Avec 130 millions de livres vendus en 60 ans, le Guinness Book fascine autant que son fonctionnement intrigue. Si vous ne savez pas comment rassembler 544 personnes pour faire des bulles de chewing-gum, nos partenaires de Kiblind se sont posé la question.
9 novembre 2014. Un drôle de spectacle se joue à Pigalle : 44 danseuses du Moulin Rouge reviennent côté trottoir pour battre le record du plus grand nombre de ronds-de-jambe en 30 secondes. Avec 29 tours, l’initiative est homologuée par les juges officiels du Guinness World Records (GWR) présents sur place, au même titre que deux autres tentatives réussies : le record du nombre de « serpillières » (toupies au sol) et le nombre de contorsions de la jambe autour de la tête.
Ce n’est pas la première fois que le cabaret parisien enregistre des records mais cette triplette, télécommandée, s’inscrit dans un contexte particulier, célébrant à la fois son 125e anniversaire et la 60e édition du GWR. Trois jours plus tard, l’organisation fanfaronne à nouveau : à l’occasion du 10e World Record Day, elle réunit à Londres l’homme le plus grand du monde et le plus petit pour poser devant Big Ben, avec un écart de 196 cm. C’est un miracle sur cour, largement relayé.
Vidéo – Le record du joueur des Harlem Globetrotters
« La Journée internationale des Records a été lancée en 2005 pour fêter à notre manière le succès mondial du livre, explique Christelle Betrong, chargée du marketing au sein du siège londonien. Elle fédère chaque année des centaines de milliers d’initiatives réalisées dans le monde entier. » Ce même jour, en effet, un Harlem Globetrotters réussit un panier à 25 mètres et de dos, 373 anglais se réunissent pour le plus grand rassemblement de personnes habillées en pingouin et le plus grand escarpin est créé à New York (1,95 mètre de haut). Une folle journée en somme qui dure, en vrai, depuis soixante ans…
Guiness à la française
S’il n’y avait pas la légende officielle, l’origine du GWR aurait tous les attributs d’une belle soirée alcoolisée. Pendant une partie de chasse, Sir Hugh Beaver, directeur de la brasserie Guinness, aurait été impressionné par la vitesse d’un oiseau, qu’il pensa être le plus rapide au monde. Quelques années plus tard (ou le soir-même dans un pub, selon les versions), il aurait débattu longuement sur le sujet avec deux amis. Constatant que cette information était impossible à vérifier, le trio n’eut pas l’idée de créer Wikipedia, mais un ouvrage de superlatifs destiné à recenser ce type de performances. The Guinness Book of Records paraît pour la première fois en 1955, en Angleterre.
Le succès fut immédiat et ne s’est jamais démenti, puisque 132 millions d’exemplaires auraient été vendus depuis sa création, en vingt langues et dans plus de cent pays. « La France fait partie de nos principaux marchés », ajoute Christelle Betrong, depuis la première édition locale en 1962. « Cette année comme les précédentes, nous visons une diffusion autour de 105.000 exemplaires, renchérit Anne Le Meur, son éditrice chez Hachette. Le livre français reste une traduction de l’édition internationale, mais nous avons quelques contenus dédiés. » En fait, dès que nos concitoyens ont de bonnes idées : le plus haut Base jump depuis un immeuble (828 mètres, à Dubaï), le plus long trajet sur béquilles (6 006 kilomètres), la plus haute pile de morceaux de sucre (2 mètres), etc.
Le cascadeur allemand Joe Alexander, récompensé pour avoir attrapé à mains nues et les yeux bandés 4 flèches en 2mn / Crédits : Wiki CC
Ces nouveaux records côtoient bien d’autres spécialités françaises dans une sorte de magma protéiforme, permettant de consacrer à la fois les 6 titres de champion du monde de Teddy Riner, le record de la fréquentation touristique ou la plus grande différence de taille pour un couple marié (94,5 cm), sans aucun rapport avec Joséphine Ange Gardien. Comme ses homologues, le Guinness français est ainsi une compilation de records, qui navigue entre le réel et le surnaturel, le don naturel et le surréalisme, le sérieux et la fantaisie, le volontarisme, poussé à l’extrême et le « J’ai-pas-le-choix-autant-poser-dans-le-GWR ».
C’est ce qu’on peut déduire, par exemple, de la photo de Rumeysa Gelgi qui du haut de ses 17 ans et de ses 2,13 mètres est la plus grande adolescente du monde, forcément pas très bien dans sa peau. Tous les records présents dans le livre ne sont qu’un petit extrait de l’immense base de données constituée et alimentée au siège londonien (plus de 80.000 performances).
