Sur Facebook, Maissam, 14 ans, raconte l'histoire de Thalya, jeune brésilienne amoureuse d'un chef de gang. Une page que la collégienne et ses « administratrices » gèrent en vraies pros de la com' : cliffhangers, concours…
« C’est pour quand la suite ? » Sur Facebook, des dizaines de commentaires pressent Maissam, collégienne de 14 ans, de publier un nouveau chapitre de « la Favela du crime ». Au total, ce sont plus de 4.000 personnes qui suivent assidûment ce soap 2.0 sur sa page « Chronique d’une bomba ». Le pitch :
« Thalya Da Silva, jeune brésilienne vivant à Rio de Janeiro, dans la favela où règne le gang de Cassio. D’ailleurs, Thalya les méprise, ce ne sont que des criminels. (…) Jusqu’au jour où Thalya entre dans ce gang. Désormais, il y aura une règle d’or : tirer, ou crever. Et surtout, ne pas succomber au charme de Cassio… »
Feuilleton 2.0.
« Au départ je postais mes histoires sur un skyblog », raconte Maissam, 14 ans – « bientôt 15 » insiste-t-elle. Mais sur le site de blogging, l’audience restait confidentielle, « à peine quelques copines me lisaient ». Elle retente sa chance sur Facebook. « Pour changer des autres chroniques qui ne font que des “thugs” [dans le style voyou ou gangster, ndlr], j’ai alors décidé de prendre un mexicain. » Le succès est immédiat : « J’ai eu 200 “j’aime” dans la nuit », fanfaronne l’adolescente qui poste désormais un nouveau chapitre deux à trois fois par semaine. Au total, 76 épisodes pour son précédent feuilleton : « kidnappée par un latinos ».
StreetPress pose son dossier « l’Internet dans les quartiers » en partenariat avec la Fonderie, l’agence numérique d’Île-de-France.
Cette semaine, alors que le parlement vient de débattre du « projet de loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine », StreetPress fait le focus sur le numérique dans les quartiers : Les habitants des quartiers populaires ont-ils un usage spécifique du web ? Les politiques d’inclusion numérique ont-elles un impact socio-économique sur nos quartiers?
“Voir le sommaire du dossier”:http://www.streetpress.com/sujet/116077-fracture-numerique-wtf
Belle Epine
Si les chroniques sont parfois sulfureuses – amours interdits sur fond de guerre des gangs, c’est une jeune fille très sage qui se cache derrière tout cela. Quand StreetPress la contacte sur Facebook, c’est sa mère qui rappelle : « Je voulais juste m’assurer de vos intentions. » Rendez-vous est pris dans le centre commercial « Belle Epine », à deux pas de leur cité du 91. C’est tout une petite bande qui débarque : maman, tata, meilleures copines et grand cousin. Rassurée, la mère de famille nous laisse finalement en tête à tête : « Comme ça Maissam pourra dire ce qu’elle veut. » La jeune fille sur son 31 pour l’interview semble intimidée. Elle se triture les mains sous la table tout au long de l’échange.
La 4e de couv' du feuilleton de Maissam / Crédits : Impression écran
Sa voix s’anime quand elle plonge dans son univers, ou plutôt celui de sa fiction. Intarissable sur les gangs latino-américains : « Les MS-13, Los Zetas… » Elle passe sa vie à regarder sur YouTube les documentaires qui leur sont consacrés. « Ca me fascine, le danger, leurs règles, le fait qu’ils soient unis. » Ultra documenté, son récit s’attache au moindre détail. « Je vais parler d’un objet au détour d’une phrase et finalement le faire réellement apparaître cinq parties plus loin », explique l’adolescente tout en sirotant son jus de pomme. Et d’ajouter :
« Mon héroïne ne va pas dire “wesh-wesh”, alors qu’elle vit dans une favela. Et à la place de “Wallah” [littéralement “je le jure”, ndlr] pour le style, elle dit “Dieu”. »
School
L’ado, bonne élève « en espagnol et en français, mais pas en maths », revendique des références littéraires. Sur sa table de chevet, « La Cité de Dieu », roman fleuve ancré dans la misère brésilienne dont a été adapté un film à succès. Mais aussi les best-sellers de la teen-littérature US : la trilogie « Irrésitible Alchimie ». « Ca parle d’une histoire d’amour entre un gangster mexicain et une riche américaine », à laquelle elle confesse s’identifier. Plus à son goût que « La déclaration: L’histoire d’Anna » que lui impose sa prof’ de français. « Franchement, je déteste. Ça manque de péripéties », tranche Maissam.
