24/07/2015

Trouver un bâtiment / Forcer la porte / S’incruster

Le guide du squatteur illustré

Par Matthieu Bidan ,
Par Helkarava

Du repérage d’un immeuble vide à son ouverture au pied-de-biche, des squatteurs parisiens donnent leurs trucs et astuces. Prêt pour une balade nocturne à 4 heures du matin ?

Les trois tables, attachées à l’arrache avec une chambre à air, manquent de se renverser à chaque virage. Il faut dire que la vieille camionnette immatriculée en Bretagne n’est pas des plus stables. À l’intérieur, une petite dizaine de squatteurs, en route pour « l’ouverture » d’un nouveau bâtiment. Il est 3h30, l’heure à laquelle les fêtards sont rentrés et les travailleurs pas encore levés. L’occasion rêvée pour Etienne, Juliette, Jean ou Anna (1) d’investir un nouvel immeuble inoccupé du 19e arrondissement qu’ils ont repéré au préalable.

Sur le chemin, une canette de bière passe de main en main. « Tu peux mettre ton portable en silencieux ? Et baisser la luminosité ? » Ambiance commando, version roots. Jean, un trentenaire en jogging à l’accent créole, s’allume un joint qui illumine le visage des squatteurs, posés à l’arrière de la camionnette sur un tas de meubles. Ce soir, il faudra faire vite pour ne pas se faire repérer. Chacun a son paquetage : dans les grands sacs à dos entassés au sol, tout le nécessaire pour vivre en vase clos avec des bouteilles d’eau, du papier toilette et de la bouffe …

A l’intérieur du bâtiment qu’ils veulent squatter, Thomas et Sam (1), deux autres membres du collectif, sont déjà en « sous-marin ». Depuis deux jours, ils vivent dans le noir complet, avec interdiction de sortir pour ne pas éveiller les soupçons. Assise au fond du fourgon qui fend la nuit parisienne, c’est Anna, une grande blonde souriante qui fait la liaison avec eux, scotchée à son portable. Devant le bâtiment, deux autres membres de l’escadron font le guet sur un scooter. Le téléphone d’Anna vibre. C’est Thomas. Tout le monde se tait. « Il dit qu’une alarme a sonné », balance Anna, dépitée, alors que l’éclaireur a déjà raccroché. Bientôt, alors que le groupe arrive à deux pas des lieux, le portable s’allume à nouveau. Ce sont les guetteurs : « Les flics sont là, ils sont rentrés. »

Cette fois, plus personne ne se marre. Thomas a réussi à s’échapper par une porte dérobée. Sam, lui, a été pris par la police. Il a prétexté être SDF et chercher un lieu pour la nuit. Les keufs l’ont laissé repartir. Les squatteurs ont l’habitude. Le week-end prochain, ils recommenceront ailleurs.

1 Trouver un bâtiment vide

Les nuits, les membres de ce collectif, occupant un bâtiment de l’Est parisien, se baladent dans Paris à la recherche d’un bâtiment vide. Sur des grandes cartes imprimées sur internet, ils marquent les parcelles qu’ils ont dans le viseur. « C’est l’étape la plus longue. On a quadrillé tout Paris pour faire des repérages », explique Anna, dans l’entrée de l’ancienne maternité qu’ils occupent depuis un an. « Avec le ramadan, c’est plus compliqué, il y a du monde dehors. On doit attendre tard. »

C’est dans la rue que se font les recherches. Avec l’expérience, les squatteurs ont l’œil aiguisé. « Quand je ne squattais pas, je passais devant des bâtiments vides tous les jours sans même le voir. » Aujourd’hui, Etienne, l’un des leaders du groupe, ancien de Jeudi Noir, ne peut pas s’empêcher de mater les immeubles quand il se promène. « Le premier indice, c’est la saleté, l’état d’abandon, la propreté des vitres. On passe plusieurs fois devant les bâtiments pour voir si les lumières changent, s’il y a des plantes au balcon, si la boîte aux lettres est pleine. » Des collectifs utilisent des témoins, un petit bout de scotch sur une porte ou même un tas de poussière soigneusement installé sur le palier.

Puis les squatteurs s’improvisent enquêteurs. Une fois un « bât’ » en ligne de mire, il faut en savoir plus sur le propriétaire et l’historique des lieux. Cadastre, appel d’offres, articles, voisins, compte rendu de conseils d’arrondissements, ils engrangent un maximum d’informations avant de tenter une ouverture. Le squat de A à Z , une sorte de guide pour bon squatteur disponible en ligne, est encore plus précis :

« Préférer les instances d’héritage (problème de succession), les propriétés de la ville et/ou les opérations d’urbanisme en panne (cas les plus en vogue). »

2 Forcer les portes le plus discrètement possible

« L’ouverture. » Dans le jargon des squatteurs, le terme désigne la tentative de pénétrer dans un bâtiment. Mais attention. Les portes du squat ne doivent surtout pas être forcées, les ouvreurs doivent limiter les dégâts au maximum. Car s’il y a des preuves d’effraction, l’affaire passe du civil au pénal.

