Prenez quelques généralités sur la « charia », oubliez le contexte, ne lisez aucune étude sociologique et vous obtiendrez une couverture comme celle de Causeur ou de Valeurs Actuelles. Le sociologue Etienne Pingaud décrypte la mécanique de ces dossiers.
Il ne faut pas répondre à la Une de Causeur sous la forme d’une joute rhétorique, mais examiner les faits. Or en la matière, Causeur vise évidemment d’autres desseins que ceux de la connaissance de la complexité de ces faits.
L’histoire de la Une de Causeur sur « La Charia au coin de la rue, toujours plus de territoires perdus » démarre finalement en 2002, quand paraît un ouvrage au titre évocateur : Les territoires perdus de la République, qui décrivent des quartiers populaires perdus pour l’acquisition des valeurs républicaines, gangrénés par une haine antisémite et une violence sexiste dont la jeunesse dite arabo-musulmane serait le véhicule.
Par les menaces et intimidations, ces caïds auraient même obligé le corps enseignant à renoncer à tous les points potentiellement polémiques des programmes d’histoire-géographie. On sait que la formule a fait florès, devenu un mode ordinaire de présentation des cités repris par nombre de ministres depuis.
Les habitants des quartiers se seraient convertis à une « culture » de l’Islam radical
Quinze ans plus tard, le coordinateur de cet ouvrage publie un nouvel opus, Une France soumise, dont Causeur entend se faire le relais dans ce numéro de janvier.
C’est toujours le même tableau, sauf que désormais le responsable de cette dérive est clairement identifié : l’Islam radical, présenté comme une sorte de « culture » à part entière à laquelle les habitants des quartiers se seraient donc convertis en masse.
Et ce serait la faute des profs, journalistes et politiques « islamo-gauchistes »
La transition qui a mené à ce leadership est difficile à saisir, et même jamais explicitée dans le détail, mais à la lecture des nombreux textes qui convergent pour dénoncer ce phénomène, on comprend qu’un certain nombre d’acteurs ont joué un rôle central : des journalistes de gauche transis par les nouvelles classes populaires, des hommes politiques lâches et clientélistes (tels des “Ali Juppé” ou “Farid Fillon”), des enseignants de ZEP rompus aux pédagogies nouvelles, auxquels s’ajoutent désormais des propagateurs zélés (et souvent cachés) de l’Islam : frères musulmans, CCIF, adeptes de Tariq Ramadan… toute cette nébuleuse convergeant dans un “islamo-gauchisme” aussi néfaste qu’enclin aux compromissions.
Copié-collé ? La Une de Valeurs Actuelles du 19 janvier 2017 / Crédits : Valeurs actuelles
Dans les versions les plus radicales, des quartiers de France sont mêmes considérés comme régis par des musulmans imposant leur « propre code civil », voire carrément la « Charia ».
En fait, pour Causeur, la « culture » musulmane est différente par essence
Derrière la question de l’Islam et des fantasmes qu’il nourrit se dessine une transformation de la manière de percevoir les banlieues et les questions sociales qui s’y posent : une grille de lecture identitaire s’est imposée comme largement dominante.
Le phénomène n’est pas totalement nouveau : les thématiques culturelles étaient déjà présentes dans les débats sur l’immigration des années 1970 et surtout 1980, autour des problématiques de la double culture ou de l’intégration, par exemple.
La focalisation s’est toutefois considérablement amplifiée au cours de ces dernières années, en même temps que les débats tendaient à se cristalliser sur la question de l’Islam. S’est ainsi répandue peu à peu l’idée d’une différence culturelle « par essence » entre les musulmans et le reste de la société.
Il y aurait des valeurs gauloises et des valeurs « autres »
Beaucoup de facteurs ont concouru à ce glissement : la visibilité croissante de l’Islam dans l’espace public, le contexte international, les attentats, la course à la captation de l’électorat du FN, l’accélération de la précarité…
« la visibilité croissante de l’Islam dans l’espace public, les attentats, l’accélération de la précarité… Tout cela favorise, renforce l’idée d’une différence culturelle par essence entre les valeurs françaises et les valeurs musulmanes »
Etienne Pingaud, sociologue
Au final tous ces aspects ont conduit à ériger une distinction aussi artificielle qu’efficace entre des supposées valeurs françaises, « gauloises » ou républicaines traditionnelles, et des valeurs culturelles « autres », généralement associées à l’Islam.
La force de l’argument repose en bonne partie sur son flou
La force de l’argumentation sur les « valeurs » repose en bonne partie sur son flou, puisque les valeurs en question ne sont jamais précisément définies.
Mais le problème est que cette différence est devenue une évidence pour beaucoup de gens, y compris pour des gens de très bonne volonté qui prônent et s’engagent pour le dialogue, la cohabitation ou la valorisation d’une double culture.
Cette théorie de la menace culturelle sur les « valeurs » françaises fait le buzz
Tout ce qui vient accréditer l’hypothèse d’une menace culturelle sur les « valeurs » de la société française a ainsi désormais les chances de faire la Une, puisque c’est une source inépuisable de rebonds médiatiques : ça suscite des polémiques, donc des invités, des controverses, des prises de position…
« Tout ce qui vient accréditer l’hypothèse d’une menace culturelle sur les « valeurs » de la société française a désormais les chances de faire la Une »
Etienne Pingaud, sociologue