Maissam, 14 ans et 4.000 fans sur Facebook
Et Maissam s’y connaît : chacun de ses chapitres se finit sur un cliffhanger digne des telenovelas : « Mon téléphone sonne et là je vois un SMS de… A suivre. » Ses lectrices la pressent d’avancer plus vite ou débattent des suites possibles. Les suggestions fusent et les plus likées intègreront le récit. Un community management quasi professionnel. Sur la page elle poste également plusieurs photos potentielles du perso principal, Cassio. Défilent alors mannequins, danseurs hip-hop ou anonymes dans des poses langoureuses. Jusqu’à ce que le top Eduard Martinez, un brun aux yeux clairs fasse l’unanimité. « C’est lui qui a eu le plus de likes », explique-t-elle.
Community management
« Je suis connectée sur ma page tous les matins avant d’aller au collège et tous les soirs jusqu’à 23 heures », le plus souvent sur le Blackberry qu’elle conserve dans la poche de doudoune, toute attentive à sa première interview. Mais c’est encore insuffisant : « s’il n’y a pas assez d’animation sur la page, les lectrices ne reviendront pas. » En vraie pro, elle a donc nommé des « administratrices » en charge de faire vivre les discussions. « Si elles ne sont pas assez actives, je les vire. » Consciente de son rang dans le petit monde des chroniqueuses, elle annonce sur sa page : « Échanges (de liens) à partir de 1500 “j’aimes”. » « S’il n’y a pas un minimum de likes ça ne me sert à rien », justifie Maissam.
Au fil des mois, la « page fan » débutée en 2011, se transforme en forum un brin foutraque qui reflète assez bien les préoccupations de l’ado-écrivaine et de son public. Ici un appel au secours pour un cours de maths. Là, une photo d’ongles vernis et d’innombrables débats sur les garçons.
« Je reçois des messages privés genre “ça fait trois ans que je lui parle et il m’esquive encore.” Dans ces cas là, généralement je les poste en anonyme sur le mur. »
Suivent des conseils de lectrices. « Sinon avec les filles on parle beaucoup de religion. » Chaque soir avant de se coucher, Maissam souhaite à ses fans « bonne nuit, sous la protection d’Allah » et c’est d’ailleurs « grâce à l’une d’entre elles » qu’elle fait « chaque jour » sa prière, « enfin quand j’oublie pas. »
Dans le monde des chroniqueuses le plagiat est le péché ultime : « Depuis que j’ai amené le sujet des favelas il y a des filles qui ont commencé à vouloir en parler », raconte Maissam plus fière qu’énervée. « L’une d’elle a même ouvert une page “au cœur des favelas”. » Ni une ni deux, la fan base de la collégienne lance la fronde :
« elle s’est fait clasher sur son mur, elle a tout de suite supprimé les parties qu’elle avait copiées. »
Girl Power
Dans ma favela
Au total, des centaines de ces « chroniques » peuplent le réseau social. Maissam explique que la pionnière du genre serait la page « kidnappée par un chef de gang » (16.000 likes), créée il y a environ trois ans et désormais disparue de la toile. La plus populaire en ligne, « Petite cendrillon amoureuse du prince du ghetto », est suivie par plus de 50.000 personnes. A peine moins que le compte officiel de Carla Bruni.
Souvent, c’est le même schéma narratif qui revient : la rencontre fortuite entre une jeune fille innocente et le méchant de la cité, beau et mystérieux, balafré si possible. En général, au cours de la chronique, le beau voyou entre ou sort de prison. Pendant les trois quarts de l’histoire, la jeune fille se tord de douleur de le savoir au placard, ou pire de le voir « se taper des khabs » (des prostituées), ou plus grave encore, de ne pas avoir de ses nouvelles alors qu’il est en liberté. Iness, dans sa chronique « Un amour à la thug life » ironise, à propos du mystérieux Aniss, qui n’appelle jamais :
« Il habite la tour d’en face mais wallah j’ai l’impression de vivre une relation à distance ».
16h30, Maissam rejoint son cousin Rayan. Le garçon d’une vingtaine d’années, dégaine fashion, raconte avoir lu deux parties de la chronique. « J’ai bien aimé mais j’ai arrêté parce que je ne supportais pas les fautes d’orthographes. » Maissam le foudroie gentiment du regard. Dans sa famille tout le monde est au courant de la passion de l’adolescente. Elle a cependant demandé à ses « darons » de ne pas la lire : « il y a plein de gros-mots dedans, ils vont m’embêter après. » Un souhait que ses parents semblent respecter. Seul son grand frère, étudiant de 21 ans à l’université de Lyon, s’implique dans l’aventure.
« Je crois que c’est le seul qui réalise que c’est un truc énorme que d’avoir 4.000 fans. »
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