Au pied du pont Riquet, ils étaient jusqu'à 50 à s’affronter, à coups de barres de fer et de planches cloutées. Jusqu'à ce jour d'octobre 2016 où sur un coin de trottoir, le 18 et le 19e arrondissement ont conclu un accord de paix. StreetPress te raconte.
Rue de la Goutte d’or, Paris 18e – À l’Espace Jeune, c’est jour de match. Une vingtaine de kids du quartier squattent les canap’. Ils ont le regard vissé sur l’écran géant qui diffuse la rencontre des Bleus quand au loin un bourdonnement se fait entendre. Des motards tournent dans le quartier. Les sept pilotes viennent du 19e, l’arrondissement rival. Ils crient : « Nique le 18e. » La tension monte dans le petit local. Au troisième passage, les jeunes abandonnent l’Euro. Il faut laver l’affront. « On n’a pas pu les retenir », soupire Jean-Louis Mendy, l’un des éducateurs de la structure.
Dans la rue, tout va très vite. Les gosses se saisissent de ce qui tombe sous leurs mains pour les jeter sur les intrus. En surnombre, ils forcent les provocateurs à s’arrêter avant de les dépossèder de leurs montures. Du côté du 19e, on sonne la retraite. L’un des assaillants se fait rattraper. Selon plusieurs témoins, il aurait passé un très sale quart d’heure. Comble de l’humiliation, son lynchage aurait été diffusé en direct sur Périscope.
Jean-Louis Mendy, posé à l'Espace-Jeune de la Goutte d'Or. / Crédits : Denis Meyer
L’affront appelle des représailles. « Après ça, c’est parti en couille », euphémise Karim, l’un des éducateurs du Lieu d’Accueil Innovant (LAI), un espace pour les jeunes, à deux pas de la Chapelle :
« Deux types en scooter ont tourné pendant plusieurs jours dans le quartier. Ils étaient cagoulés et armés. Une nuit, ils ont fini par trouver leurs cibles et tirer sur trois gars. »
Si selon les premiers éléments de l’enquête, la fusillade n’aurait rien à voir avec la guerre de territoire, la rue répond le contraire. Pour tout un quartier, le 19e s’est vengé. Karim, lui, refuse de trancher :
« Même si je savais qui a fait ça, je ne dirais rien. Quand ça parle de brolique [arme à feu, ndlr], je me mets sur le côté. »
Une guerre qui ne dit pas son nom
Dans son bureau vitré, au fond du LAI, Karim (1) conserve un véritable petit arsenal de guerre. Lattes en bois, longs bâtons et barres de fer sont à peine dissimulés par la porte ouverte. « Ça, c’est ce que j’ai confisqué cette semaine », confie le jeune éducateur en maillot de la Thaïlande. C’est à quelques encablures de ce centre social, au pied du pont Riquet, que les mômes des deux arrondissements se filent rencards, chaque semaine ou presque, pour se castagner. Ils sont parfois jusqu’à 50, raconte un voisin. Des rixes d’une rare violence, malgré la jeunesse des protagonistes. La plupart n’ont pas 15 ans et pourtant, ils n’hésitent pas à faire couler le sang, comme l’explique Cédric Kazmierczak, policier rattaché au commissariat de la Goutte d’Or :
« Les collègues ont vu certains brandir des barres de fer ou des planches avec des clous. Ils font pareil que dans Game Of Thrones. »
La frontière... / Crédits : Denis Meyer
Caméras de surveillance, patrouilles renforcées… Si les forces de l’ordre mettent le paquet pour endiguer le phénomène, rien n’y fait. Les os cassés se comptent par dizaines. Un jeune au moins a fini dans le coma. Un autre est défiguré. Cette guerre, qui ne dit pas son nom, ne se résume pas à une succession de batailles rangées. Deux petits groupes qui se croisent dans la même rame de métro ou un jeune qui circule en territoire ennemi peuvent déclencher un incident. Une maman de la Goutte d’Or raconte l’agression de son fils de l’autre côté de la frontière :
« Comme il venait du 18e, ils l’ont tapé. Il était avec son éducatrice qui a tenté de s’interposer. »
Sans succès. Le môme de 13 ans finit à l’hôpital, le crâne ouvert.
