Destinés exclusivement à la diaspora, les films turcs font régulièrement le plein dans les cinés indépendants. En France, quelques salles se sont lancées sur ce créneau surfant sur le succès des distributeurs turcs-allemands.
Paris 10e – « Quoi !? C’est complet !? S’il vous plaît, faîtes un effort, on vient de loin ! » Aïe ! Pas de bol pour ces 3 minettes arrivées en trombe à la caisse du cinéma « Le Brady » : plus aucun siège n’est libre pour la séance de « Dügün Dernek » de 19h45.
Dimanche 22 décembre, il y a foule devant le petit cinéma indépendant comme pour une avant-première de « Gravity ». Mais ce soir à l’écran, un blockbuster turc dont ni Télérama, ni les Inrocks n’ont parlé. « Dügün Dernek » raconte, à grands renforts de gags, le mariage impromptu de Tarik et Marika, en plein jeûne du Ramadan.
Hassan et Melek, 35 ans tous les deux, sont venus de Saint-Maur-des-Fossés (94) avec leur fillette pour voir cette comédie qui fait un tabac dans la diaspora turque :
« Dès 15 heures, on a pris nos tickets car on savait qu’il y aurait du monde. On voulait vraiment voir ce film car il se passe dans la ville d’où ma femme est originaire en Turquie. »
Blockbuster
MAP Le Brady, c'est ici
Des films turcs dans les cinémas indépendants ? A Paris, les cinéphiles attendent comme une pita qui sort du four les productions de leurs chouchous Fatih Akin ou Nuri Bilge Ceylan. Mais depuis 3 ans, « le Brady » programme aussi une quinzaine de films par an pour « un public 100% turc », dixit Fabien Houy, le responsable du cinéma. Grosses comédies, drames, films historiques… il y en a pour tous les goûts. Mais toujours un point commun : « C’est du cinéma populaire. C’est-à-dire que les Turcs viennent voir ces films en famille. »
Yoan, employé au « Brady » depuis avril 2013 a été surpris lors de ses premières semaines en caisse :
« Les gens m’achetaient parfois 10 tickets d’un seul coup ! Ils viennent avec les cousins, les oncles, les parents… Et parfois d’assez loin, même d’Orléans ! »
Talat et Badr, lycéens de Franconville (95) ont immigré en France il y a cinq ans. Ils sont venus au « Brady » avec Burak, leur cousin français de Paris, pour une sortie dominicale entre adolescents duveteux. « On rigole beaucoup plus devant les films turcs que devant les comédies américaines », s’enthousiasme un des zincs, « parce qu’on reconnaît des gestes ou des accents. »
Diaspora
Installé boulevard de Strasbourg, « le Brady » est à deux pas du quartier turc de Paris. Le week-end du 21 décembre, 9 séances sur les 25 de l’après-midi seront consacrées à des succès turcs comme « Hukumet Kadin 2 » ou « Erkekler ». « Cet endroit, on l’appelle le petit Istanbul ! C’est le Kreutzberg de Paris ! » s’esclaffe Claire, franco-turque rencontrée dans la file d’attente, qui fait ici référence au célèbre quartier ottoman de Berlin. Fabien Houy, le directeur du cinéma y va cash : « On a une grosse communauté turque dans le périmètre du cinéma, c’est une des raisons de cette programmation. On fait ça pour des raisons commerciales. » Avant d’ajouter que « culturellement, les Turcs sont cinéphiles ».
Dügun Dernek, toujours à l’affiche
Le « Brady » est devenu un point de ralliement de la diaspora turque à Paris. Sur les chaînes du câble à destination des Turcs d’Europe occidentale, des publicités font la promotion, plusieurs fois par jour, des films à l’affiche et diffusent la liste des quelques cinémas français qui les programment. Même chose dans les journaux de la communauté, distribués dans les supermarchés ou les restaurants.
