21/11/2013

Au cybercafé, c'est la crise : « Tout le monde a un PC ! »

La cité Pablo Picasso est-elle 2.0 ?

Par Mathieu Molard

Pablo Picasso, 14.000 habitants qui résident à 99,5% en H.L.M. Une cité désormais reliée à la fibre, suréquipée en espaces numériques. Mais que change le très haut débit pour des habitants très marginalisés socialement ?

Nanterre (92) – Près de 14.000 habitants, 99,5% de logements sociaux et au milieu comme une rivière, le boulevard Pablo Picasso serpente entre les tours : bienvenue dans la « zone Parc Sud », un îlot – ou plutôt un continent – de précarité au milieu des Hauts-de-Seine, le second département le plus riche de France (derrière Paris). Un document du ministère de l’intérieur, daté de 2010, range même la cité parmi les 40 quartiers les plus « sensibles » de France. Si on s’en tient au portrait statistique que nous offre Google, difficile d’imaginer « Pablo Picasso » comme une cité connectée.

A la sortie du RER, station « Nanterre préfecture », le parc André Malraux offre une vue dégagée sur les dizaines de HLM de la « zone Parc Sud » située en face. Au pied des tours, Anissa 31 ans et Kheira 61 ans trottinent pour échapper à la pluie. Quand on les interroge sur leur surf sur internet, c’est cette dernière qui prend immédiatement la parole : « Je vais souvent sur internet pour regarder des recettes de cuisine ou pour aller sur Le Bon Coin. Il y a vraiment des supers affaires », explique tout sourire sous son voile, la cyber grand-mère.

1 Les HLM sont-ils connectés ?

Chez « Lina Télécom », le cybercafé au cœur de la cité Pablo Picasso, on ne se bouscule pas derrière les ordinateurs. Sur la dizaine de postes mis à disposition, deux seulement sont occupés, ce jeudi vers 17h15. Pourtant, une petite queue se forme devant le comptoir en contre-plaqué en attendant le retour du boss, parti faire sa prière dans l’arrière boutique. La plupart attendent pour une photocopie ou une impression. « C’est vrai que les affaires ne marchent plus comme avant, témoigne Chafi le propriétaire. Maintenant la plupart des gens ont un PC à la maison, mais pas encore toujours d’imprimante. »

Si l’on en croit l’Insee, en 2011, 87% des Français de niveau bac ont accès à internet, contre 73% pour les ménages ayant un niveau CAP ou BEP. Un écart qui diminue d’année en année. Les tours du quartier « Pablo Picasso » sont même reliées au très haut débit. En 2008, le conseil général des Hauts-de-Seine débloquait une subvention de 59 millions d’euros pour que l’installation soit effective sur tout le département, y compris « les zones non-rentables ». Depuis la rentrée, la 4G est aussi disponible pour les habitants de Pablo Picasso.

Selon Rabah Amroun, chargé de projet numérique à la Maison de l’emploi et de la formation de Nanterre, ces chiffres sont à nuancer : « Souvent s’ils prennent un abonnement haut débit, c’est d’abord pour la télévision et le téléphone fixe. Parfois l’ordinateur n’est même pas relié à internet. Et quand il l’est, faut voir le vieux coucou ! » L’informatique reste un investissement important pour le budget des familles modestes : « ils achètent un ordi, mais quand il tombe en panne, ils n’ont pas forcément les moyens de le remplacer immédiatement », explique Rabah Amroun.

2 Les habitants de la cité sont-ils des internautes comme les autres ?

A la sortie du « collège Paul Eluard », Karim, 13 ans, et ses potes s’abritent de la pluie dans le hall d’un immeuble. « Bien-sûr que j’ai Facebook ! », lâche le collégien, une bouteille de Fanta à la main. Cinq des six ados ont un compte sur le réseau social. « Ils ont une grosse facilité d’utilisation, on dirait limite que c’est inscrit dans leurs gênes » commente Naïma, animatrice à Nanterre. « Pour les gamins, avoir un compte Facebook, c’est une forme de reconnaissance. Ça leur donne une place dans la société », explique la jeune femme. « L’enjeu aujourd’hui c’est de leur montrer qu’on peut faire autre chose que Youtube et les réseaux sociaux et d’expliquer les risques qui existent sur le net. »

Un souci partagé par de nombreux parents. « Dans nos cours, on a des mères de famille qui viennent s’inscrire parce qu’elles se rendent compte que leurs enfants maîtrisent internet mieux qu’elles » explique Salem, animateur au centre social et culturel « P’Arc en ciel ». Au total, cinq créneaux de formations à l’informatique sont proposés chaque semaine.
« Il y a une très grosse demande, confirme Rida Bouakkaz, le directeur du centre. Cette année, on a même dû refuser des gens ! »

A l’étage justement, il y a cours dans la salle informatique. Assis derrière l’un des six postes ou leur propre ordinateur portable, une quinzaine de retraités écoutent attentivement les conseils d’Alain, un bénévole de 70 ans plutôt calé. « Les seniors forment le gros des effectifs », confirme Salem. Tous les participants ont leur propre PC chez eux. S’ils viennent ici c’est parce qu’aujourd’hui « quand on ne connaît pas internet on a l’air analphabète », explique Georges, 79 ans. Plusieurs têtes aux tempes grisonnantes acquiescent. Quant à savoir ce qu’ils font concrètement avec… « On télécharge des logiciels, on utilise le traitement de texte », poursuit Georges. Quelques uns expliquent tout de même pouvoir échanger via Skype ou simplement par mail avec de la famille et des amis à l’étranger, ou les copains… du cours d’informatique !