De l'autre côté du pont qui sépare les deux arrondissements, les kids enfilent les paniers. / Crédits : Denis Meyer
Les acteurs sociaux estiment que 100 à 200 jeunes au total sont impliqués dans ce conflit. « On ne sait pas pourquoi ils se battent », soupire un élu. Dans les rues des deux quartiers, chacun y va de son histoire. Pour Jean-Louis, tout serait parti d’une baston à la fin d’un match de foot il y a deux ans. La maman du jeune agressé devant son éducatrice fait, elle, remonter le conflit à 2012 et « une fête de quartier » qui aurait dégénéré à Stalingrad. Selon Karim, c’est un simple post Facebook qui aurait mis le feu aux poudres. Du côté des jeunes, ce n’est pas plus clair. L’un d’eux évoque « une histoire de fille », sans s’étendre. Son pote rebondit :
« Le fric ! C’est toujours le fric derrière… »
La frontière invisible
Octobre 2016, un crachin glacé arrose le bitume tandis que le petit cortège se met en branle. « Arrêtez de bagarrer ! » Une première voix timide lance le cri de ralliement, bientôt repris en cœur par la petite troupe de mamans :
« A-rrê-tez les enfants, a-rrê-tez les co-nne-ries ! »
Aissatou (1) rythme le slogan au son du Derboukas. Trois fois déjà, ces matrones venues des deux arrondissements ennemis sont descendues dans la rue pour protester contre cette frontière invisible qui bouche l’horizon de leurs mômes. Après 1h30 à subir la pluie, les quelques dizaines de parents pénètrent l’enceinte du Shakirail, point d’arrivée de la manif, juste à côté de la frontière. Tout le monde se serre sous la tente placée à l’entrée du squat.
Malgré la pluie, quelques dizaines de parents défilent contre les violences. / Crédits : Denis Meyer
Tandis qu’on serre les plâtrées de riz dans des assiettes en plastique, Aminata (1) accepte de raconter son histoire, à la condition de taire « le nom de la famille ». Elle crèche à la Goutte d’or, à quelques centaines de mètres de Stalingrad où réside son frère. « J’y ai envoyé mon fils chercher de la nourriture. » Le gamin appelle sa cousine et se fait livrer à domicile. Une entourloupe pas vraiment du goût de sa mère qui, la fois suivante, fait la grosse voix. « Il m’a dit : “Je veux bien y aller, mais si on me tue, c’est de ta faute” », rembobine Aminata emmitouflée dans sa grosse veste, les cheveux couverts d’un fichu aux motifs colorés.
Quand ce n’est pas la peur, ce sont les traces de coups qui délient les langues des enfants. Au mois d’août, Sali découvre le visage de son fils de 17 ans couvert d’hématomes. Son seul tort, assure-t-il à sa mère : avoir franchi la frontière invisible. Par peur des représailles, il refuse de donner le nom de ses agresseurs, explique-t-elle une assiette de mafé sur les genoux. Même histoire ou presque pour le fils de son amie, Maria (1). Le jour de la rentrée des classes, il se fait passer à tabac. « Juste parce qu’on habite dans le 18e», il se fait casser une dent et arracher son téléphone. Un smartphone « offert par son frère ». Pas rien pour cette famille qui ne roule pas sur l’or. Malgré les réticences du jeune de 17 piges, « son père l’a emmené porter plainte », complète-t-elle.