Devant un bar gay de Bonne Nouvelle, Aladdin, plus d’une dizaine de squats à son actif , s’autorise quelques confessions. « Tout est bon pour pouvoir entrer : un pied de biche, des cordes, même une grue. Si un jour je dois utiliser une nacelle, je le ferai. D’ailleurs, on a déjà fait une ouverture en rappel. » Ces opérations ne sont pas sans risques. Quand il entre dans un bâtiment, Aladdin ne connait du lieu que ce qu’il a pu voir lors de ses quelques visites nocturnes, soit pas grand-chose. Les manches de son t-shirt blanc remontées jusqu’aux épaules, il fouille dans la boîte à souvenir :

« Une fois, au deuxième étage d’un bâtiment, le sol s’est effondré sous mes pieds. Je me suis agrippé à la porte et je me suis déboîté l’épaule. »

« Le monde des ouvreurs, c’est un peu à qui va avoir la plus grosse. Il y a une sorte de prestige qui s’instaure », glisse Yannick Bouquard, assis à une table de La petite rockette , un ancien squat devenu magasin de récup’, rue du Chemin Vert (Paris 11e). Ce trentenaire, septum dans le nez, a vadrouillé 8 ans dans différents lieux de la capitale. Il en a même tiré un roman : Squat sorti en 2014 aux éditions du Rouergue. Lui n’a jamais joué l’ouvreur. Mais il y a bien d’autres choses à faire pendant l’ouverture d’un squat : continuer à entretenir l’ancien squat, ravitailler l’équipe en sous-marin, être prêt à se pointer sur le nouveau lieu à tout moment. Ce monteur vidéo en parle dans son roman :

« Zobi vient ravitailler en bouffe, en clopes, en shit, en alcool. Machin sort pour aller niquer. Truc travaille. Chose en a plein le cul. Tous veulent aller prendre des douches, bouffer autre chose que des pâtes. Alors c’est Machin 2 qui entre pour remplacer Truc 3. »

Une quatre fromage / Crédits : Helkarava

3 Squatter en sous-marin

Ils appellent ça le « sous-marin ». Thomas et Sam du collectif avaient entamé cette phase dans l’immeuble du 19e avant d’être délogés par la police. L’enjeu est double : accumuler le plus de preuves de sa présence dans le lieu et commencer à rendre l’endroit viable. Tout ça en restant le plus discret possible.

Pour pouvoir expulser les occupants, les autorités doivent être informées de leur présence dans les 48 heures après le début du squat. Passé ce délai, elles ne peuvent pas déloger les occupants. Une nouvelle loi , votée en juin à l’Assemblée nationale, risque de bouleverser cette pratique. Elle instaure un flagrant délit de squat permanent, rendant les expulsions plus faciles pour les propriétaires.

En attendant que la loi soit appliquée, tout est bon pour prouver sa présence : courriers recommandés, factures de livraison de pizzas à domicile ou relevé EDF… A l’aide de ces documents officiels, ils peuvent se présenter comme les habitants légitimes d’un bâtiment inoccupé, invoquant le droit au logement. La seule parade jusqu’au vote de cette nouvelle loi : une ordonnance du tribunal d’instance. Une procédure longue et coûteuse. Ironie de la situation : toute autre action des proprios s’apparenterait à une violation de domicile.

Chaque collectif a ses petits secrets. Pour les membres du collectif, les journalistes sont devenus une preuve en soi. Ils peuvent fournir un témoignage de plus aux condés sur leur présence. « À chaque fois qu’on a fait une ouverture avec un journaliste, ça a fonctionné. C’est devenu une superstition », rigole Etienne. Après la nuit dans le 19e, je suis donc leur premier chat noir.