« Nos juges officiels sont également spécialisés par type de records, qu’il s’agisse d’art, de sport, de mass participation ou de performances individuelles »
Le terme corporate utilisé pour désigner poliment tout ce qui a trait au lancer de troncs ou au jonglage avec des roues de voiture.
Règles officielles et uniformes Nespresso
« Music Revolution est mon école de musique, raconte Hervé Vernhes, instigateur et détenteur d’un double record du monde dans l’édition 2015. Chaque année, on organise un événement où tous les élèves peuvent jouer. Mais comme on est désormais plus de 550, il faut trouver un cadre et une motivation supplémentaire. » En 2011, à la demande la ville d’Avignon, il organise un premier orchestre géant, censé passer dans le Guinness. Mais la procédure est officieuse et n’aboutit donc pas à l’homologation :
« L’année suivante, on a effectué les démarches officielles pour faire reconnaître le plus grand groupe de rock du monde. »
Avec 8 mois de travail et une jolie bagatelle évaluée à 8.000 euros environ (frais de dossier, organisation, défraiement des juges), le défi est réussi : le 23 juin 2013, l’association réunit 520 musiciens pour interpréter, ensemble, un répertoire de 5 morceaux, dont Seven Nation Army (The White Stripes), sur la base duquel les juges homologuent le record :
« Pour couvrir les frais, on a été obligé de demander une petite participation aux spectateurs présents. Ça nous a permis d’en profiter pour battre un autre record existant : celui du plus grand Madison, avec 1.010 participants ! »
« Nous recevons de plus en plus demandes, affirme Christelle Betrong : plus de 800 en moyenne chaque semaine. 5 à 6 pour cent viennent de France. Nous sommes la seule organisation mondiale à homologuer des records, au-delà des performances sportives, ce qui explique que les règles soient très rigoureuses. » Autant dire qu’on ne badine pas avec le GWR, même lorsqu’il s’agit de faire reconnaître le plus grand samossa (110 kilos) ou un barbecue géant, regroupant 45.252 mexicains :
« Chaque demande sérieuse est traitée par nos Records managers, qui établissent les règles, étudient les critères et organisent des tests, pour les nouveaux records. Une fois sur place, les juges valident les critères et mesurent les résultats. »
Pour le coup du barbecue on ne sait pas trop comment, mais pour le groupe de rock on apprend par exemple que chaque instrument doit représenter entre 10 et 40 pour cent de la totalité de l’orchestre. Loin de l’effet Kamoulox, Hervé Vernhes avoue lui-même que c’est très contraignant :
« Le jour du record, les juges du GWR mettent également en scène la dimension officielle de l’événement, à travers la signalétique et leurs uniformes. »
Entre le tailleur Nespresso et un costume d’état-major militaire.
Opé de com’
En 2013, Nicolas Gueugnier, fondateur d’un sympathique site de vente en ligne d’articles de rasage (Big Moustache ), cherche à battre le record du plus grand rassemblement de faux moustachus :
« C’était une opération de promotion, lancée avec les éditions Albert René, au Parc Astérix, visant à faire mieux qu’un rassemblement similaire, aux Etats-Unis, avec 1.532 participants. On cherchait à créer un événement convivial, décalé, aux antipodes de la perfection au masculin ! »
Cela étant, il constate lui aussi l’aiguisage des représentants du GWR :
« Les juges, chargés du comptage, sont repassés plusieurs fois, dans l’espace dédié, pour vérifier que les participants n’avaient pas enlevé leurs fausses moustaches, sachant que le record imposait de la conserver cinq minutes d’affilée…»
Au final, avec 1.654 personnes, Big Moustache a battu le record et bénéficié de ce qu’il en attendait : une action de communication, visible à la fois dans le GWR, sur les réseaux sociaux et dans plusieurs médias :
« C’est un budget, mais il y a aussi un retour évident sur l’investissement. »
En plus de son best-seller mondial, le GWR commercialise ainsi, depuis plusieurs années, son jeu d’atouts : une marque connue de tous, un monopole et un service de juges officiels, prêts à dégainer dans le monde entier. « Pour le Moulin Rouge, commente Anne Le Meur, Hachette était plutôt à l’initiative, afin de promouvoir sa nouvelle édition. On cherchait un record à battre, emblématique du pays et on s’est assez spontanément orienté vers le French cancan ».