Lydie Quentin et Les Enfants de la Goutte d’Or se démènent pour mettre fin à cette guerre. / Crédits : Denis Meyer
« Les mamans et les papas [ils sont deux, ndlr], vous pouvez être fiers de vous. Vous pouvez vous applaudir », lance Lydie Quentin des Enfants de la Goutte d’Or, l’asso qui épaule ces parents des deux arrondissements unis dans un même combat. Une femme, jusque-là discrète, glisse en aparté :
« C’est notre problème à tous, faut pas croire qu’on est des mauvais parents. »
Bandes de jeunes
« On peut penser que ceux qui se battent sont des gosses à problèmes, mais c’est plus large que ça », stoppe tout net un fonctionnaire des services sociaux quand on l’interroge sur le sujet :
« Ca avait pris une telle ampleur que des jeunes plutôt bons à l’école pouvait se retrouver à 17h30 à la Halle Pajol pour se battre. »
Il raconte l’histoire de sa fille. Scolarisée dans l’ouest du 18e, elle est bien loin de l’épicentre du conflit qui oppose les quartiers Marx Dormoy et Goutte d’Or à Riquet et Stalingrad. Elle a pourtant reçu plusieurs chaînes de textos lui annonçant la tenue de bastons à la Halle Pajol :
« Les gamins savaient que c’était là qu’il fallait être. Ils ne savaient pas de qui ça partait ni pourquoi ils se battaient. Mais ils y allaient. »
Bonne ambiance à l'Espace Jeune. / Crédits : Denis Meyer
Le bouche à oreille se fait par les réseaux sociaux. Sur la toile ou par téléphone, les deux camps se provoquent ou se filent rencard. « Un des jeunes me disait qu’il avait le numéro des mecs du 19e. Je ne le croyais pas », se souvient Jean-Louis :
« Mais il l’a appelé devant mes yeux pour l’insulter. »
Pour Mohammed, le charismatique boss de l’Espace Jeune de la Goutte d’Or, impossible d’appréhender ce conflit sans comprendre le phénomène de bande. En substance, la violence contre un ennemi commun est un outil de cohésion dans le groupe et non une fin en soi. Les jeunes qui participent à cette guerre en tirent un prestige. Face à ce constat, certains établissements scolaires ont mis en place un parcours de réinsertion pour les jeunes qui reviennent de l’hôpital. Pour éviter qu’ils deviennent les nouveaux héros du collège, ils tentent de les tenir à l’écart. Ils leurs proposent d’abord des activités en petits groupes voire individualisés, avant de les réintégrer quelques jours plus tard dans leur classe.
Le proc’ Molins entre dans le game
Si aujourd’hui les établissements scolaires et les pouvoirs publics ont une batterie d’outils à leur disposition pour tenter de sortir les jeunes de cette dynamique, ça n’a pas toujours été le cas. « Au début, les responsables associatifs parlaient peu de ces bagarres », regrette un fonctionnaire en charge du dossier :
« On savait que ça existait mais on en parlait comme d’une guerre des boutons. Comme quelque chose de pas très sérieux »
Au milieu de l’année 2014, les mairies du 18e et du 19e découvrent l’étendue du phénomène. Flics, profs, associatifs et élus s’échangent leur 06. Ils décident de monter une mini agence de renseignement :
« Quand les surveillants de collèges entendaient parler de quelque chose, dans la cours de récré, ils nous appelaient. »
Côté sécu, on gère le dossier de manière pragmatique. Après l’agression d’un élève en terrain ennemi lors d’une sortie scolaire, les collèges du 19e renoncent à aller faire du sport dans l’arrondissement voisin. Quant aux établissements scolaires du 18e arrondissement, ils demandent aux policiers de sécuriser les visites au 104, un espace culturel situé dans le 19e.
32 jeunes font déjà l’objet d’une enquête de police. / Crédits : Denis Meyer
En juin 2015, les voyants sont malgré tout au rouge. « On nous signalait plusieurs rixes par semaine », confirme Sarah Proust, adjointe au maire du 18e en charge de la sécurité. Un fonctionnaire se souvient :
« Il y avait des blessés graves. Certains gamins se battaient à coups de sabres. »
Le procureur de la République en personne se saisit du dossier. François Molins convoque une réunion d’état-major à l’Hôtel de Ville de Paris. Devant les maires des deux arrondissements, leurs adjoints en charge de la sécurité et de la jeunesse, les commissaires et le recteur de l’académie de Paris, Molins tape du poing sur la table. Il a géré Charlie Hebdo et le 13 novembre, il ne va pas se laisser démonter par une bataille de quartiers. Sarah Proust, se souvient de la table ronde :
« Quand un mec comme lui te rappelle qu’on est face à 200 gamins, ça recentre. On doit être en capacité de trouver une solution. »
De cette réunion sort un véritable plan de bataille : veille sur les réseaux sociaux, stages d’autorité parentale, maraudes conjointes à la frontière des deux arrondissements, suivi des mineurs impliqués. Sur les six premiers mois, 63 dossiers d’ados pris dans cette guerre passent entre les mains d’une cellule créée à cet effet. Parmi eux, 32 jeunes font déjà l’objet d’une enquête de police pour leur participation aux rixes. Chacun se verra proposer un suivi personnalisé de la part des services sociaux.
