Depuis plus d’un an, Sylvie distribue tous les soirs nourriture ou habits aux migrants de la jungle de Calais. Elle explique pourquoi son association Calais Ouverture et Humanité, rejointe par Emmaüs, a décidé de se mettre en grève.
Je m’appelle Sylvie, j’ai 50 ans et je vis à Calais. Il y a plus d’un an, j’ai rejoint l’association Calais Ouverture et Humanité (COH) pour apporter mon aide aux milliers de migrants qui affluent dans la région. Ce travail quotidien, nous avons décidé de le suspendre pour protester contre l’inaction des autorités. Car sans leur aide, dans un mois, deux tout au plus, plus aucune association n’aura les moyens de continuer.
« Tous les soirs après le travail, je rejoins le camp »
Tous les soirs après le travail, je rejoins le camp Jules Ferry pour passer la soirée avec les gars, discuter, leur apporter de la nourriture, des couvertures, des habits. Ce sont des gamins entre 12 et 30 ans. Ils n’ont plus rien, dorment à même le sol dans des abris de fortune, doivent marcher plus ou moins longtemps selon l’endroit où se trouve leur campement. Quel que soit le temps, ils doivent transporter des bidons, jerricans et bouteilles remplis d’eau, les robinets étant situés à l’entrée. En dehors des horaires du camp de jour, ouvert entre 12h et 19h, ils n’ont pas d’électricité. Ils sont des milliers à se partager 6 toilettes qui sont dans un état lamentable. Au sein de l’accueil de jour, ils peuvent bénéficier de toilettes et douches limitées à 6 minutes à l’aide d’un système de jetons : une fois le temps passé, l’eau se coupe automatiquement. Des conditions cauchemardesques, « pire que dans la pire des favelas », m’a un jour dit un journaliste brésilien.
De nouvelles personnes arrivent en permanence : tous les jours, j’en croise une vingtaine qui n’étaient pas là la veille. Et encore, ce ne sont que ceux que je vois… On vient de passer le cap des 3.000 personnes : que va-t-on faire quand il y en aura 1.000 de plus ? Voire plus ?
« Si on traitait des animaux comme ça, la fondation Brigitte Bardot aurait déjà fait un scandale »
Pendant ce temps, les autorités ne font rien. Où sont les toilettes promises par la maire ? Où sont l’eau et l’électricité ? Pourquoi certains migrants dont la demande d’asile a été acceptée vivent-ils toujours sur la jungle ? Plutôt que d’agir, la municipalité préfère faire construire des merlons de terre autour du camp pour les cacher, et ce à la demande des riverains m’a-t-on dit. Pire : début juin, des bombes de la Seconde Guerre Mondiale ont été désamorcées dans la zone, et ils n’ont même pas pris la peine d’évacuer les migrants se trouvant à proximité. C’est inhumain, inacceptable : si on traitait des animaux comme eux le sont aujourd’hui, la fondation Brigitte Bardot aurait déjà fait un scandale !
« On a décidé de stopper les distributions »
Cela fait des mois que toutes les associations tirent la sonnette d’alarme. Bientôt nous n’aurons plus du tout les moyens d’aider, alors pour nous faire entendre, il fallait frapper un grand coup. A la dernière réunion inter-associations, COH a donc annoncé sa décision de stopper les distributions. On n’est pas l’association la plus importante, mais il fallait bien que quelqu’un le fasse. Emmaüs et Le Réveil Voyageur ont suivi, les autres réfléchissent encore.
Cette décision nous brise le coeur, on a mal au ventre de devoir refuser notre aide, mais y a-t-il une autre solution ? Que faire d’autre pour être entendus ? On a expliqué aux migrants que ça ne veut pas dire qu’on les laisse tomber : ils comprennent, ils gardent le sourire. On est toujours présents pour discuter, s’occuper des urgences, les aider sur d’autres plans. Vendredi par exemple, j’ai accompagné un jeune soudanais chez l’avocat car il est “dubliné” et a besoin d’aide juridique pour ne pas être renvoyé en Italie. Le soir, je donne des cours de français car beaucoup sont en demande. C’est dans ce sens que l’on continue nos actions.
« Nous ne voulons pas de subventions »
Nous demandons à être entendus. COH existe depuis 18 mois et notre travail est reconnu par les acteurs de terrain, qui nous sollicitent régulièrement – la semaine dernière encore pour héberger un afghan qui s’est cassé le pied, accompagner un jeune à l’hôpital, ou alors pour une paire de béquilles, des vêtements, une tente… Nous sommes présents quotidiennement sur le terrain mais malgré cela, la mairie et la préfecture ne nous reconnaissent pas les mêmes droits que les autres associations.
Nous ne voulons pas de subventions, nous n’existons qu’à travers les dons – vestimentaires, alimentaires, monétaires… C’est très aléatoire. Nous ne sommes jamais conviés aux réunions sur le sujet, contrairement aux associations historiques avec lesquelles nous travaillons : Salam, L’Auberge des migrants, Médecins du Monde, Emmaüs…
A l'ancienne jungle de Fort Galloo, évacuée au profit du nouveau camp aux abords du centre Jules Ferry / Crédits : Loup Blaster
« L’Etat doit prendre ses responsabilités »
Il est temps que l’Etat comme la municipalité prennent leurs responsabilités pour aider les réfugiés. Les migrations ne sont pas un crime ! On demande tout simplement des conditions de vie qui permettent à ces hommes et ces femmes de retrouver leur dignité : des douches, des toilettes, de l’électricité. A partir de là seulement, nous pourrons reprendre notre travail. Tout en restant conscients que cela ne solutionnera pas le problème : la jungle n’est pas et ne sera jamais un lieu pour loger des humains.
Propos recueillis par Camille Diao / Photos de Loup Blaster
Fin de la grève des humanitaires
Edit 23 juin 2015 : Le 22 juin, l’équipe de l’asso Calais, Ouverture et Humanité a annoncé dans un post Facebook la suspension de son mouvement de grève. Après 19 jours d’arrêt des distributions aux migrants, l’association reprend le travail après l’annonce par les ministres du Logement et de l’Intérieur de nouveaux aménagements dans la jungle :
« Des avancées sont en cours, de l’eau, des toilettes, et peut-être mieux. Nous allons suivre très soigneusement l’avancée des travaux et des propositions, nous ne manquerons pas de réagir si nous constatons que ça ne va pas. […] Les associations ne se portent guère mieux qu’avant la grève : nous ne lâcherons pas nos revendications et réfléchissons aux moyens de nous faire entendre à nouveau. L’Etat ne fait que son devoir minimum en installant de l’eau et des toilettes. Minimum, c’est trop peu. »