D’autres spectateurs viennent suite à des recommandations sur leur wall Facebook. « Ma sœur a vu le film en Allemagne et me l’a fortement conseillé », indique Claire venue voir « Hukumet Kadin 2 » avec une copine. Cette couturière de 46 ans a quitté la Turquie quand elle était bébé pour l’Allemagne, avant de s’installer en France il y a 27 ans où elle a acquis la nationalité. « Et puis l’actrice principale de Hukumet Kadin 2, c’est Demet Akbag, très connue en Turquie. Moi je l’adore ! »
Niche
Le Brady, au 39 boulevard de Strasbourg
En France, les cinémas indépendants seraient en crise. En 2010, un rapport du médiateur du cinéma s’inquiétait de la concurrence des multiplexes qui ne cessent de gagner du terrain face aux salles indépendantes. A titre d’exemple, « l’Odyssée » à Strasbourg – le premier cinéma à avoir diffusé des films pour la diaspora turque vers 2010, a vu son nombre de spectateurs annuels passer de 83.000 en 2002 à 50.000 en 2012, selon cet article de Rue89. Tandis que « le Brady » a été revendu par son propriétaire vedette, le réalisateur Jean-Pierre Mocky qui avait transformé la salle en théâtre « parce qu‘ en cinéma on ne foutait rien . »
« A Strasbourg, il y a un public d’origine turque assez important. C’est la communauté étrangère la plus importante de la ville. Il y a quelque chose comme 7.000 Turcs à Strasbourg et ça monte à 100.000 dans tout le grand Est », décompte Faruk Günaltay, directeur du cinéma « l’Odyssée ». Avant de savourer :
« Les films turcs représentent 3% de nos séances et font 8% des entrées… Ça marche plutôt bien ! »
Fabien Houy du « Brady » ne veut pas communiquer de chiffres mais se réjouit d’avoir « trouvé un public ».
« On est une salle qui fait de la continuation, c’est-à-dire qu’on passe les films 3 ou 4 semaines après les autres. Dans l’absolu il faut se différencier, donc on va sur du cinéma de niche. »
Turcs allemands
Deux distributeurs allemands se partagent la vente des succès turcs au « Brady » et à « l’Odyssée » : Kino Star et AF Média. Joint par StreetPress au siège de Berlin, Koray Kimyeci, responsable de la distribution Europe pour AF Media, explique que son entreprise sort « 10 à 15 films par an en France ». Créé il y a 15 ans, AF Media était à l’origine une agence spécialisée dans les produits publicitaires pour la minorité turque en Allemagne et la diffusion de séries TV. Depuis 3 ans, elle a diversifié son activité en distribuant les plus grands succès commerciaux du cinéma turc dans toute l’Europe – 11 pays au total.
Koray Kimyeci s’en félicite :
« C’était une suite logique pour nous. Le marché européen représente un important extra pour les producteurs d’Istanbul. Il y a beaucoup de Turcs qui y vivent et une forte demande en films. La plupart de nos productions ciblent exclusivement le public turc, notamment dès que ce sont des comédies. »
Les films d’AF Media ont fait 18.000 entrées en France en 2013. Koray Kimyeci jubile : « It’s a great success ! » Mais ce n’est rien par rapport à leurs scores en Allemagne où certains films sont diffusés avec plus de 60 copies.
Exponentiel
Avec Demet Akbag, star en Turquie
Faruk Günaltay, 64 ans, revendique avoir été le premier à acheter les films de Kino Star et AF Média en France pour son cinéma « l’Odyssée ». « On les a poussés à faire des copies sous-titrées en français », détaille cet ancien représentant de la Turquie à Eurimages, le Fond du Conseil de l’Europe pour le cinéma. « Puis on a établi les liens avec d’autres salles de cinéma en France et elles ont commencé à les prendre ». Aujourd’hui une dizaine de salles – principalement dans l’Est de la France et à Lyon où se concentre la diaspora, diffusent les films. Günaltay analyse :
« Les gens dans le monde du cinéma s’observent. Quand ils ont vu qu’il y avait des entrées qui étaient pas mal et que les distributeurs utilisaient des pubs sur les chaînes turques, ils ont commencé à y réfléchir… »
Fabien Houy du « Brady » observe aussi un autre marché : la diaspora indo-pakistanaise. Son cinéma diffuse régulièrement des films de Bollywood et il remarque que « l’offre s’étoffe à Paris depuis 2 ou 3 ans ».
« Par contre, le peu de films africains qu’on a tenté, ça n’a pas marché du tout. »
Marché limité
« On conseille vivement aux spectateurs de réserver à l’avance »
Sur la façade du Brady le 22 décembre, une petite pancarte indique depuis le milieu de l’après-midi que la séance du dimanche soir est complète. « Pour les films turcs, on conseille vivement aux spectateurs de réserver à l’avance », confie le caissier du cinéma à des clients. Dehors, des grappes de spectateurs refoulés sont à la recherche d’un plan B. Comme cette famille venue à 7 depuis Stains (93). Le patriarche est déçu :
« Le gros problème avec les films turcs, c’est qu’il n’y a pas assez de salles. »
Le bon filon des blockbusters turcs peut-il se généraliser dans les cinémas indépendants ? La diaspora turque est estimée à 500.000 personnes en France. Mais Faruk Günaltay regrette qu’il n’y ait pas « d’engouement de la part du public français », ce qui réduit considérablement le marché.
Autre problème pour les exploitants selon le directeur de « l’Odyssée » : les films qui n’ont pas de distributeurs en France ne comptent pas dans la grille pour avoir le label Art et Essai. Ce qui induit un risque pour les salles…
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