Au-delà de cet exemple, le GWR collabore ainsi, régulièrement, avec des grandes entreprises. En septembre 2013, par exemple, il homologue le plus grand livre du monde (5×8 mètres), conçu par Samsung et composé de 28.000 photos, reçues sur sa page Facebook. Le GWR a également participé à la construction de la plus haute tour en Lego à Budapest, à l’organisation d’un 100 mètres en sacs pour Weetabix ou à la plus grande salade de fruits à Vienne, à l’initiative du groupe Spar. Rien d’étonnant dans ce contexte à ce que l’organisation suscite les convoitises, bien qu’elle reste discrète sur son économie réelle. En 2008, elle sort du giron d’Hit Entertainment, un des leaders mondiaux des programmes familiaux, pour rejoindre l’empire du canadien Jim Pattison , présent dans la concession automobile, les médias et la grande distribution.
Records pour tous !
Si la nature produit des résultats surprenants, la culture humaine en fait souvent bien autant, à tel point qu’on peut parfois se demander s’il n’est pas plus surnaturel de recopier 64 livres à l’envers sur son ordinateur que d’avoir une main de 32,3 cm. S’il est loin d’en être la cause, le GWR est aussi le reflet d’une culture de la performance, d’une société du classement et du petit quart d’heure de célébrité, très Warholien, promis à chacun. Pour Christelle Betrong :
« La motivation des gens vient, généralement, d’un talent particulier, qu’ils souhaitent officialiser. Ce sont des passionnés et certains veulent prouver, à leur entourage et à eux-mêmes, qu’ils peuvent être extraordinaires. Un record Guinness permet simplement de le faire. »
Et c’est encore mieux s’il est accompagné d’un bon petit quart d’heure…
Le succès du GWR et l’augmentation des demandes restent en effet inséparables du syndrome « Vu à la TV » ; et s’il a lui-même accouché de nombreux programmes audiovisuels, les demandes de records semblent baigner dans une sorte de zapping permanent, entre le championnat du monde d’athlétisme, le Téléthon, Jackass, « La France a un incroyable talent » et une énième rediffusion du Dîner de Cons. « Pour le record mondial du plus grand Madison, se souvient Hervé Vernhes, on a commencé à 200. Et puis, une équipe d’M6 est arrivée… On a fini à 1.010 ! »
Aujourd’hui, le GWR vit bien au-delà de son origine imprimée (nouvelle édition en réalité augmentée , chaîne YouTube) et le syndrome télévisuel s’est déplacé, comme lui, vers les nouveaux médias. Mais s’il n’a pas vocation à entamer un morceau de la société du spectacle, il contribue à alimenter une sorte de démocratie du record dans laquelle la plus grande mosaïque en Rubik’s Cube dispose du même espace que les performances attribuées à Francis Bacon ou Paul Cézanne. Et comme Renaud Lavillenie, recordman mondial du saut à la perche, Jean-Léon Mercadier, spotteur à Orly, est récompensé en 2014 pour son 100.000e cliché de pneu d’avion.
Ainsi, le GWR modèlerait une forme de régime de la performance, dans lequel tout le monde est capable de « s’exprimer », quel qu’en soit finalement le ressort : tirer par le haut (21 heures, sans oxygène, au sommet de l’Everest) ou niveler vers le bas (casser 58 noix en 1 minute avec les fesses).
Entre records naturels et reflet parfois bien dérisoire de la société, le GWR ne donne alors pas le pouvoir mais une voix, qui fait autant l’apanage de la performance que de la futilité. Et pendant que Michaël Levillain, l’homme aux puissantes fesses, prépare un nouveau record avec des œufs, Le Gorafi rappelle astucieusement une règle élémentaire : « Il tente de vivre un an sans respirer et meurt violemment au bout d’1 minute 20 ». Tant pis.
« La vie est une aire de jeu », nous disent les Berlinois de Golden Cosmos, qui réalisent les trois couvertures du n°38. Alors jouons. Et pour le nouveau Kiblind , le ludique est bien au rendez-vous.
Qu’il soit de société ou vidéo, le jeu n’a eu de cesse, ces derniers temps, de se renouveler pour enfin acquérir ce statut d’oeuvre auquel il aspire depuis l’invention du bit. L’exposition Game Story au Grand Palais constitue donc un premier pas vigoureux vers la reconnaissance du jeu vidéo comme discipline artistique. Et ce n’est pas Philippe Dubois qui nous dira le contraire. Le jeu de société, lui, bénéficie du retour en grâce de graphistes et scénaristes plus inspirés que jamais.
Très joueur pour le mois de décembre, Kiblind n°38 n’a pas pu s’empêcher de remplir avec allégresse les petits souliers de chacun.