à vélo, payées à la course ! Ce principe est ensuite interdit.
« Pour encourager la performance, les plateformes jouent la carotte avec des primes très intéressantes. Quand j’ai commencé chez Tok Tok Tok, le meilleur livreur de la flotte recevait une prime de 4.000 euros par mois »
Jérôme Pimot, ancien coursier à vélo
Sauf pour les plateformes, puisqu’on est supposés indépendants. Deliveroo et compagnie font ce qu’elles veulent. En deux-roues, nous sommes parmi les plus exposés aux gadins. Je me suis cassé le poignet en descendant le boulevard Magenta à Paris et en essayant d’éviter un piéton qui s’engageait sur la piste cyclable sans regarder. Deux mois d’arrêt et un mois de rééducation : heureusement que j’avais mis un peu de côté, sinon je n’aurais pas pu vivre. On ne touche rien dans ce cas-là. Beaucoup des livreurs roulent d’ailleurs avec un plâtre.
On joue à quitte ou double
Pour encourager la performance, les plateformes jouent la carotte avec des primes très intéressantes. Quand j’ai commencé chez Tok Tok Tok, le « livreur du mois » (on est indépendant hein…) de la flotte recevait une prime de 4.000 euros par mois ; en plus de ses livraisons, c’est énorme !
Je me rappelle de Stéphane, un collègue. Un jour, je le croise et il me dit : « Eh Jérôme, tu sais pas qui a eu la prime ce mois-ci ? » On est au mois de juillet 2014, en pleine canicule. Les vacances approchent. Il poursuit : « Ben, c’est moi. »
Trois semaines plus tard, au mois d’août, je le revois. Il pleuvait beaucoup à ce moment-là. On bossait en scooter à l’époque. Il a essayé de cravacher pour recevoir la prime à nouveau. Il a glissé avec son scooter. Lui ça allait, juste un peu sonné, mais son scoot’ était foutu. En tombant, il a perdu le téléphone de Tok Tok Tok. Il a fallu qu’il rachète tout et qu’il rembourse le téléphone (en liquide accessoirement). Il a arrêté de bosser pendant trois semaines, le temps de se retrouver un scooter. Sa prime y est passée !
Nous devons renverser le système
« Ils vont faire quoi les jeunes dans quelques années, quand Uber aura créé la voiture autonome ou livrera par drones ? »
Jérôme Pimot, ancien coursier à vélo
Nous sommes des cobayes qui permettent aux plateformes d’envahir le terrain au maximum, de se répandre, à moindre coût avec pour seul objectif, celui de baisser le coût du travail, pour proposer des services de livraison toujours moins chers.
Il faut s’attaquer au discours politique d’un Macron qui dit qu’avant ces jeunes tenaient les murs et que grâce à ces plateformes ils ont enfin un but et un « salaire ». Ils vont faire quoi les jeunes dans quelques années, quand Uber aura créé la voiture autonome ou livrera par drones pour faire les livraisons ? On va vers une société de plus en plus violente, à l’image de la violence sociale de ces entreprises. Ils vont passer de travailleurs à révoltés !
Pour supprimer cette précarité organisée, il faut s’organiser : avec plusieurs autres livreurs, nous voulons porter les valeurs de l’ESS, l’économie sociale et solidaire. « Social » et « solidaire »… Ce sont justement ces deux « S » que ces boîtes nous ont volés.
Ces plateformes de l’ubérisation parlent d’une soi-disant « économie collaborative ». Ça ne veut rien dire. Il n’y a rien de collaboratif dans le fait de se faire exploiter et de n’avoir aucun statut social. Les plus fanatiques d’entre nous gagnent 2.000 – 2.300 euros par mois. C’est ce qu’ils devraient gagner en net, mais à la différence des salariés, eux ne cotisent pas pour l’avenir et n’auront jamais ni retraite, ni congés payés, ni chômage, ni arrêt de travail rémunérés… Sans compter que, grandes absentes de l’ubérisation, les cotisations patronales sont un des socles du modèle social français.
Attaquer et créer
Après Tok Tok Tok en mai dernier (l’affaire est toujours en cours), j’aurai bientôt rendez-vous aux prud’hommes avec d’autres livreurs bien déterminés. Faut pas trop traîner. Mieux vaut attaquer les plateformes tant qu’elles sont encore en activité. Je me suis déjà attaqué à Take Eat Easy après que la boîte a coulé. C’était plus dur. Nous, les prestataires de service, on est tout en bas de la pile des priorités en cas de liquidation. On arrive après les quelques salariés qui récupèrent leur arriérés, parfois même les cadres qui exploitent les livreurs.
« Ces plateformes de l’ubérisation parlent d’une soi-disant « économie collaborative ». Ça ne veut rien dire. Il n’y a rien de collaboratif dans le fait de se faire exploiter et de n’avoir aucun statut social »
Jérôme Pimot, ancien coursier à vélo