Au Forum d'Avignon, les grands industriels de l'entertainment et des médias assurent être protégés derrière de puissantes barrières à l'entrée et se lancent pour défi de trouver un moyen « pour que payer sur le web devienne fashionable »
Avignon (84) – « Il faut aider ces braves gens ». C’est Maurice Lévy) qui lance cette incantation au micro, alors que 400 têtes suivent du regard le patron de Publicis, qui marche au centre de la Salle du Conclave du Palais des Papes. Ces « braves gens » ? Les Bertelsmann (M6, RTL Group, Freemantle) ou autres Vivendi (Canal+, SFR, Universal, Activision) et Viacom (MTV, Paramount, Dreamworks) qui se retrouvent depuis 3 ans pour un week-end au Forum d’Avignon, sorte de Davos des médias, de la communication et de la culture.
« Aider ces braves gens », donc… à faire du business. Car les industriels de la culture continuent à s’agacer devant The Pirate Bay, et se disent qu’ils ont manqué un train en lorgnant du côté de Spotify. Pendant tout un après-midi, ils ont prêché le passage du « gratuit au payant » – plus exactement : « Comment est-ce qu’on peut faire aussi attractif que le gratuit (…) mais en le faisant payer ? », dixit Alain Sussfeld, le directeur général d’UGC.
Les gourous du business digital à la barre
L’après-midi intitulée « du gratuit au payant » se lance avec un film de promo pour le micro-paiement. Et Bruno Perrin, associé chez Ernst & Young, cravate bleue (c’est le dresscode à Avignon cette année) et costard noir, embraye en expliquant combien les médias doivent « reprendre le contrôle sur les prix et sur les marges ». Le consultant tente un effort de vulgarisation qui part en sucette : « Je ne sais pas si ça va devenir fashionable de payer… Mais ne pas payer va devenir ringard… Euh… en tout cas, il va falloir que payer devienne fashionable ».
Le micro-paiement, un allôpass like pour le mobile
Les premières pistes de l’après-midi : Le micro-paiement et le téléphone mobile (« l’instrument idéal pour la monétisation des contenus », selon Vincent de la Bachelerie de Ernst & Young), le développement de « médias de services de masse » (« si les gens ne sont plus prêts à payer pour un contenu, ils peuvent être prêts à payer pour un service »… c’est l’info on demand) et pour cela, explique le consultant d’Ernst & Young… « s’appuyer sur des entreprises comme Publicis pour développer la stratégie marketing et les nouvelles politiques organisationnelles » (Parenthèse LOL : Publicis est le « producer » du Forum d’Avignon, qui a commandé l’étude Ernst & Young).
En même temps qu’on prend ce cours de business digital, on rigole bien avec Maurice Lévy (cravate bleue) et Hartmut Ostrowki, le PDG de Bertelsmann (cravate bleue à losanges), quand Maurice se remémore la soirée passée ensemble « chez quelqu’un de vraiment très pauvre… devinez qui ? Bill Gates ».
« Il ne faut pas que ça soit compliqué pour le client de dépenser son argent »
La blague ayant fait son effet, seconde salve de recommandations, avec le PDG allemand de Bertelsmann : « Pour réussir dans l’environnement numérique, il ne suffit pas de présenter les vieux contenus dans un nouvel emballage ». Non, il faut proposer des « contenus uniques et exclusifs », mais aussi « faciles à utiliser » : « Il ne faut pas que ça soit compliqué pour le client de dépenser son argent ». Message reçu cinq sur cinq.
Le Forum d’Avignon
Présidé par Nicolas Seydoux, le président de Gaumont, le Forum d’Avignon réunit du 4 au 6 novembre, pour sa 3e édition, 400 participants parmi les décideurs du monde des médias, de la communication et de la culture.
Soutenu par les ministères de la culture et de l’économie, le Forum compte parmi ses entreprises associées Vivendi, Orange, Bertelsmann, BNP-Paribas, le groupe de presse suisse Ringier… Pour cette édition 2010, Frédéric Mitterrand et Nathalie Kosciuzko-Morizet avaient fait le déplacement, Christine Lagarde est intervenue en vidéo et la ministre israélienne de la culture était également invitée.
On pouvait croiser dans le Palais des Papes d’Avignon le PDG de Viacom, le patron de l’Ina, la vice-présidente de la Commission européenne, un vice président de Google, Antoine Gallimard, Christine Albanel ou Louis Schweitzer, ancien patron de Renault.