Mais le sous-marin n’est pas obligatoire. « Pour moi, c’est une perte de temps. Avec mon collectif, on commence à vivre directement de façon normale », explique Aladin qui dort en ce moment dans un ancien hangar sous le périph’ parisien. Le gros du travail consiste à arranger des bâtiments vides en mauvais état. « Il y a souvent beaucoup de ménages à faire, abonde Etienne du collectif. Une fois, la peinture était totalement écaillée, on a passé des journées à refaire les murs, à nettoyer les merdes de pigeons, voire enlever les pigeons morts. Sans un bruit, c’était compliqué. » L’eau et l’électricité sont des priorités. Quand la plomberie et les transformateurs ne sont plus en état, il faut bidouiller. Yannick Bouquard était devenu spécialiste :

« Pour l’électricité, il faut appeler une connaissance qui va te chourer des plombs chez EDF. À Montmartre, on s’était branché avec un câble qui traversait la chaussée sur le cimetière qui était juste à côté. Pour l’eau, tu vas dans les égouts et tu ouvres la valve. Bon, il faut faire gaffe à ne pas bloquer celle du voisin. »

4 Ralentir la procédure d’expulsion

Si les squatteurs prennent tant de précautions, c’est que la durée de leur présence dans un lieu dépend de la procédure judiciaire qui va suivre. Leur but est de la ralentir au maximum. « C’est toujours une bataille, explique un squatteur qui a longtemps gravité avec le collectif Shakirail, aujourd’hui installé dans le 18e. C’est hyper complexe, il y a une fatigue qui s’installe. Même s’il nous arrive d’aimer ça, c’est un taffe en soi. »

Pour les squatteurs, c’est la visite de la police qui sert de date officielle d’arrivée. Une partie d’entre eux signalent eux-mêmes leur présence en déposant une main courante au commissariat pour éviter de se faire surprendre. Puis c’est le rapport de force avec les autorités. Le squat de A à Z prodigue ses conseils :

« Il est important de rester flou et de divulguer le moins d’infos (identités, nombre d’habitant-e-s, piratages éventuels, points faibles du lieu …), que ce soit aux flics, aux huissiers, au proprio, aux voisin-e-s ou aux gens de passage. »

Viennent les arguments mis en avant devant les tribunaux pour complexifier la situation et ralentir la procédure. Anna et la trentaine de membres du collectif insistent sur « l’utilité publique » du lieu. « Pour se défendre, on fait le détail de nos actions. On explique le lien social que l’on créé dans le quartier, toutes les activités que l’on propose aux habitants. » Dans son roman Squat, Yannick Bouquard, énumère les astuces qui permettent aux occupants de gagner du temps :

« Report d’audience, recherche d’avocat, aides juridictionnelles, délais administratifs supplémentaires, vacances judicaires, tolérance hivernale. C’est un imbroglio de paperasses, de rapports, d’expertises. »

La durée de la procédure dépend également de l’âpreté des propriétaires dans le combat qui les oppose aux squatters. « Si le propriétaire est carré, il n’y a pas d’astuces pour ralentir l’expulsion », explique Anna.

Prudents, la plupart des collectifs ont un avocat, prêt à les défendre. Avant même de s’installer, ils choisissent aussi un squatteur qui assumera en son nom les poursuites. Preuve de l’importance de cette étape, « il y a trois personnes dont la voix portent un peu plus dans la hiérarchie du squat, annonce Aladdin. Celui qui trouve l’adresse, l’ouvreur et celui dont le nom est sur la procédure. »

Course poursuite / Crédits : Helkarava

5 L’expulsion ou la convention

Les squatteurs ont des anecdotes d’expulsions à la pelle. Les cheveux rasés sur le côté, une habitante d’un squat qui tient le bar de La petite rockette se lance : des squatteurs commençaient à être emmurés par le proprio alors qu’ils étaient toujours à l’intérieur ! « Ils ont été obligés d’appeler la police », rigole-t-elle. Yannick, lui, se souvient d’une expulsion particulièrement musclée du côté de Montmartre. Une nuit, des ouvriers payés par le proprio auraient déboulés pour déloger les squatteurs avec des bombes lacrymogènes et des coups de savates.

Mais les choses ne sont pas toujours aussi rudes. Il arrive parfois que squatteurs et proprios conviennent ensemble d’une date de départ. D’autres nouent carrément une convention avec les pouvoirs publics. Depuis la mandature de Bertrand Delanoë, une douzaine de sites ont ainsi été légalisés. Vincent, cofondateur du collectif Curry-Vavart a bénéficié depuis 2011 de plusieurs conventions. D’abord avec la mairie de Paris et aujourd’hui avec la SNCF. Son association gère le Shakirail, installé dans un bâtiment qui jouxte les voies de la gare du Nord.

« Tu bénéficies de loyers au rabais. C’est comme une subvention en nature et en échange on s’engage sur des objectifs en termes d’activités sociales et artistiques. »

C’est le conseil de Paris qui doit valider ces conventions. Mais pour les collectifs, les baux restent précaires, de 6 mois à deux ans. Aladin est loin de s’imaginer de telles issues quand il débarque dans un nouveau bâtiment :

« Dès la première semaine dans un nouveau squat, j’en ai déjà fait mon deuil. »

(1) Les prénoms ont été modifié à leur demande.