Depuis 15 piges, Ardar trimballe sur son diable des colis de fringues d’un bout à l’autre du Sentier. Payé 1,50 euros le carton, le Pakistanais se fait à peine 60 euros les bons jours.
Paris 2e, dans le Sentier – Au croisement de la rue Saint-Denis et de la rue du Caire, les manutentionnaires du Sentier sont dans les starting-blocks. En demi-cercle, cramponnés à leurs diables, ils sont une vingtaine de Pakistanais et d’Indiens à attendre les livraisons matinales.
Là, ils livrent des rouleaux de tissu, ici, ils scotchent des cartons mal fermés, puis on les recroise dans les nombreux passages qui traversent de part en part les immeubles haussmannien du 2e. Ils font partie du quotidien du quartier historique du textile à Paname.
Comment ça fonctionne ?
« Quand quelqu’un a besoin de nous, on vient nous chercher », nous explique Ardar. A 52 ans, dont 15 passés à bosser dans le textile, l’homme bâti comme un déménageur est un vieux briscard du secteur. De 8h30 à 18h30, toujours au black, Ardar gagne sa vie en livrant des gros paquets aux quatre coins du Sentier ou à l’autre bout de la ville. Si personne ne vient le chercher, Ardar fait la tournée des boutiques de grossistes du quartier, pour savoir si on n’a pas besoin de lui. « On fait aussi les déménagements » précise-t-il, en toute décontraction, les pieds posés sur son diable rouge.
Dans une boutique de confection femme, deux grossistes fument leurs clopes au milieu de tas de cartons. L’un deux, assis sur un grand tabouret, détaille à StreetPress comment il fait travailler les « Pakis»:
« Pour les livraisons, moi je bosse avec deux mecs dont j’ai le numéro. S’ils ne sont pas dispos, je vais dans la rue et je trouve quelqu’un. »
Le tarif ? 1,50 euros par colis livré. Selon lui, dans le Sentier, tout le monde connaît les coulisses du business mais « mais ça ne pose de problème à personne ». Une indifférence qui se double d’une sorte d’omerta. Aucun autre entrepreneur du textile n’a voulu nous parler des manutentionnaires.
Et ça rapporte ?
Posé sur un banc public, Ardar, le crâne brillant, baskets aux pieds et parka marine sur le dos, nous détaille ses petites combines. Les bons jours, il parvient à se faire 60 euros en empilant jusqu’à 10 cartons sur son diable. Les mauvais, c’est chou blanc, comme la fois où on a tapé la discute : « Ce n’est pas une paye fixe de 1000 euros par mois ou de 100 euros la journée » nous explique-t-il.
Pour gagner un peu plus, Ardar vend aussi ce qui lui tombe sous la main :
« Les palettes, je les récupère dans la rue. Les transporteurs me les achètent 1 euro pièce. »
Malgré l’illégalité de son business, l’homme assure n’avoir jamais eu à faire aux services de police. Mais si on préfère rester discret, c’est aussi parce que leur famille n’est pas au courant de leur métier. « On ne veut pas que ça se sache au pays », lâche un jeune Pakistanais d’ 1,80m aux cheveux longs avec une couette sur la tête.
De 8h30 à 18h30, des manutentionnaires arpentent le Sentier et ses nombreuses galeries commerçantes / Crédits : Tomas Statius
Moins de biz dans un Sentier en crise
Alors qu’il retire les peaux mortes de ses mains rugueuses, Ardar raconte, presque nostalgique :
« A la grande époque, papiers ou pas, tout le monde bossait ici. »
Car depuis quelque temps, le Sentier tourne un peu au ralenti et le taf’ se fait de plus en plus rare. Pour lui, tout ça c’est la faute… à l’Europe et à son marché commun, qui aurait fait fuir les ateliers de confection.
Le quartier reste cependant le rendez-vous de ceux à la recherche d’une paye immédiate : « Pour travailler, tout le monde vient direct ici », souligne-t-il. Beaucoup de manutentionnaires viennent d’Inde ou du Pakistan, nous explique le old-timer.
Punjab-Sentier Express
Arrivé clandestinement en France à la fin des années 1980 en provenance du Pendjab pakistanais, Ardar a abandonné famille et potes pour venir bosser à Paname :
« Ici, à Paris t’as pas de bagarres, pas de galères. Au Pakistan, ce n’est pas pareil, ce n’est pas la même mentalité. »
Des marchés de banlieue parisienne jusqu’aux ateliers de la rue du Caire, Ardar a toujours été manutentionnaire. En 1995, il débarque dans le quartier et loue une piaule à côté de la Porte Saint-Denis :
« Je me souviens, c’était l’année de la grève ».
En 2010, son fils aîné le rejoint à Paris. Lui aussi bosse dans la manutention, mais pas dans le Sentier. Ardar a encore de la famille au pays, une femme et deux enfants qu’il ne rêve même pas de faire venir :
« S’il n’y pas de travail pour eux, ça ne sert à rien. »
Sans oublier que pour obtenir des papiers, c’est plutôt la galère. En situation irrégulière pendant 22 ans, Ardar doit renouveler dans les prochains mois sa première carte de séjour.
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