Quand on ne connaît pas internet on a l’air analphabète

3 Les formalités en ligne sont-elles facilitées ?

Chaque lundi soir, la salle informatique de « P’Arc en ciel » est ouverte à ceux qui ont besoin d’un coup de main pour les démarches administratives. « Aujourd’hui que ce soit pour Pôle Emploi ou la Caf, les gens ont besoin d’utiliser internet, explique Salem. Mais les démarches ne sont pas toujours faciles. » Un professionnel est là pour les accompagner dans les méandres de l’administration 2.0. A la Maison de l’emploi et de la formation, Rabah Amroun fait le même constat : « Environ un tiers des gens qui viennent nous voir sont des gens arrivés en France récemment. Ils cherchent de l’aide pour effectuer les démarches en ligne pour renouveler leur titre de séjour. »

A Nanterre, on a mis le paquet pour faciliter l’accès au numérique : pas moins de 22 structures municipales ou associatives proposent des activités liées à l’informatique. Malgré ce dispositif important certains passent entre les mailles du filet. « Dans mon cybercafé je vois des mecs de 20 ans qui ne savent pas faire un “ @ “! », explique Chafi. « Je m’étais fait radier de Pôle Emploi parce que je n’avais pas réussi à faire correctement la mise à jour de ma situation », témoigne un jeune, la vingtaine, croisé devant la Poste. Pourtant il n’a jamais mis les pieds dans l’espace numérique, situé à moins de 200 mètres de chez lui. « C’est surtout pour les vieux ces cours et sinon à l’espace jeune, tu croises toujours du monde que tu connais… », justifie-t-il. Avant d’ajouter : « vous mettez pas mon nom sur internet, hein ? »

4 Est-ce qu’Internet donne du travail dans le quartier ?

Les ateliers informatiques de la Maison de l’emploi et de la formation (la Mef) font le plein. En tête des hits, la formation pour obtenir le « passeport internet et multimédia ». « C’est un certificat qui prouve que le demandeur d’emploi sait utiliser les outils informatiques de base », précise le responsable numérique de la structure. Une nécessité sur le marché du travail mais aussi un petit diplôme. « Pour des gens qui n’ont fait aucune étude obtenir ce certificat c’est déjà une forme de reconnaissance ! », explique Rabah Amroun.

Des connaissances, même élevées, en informatique n’ouvrent pas pour autant toutes les portes. Cette année la Mef a recruté un animateur pour ses formations numériques. « Un paquet de jeunes surdiplômés pour le poste ont postulé ! » raconte Rabah Amroun. Les galères d’emplois, Eugène, 24 ans, un BTS informatique en poche, les connait. « J’ai mon diplôme depuis deux ans, le seul job que j’ai trouvé dans mon secteur c’était un CDD de deux mois. » Faute de mieux, il enchaîne les missions d’intérim. « A la limite mon BTS informatique montre que je suis un mec sérieux quand je postule pour un inventaire en supermarché », commente-t-il désabusé. Il a bien pensé à créer sa boîte « mais pour l’instant j’ai un peu l’impression de manquer d’expérience, mais c’est vrai que l’idée me travaille… »

Les lascars sont-ils des entrepreneurs qui s’ignorent ? C’est l’idée de la Mef, qui a développé un serious game intitulé j’apprends – j’entreprends destiné à pousser les jeunes des quartiers à se lancer dans la création d’entreprise. Le principe : Votre double numérique reçoit un coup de fil d’un « frangin »: « c’est génial, je viens d’être licencié ». Avec ses 6.000 euros de primes, vous décidez de monter votre boîte et c’est parti pour l’aventure : rencontre avec un Business Angel, investissements, déclaration du nom de sa boîte… Bien foutu et ludique (malgré une musique de fond insupportable) le jeu lancé en juin n’a pourtant pas encore rencontré son public : à peine 250 personnes ont commencé le « parcours ». « On est un peu passés au travers en matière de com’ », confesse Rabah Amroun. Il promet de rattraper le coup, notamment en organisant des « battles de création d’entreprise » à l’aide du jeu.

Dans mon cyber je vois des mecs de 20 ans qui ne savent pas faire un “@”!

bqhidden. L’idée de créer ma boîte me travaille…