« Comment est-ce qu’on peut faire aussi attractif que le gratuit, mais en le faisant payer ? » Le DG d’UGC, en mode marketeur fou
« Il va falloir que payer devienne fashionable » Un associé chez Ernst &Young, en mode interview sur Fun Radio
Un forum sur le numérique, mais pas trop quand même
Là où le Forum d’Avignon nous laisse dubitatif, c’est qu’on n’est pas certain que les grands décideurs qui se penchent sur les mutations de l’ère numérique aient tout saisi : Pas de Twitter ou de Facebook pour un Forum consacré cet année aux « nouveaux accès et nouveaux usages à l’ère numérique ». La connexion wifi lague à mort dans la salle de conférence, impossible de tweeter depuis son PC.
Et les doctorants de l’Insead ou de la London School of Economics et la cinquantaine d’autres étudiants invités devront rester entre eux pendant les principaux moments d’interactions (cocktails, repas, etc.)… comme si on n’avait pas réalisé que les digital natives qui sont passés de eMule à Spotify, tout en restant allergiques à Hadopi, c’était eux !
Clash générationnel
Et c’est vrai aussi que quand le philosophe marocain Bensalem Himmich en remet une couche au micro contre les jeunes et la gratuité, ça sent le clash générationnel (à se demander si son exhortation porte sur la fin de la gratuité ou la fin des jeunes) : « Il ne faut plus parler de gratuité, maintenant il faut en finir, les jeunes profitent de cartes pour le théâtre, le cinéma…. », s’énerve le philosophe.
« Il ne faut plus parler de gratuité, maintenant il faut en finir, les jeunes profitent de cartes pour le théâtre, le cinéma… » Un philosophe, en mode crise d’adolescence
Les groupes médias renforcés
Les industries des médias avaient voulu nous faire flipper (le piratage menacerait les fondements du système) mais ici, au Forum d’Avignon, on assure au contraire que « la valorisation boursière des entreprises de média a beaucoup augmenté » ces derniers mois (Hartmut Ostrowki).
L’industrie traditionnelle des contenus protégée par des barrières à l’entrée
Le PDG de Vivendi Jean-Bernard Lévy (cravate bleue à rayures) est quant à lui convaincu que les gros acteurs de l’industrie des contenus ont peu de choses à craindre : elles sont de plus en plus protégées par des « barrières à l’entrée de plus en plus élevées » : Canal+ et son demi milliard investi chaque année dans les droits des retransmissions du sport et le cinéma, ou les coûts de développement d’un jeu vidéo, entre 30 et 40 millions d’euros… « On va vers des modèles dominants », assure Jean-Bernard Lévy
Le patron de Bertelsmann « croit dans l’avenir des grands »
Du côté de Bertelsmann, Hartmut Ostrowki juge que « la menace que fait peser l’internet sur la télévision n’est pas si grande : les 25 – 35 ans regardent aujourd’hui plus la TV que les 15 – 25 ans il y a 10 ans. Les gens découvrent de plus en plus la TV en vieillissant ».
Surtout, la « concentration des médias est croissante », assure-t-il : Par exemple, dans l’édition numérique où les best-sellers l’emporteraient largement sur la longue traîne ou même pour l’entertainment en ligne : « Les 10 shows télévisés les plus populaires aux Etats-Unis représentent 5% de l’audience à la télévision, contre 20% sur Internet… cette concentration est une opportunité »… Et Ostrowski de reprendre un peu plus tard : « Je crois dans l’avenir des grands, des forts, des grandes marques »
« La valorisation boursière des entreprises de média a beaucoup augmenté » Hartmut Ostrowki, PDG de Bertelsmann
« La concentration des médias sur le digital est croissante. C’est une opportunité » Le PDG de Bertelsmann, confiant comme si le piratage ne l’avait jamais effrayé
Bref tout va bien et « les gens consomment Kant comme du yaourt »
Le directeur général du groupe Le Figaro reprend la balle au bon : « Les sites des quotidiens se sont imposés et sont très loin devant les sites des pure players [les sites d’information non issus d’un média traditionnel, ndlr] qui sont très loin derrière », s’enthousiasme Francis Morel, rejoint par Maurice Lévy : « les “pure players”… moi je parlerais plutôt d’“outsiders“ ».
A Avignon, les patrons des grands groupes médias sont formels : tout va bien.
Et la conclusion revient à Maurice Lévy : « Le numérique ce sont des tuyaux qui démocratisent l’accès aux biens (…) et donc les mettent à la portée des gens quel que soient l’usage qu’ils en fassent. Et si les gens consomment Kant comme du yaourt, ce n’est pas très grave. »
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Source: A Avignon, Johan Weisz | StreetPress