Au mois d'août, la tension semble retomber. / Crédits : Denis Meyer
Août 2016, la tension semble retomber dans le 18e. « Il y a moins d’embrouilles depuis le début du mois », constate Jean-Louis Mendy. L’espace jeune est quasi désert. De nombreux gamins profitent de séjour financés par la mairie. Espagne, Croatie… Ils découvrent l’Europe. « Une manière de sortir les jeunes pris dans ces rixes de quartiers », assume Sarah Proust. Un jeune, jogging et maillot du Real, croisé quelques minutes plus tard, promet pourtant une rentrée animée. C’est finalement un traité de paix signé sur un coin de bitume qui mettra fin à la guerre.
Une paix signée sur un coin de trottoir
Début novembre. Malgré la grisaille de l’hiver, le square Léon continue sa vie. Une dizaine de mômes tapent la gonfle. Assis sur le banc qui surplombe le city-stade, Karim (1) et Lucas (1) partagent un gros joint de weed pure. Une embrouille éclate à quelques mètres à peine. Insultes. Les deux acolytes surveillent la scène du coin de l’œil. Coup de poing dans la figure. Karim, blasé, se lève pour séparer les deux belligérants. Quelques instants plus tard, il reprend sa place et la conversation :
« C’est terminé. Il y a une trêve qui a été négociée. »
Il n’en sait pas beaucoup plus, si ce n’est que le traité fait suite au décès d’un jeune du 19. Quelques jours plus tard, Nathalie complète l’histoire. Attablée dans les locaux des Enfants de la Goutte d’Or, cette maman de 52 ans déroule l’histoire commencée dans la nuit du 15 au 16 octobre. 2h15, deux jeunes en scooter ralentissent au niveau du Luxury, une chicha de la rue de Crimée. Une voiture les prend immédiatement en chasse, détaille France Info. Elle percute le deux-roues au début de la rue de l’Ourcq. L’un des hommes se relève, braque son arme, et tire sur la Clio. Le passager, âgé de 25 ans est mortellement blessé. « On ne sait pas si c’est lié à la guerre entre les arrondissements », précise Nathalie avant de dérouler la suite des événements. Elle connaît chaque subtilité du quartier où elle a élevé ses sept enfants.
Fermé pour cause de coups de feu. / Crédits : Denis Meyer
L’histoire prend des airs de Roméo et Juliette. Éplorée, la sœur de la victime appelle son « ami ». Lui, est jusqu’au cou dans cette guerre qui l’a envoyé un temps en prison, mais il appartient à l’arrondissement ennemi. Mais son sang ne fait qu’un tour, raconte Nathalie :
« Il a dit : “Je connais très bien cette famille, je vais risquer ma vie mais j’y vais. Même si c’est dans le 19e” »
Une poignée d’amis du 18e et « deux grandes sœurs » se décident à passer la frontière interdite avec lui. À peine arrivés dans le 19e arrondissement, les téléphones sonnent, l’info circule. Une bande de jeunes du quartier les entourent, menaçant. Les noms d’oiseaux fusent. L’une des sœurs, bientôt rejoint par un grand frère de Stalingrad s’interpose. Les aînés tentent de négocier un laissez-passer. Sur un coin de trottoir, les kids du 19 improvisent un conseil de guerre, d’où sort une proposition inespérée. Ils acceptent de laisser passer la petite troupe, si le 18e s’engage à mettre fin définitivement au conflit. D’un mot, l’accord de paix est paraphé.
La vie continue... / Crédits : Denis Meyer
Comme pour entériner l’armistice, une délégation de mômes se rend à la levée du corps quelques jours plus tard. « Ils ont fait la prière, tous ensemble ». Par la suite, les kids du 18 pointent leurs nez dans l’arrondissement ennemi. « Pour voir si les jeunes du 19e tenaient parole », complète Nathalie. Pas d’altercation. La matrone veut croire que la trêve sera durable, mais reste vigilante :
« Mais nous, les parents on va continuer notre action ensemble, pour pas que ça reprenne avec les plus petits. »
The end. / Crédits : Denis Meyer
(1) Les prénoms ont été modifiés.