En 15 ans, Kizo a fait partie d'une bande, réalisé un documentaire, lancé une discipline sportive, écrit un livre et cassé quelques mâchoires. Rencontre avec celui qui est aussi médiateur de quartier à Grigny.
Grigny, jeudi après-midi. A la sortie du RER, j’appelle Kizo. « Tourne à droite, j’ai envoyé des personnes à ta rencontre. Tu vas les croiser ». A peine sorti de la gare, des barres d’immeubles à perte de vue, pas trop glauques non plus avec quelques espaces verts de-ci de-là. Les deux jeunes m’amènent jusqu’à Kizo qui finit une série de pompes. Quand on voit le gabarit du mec, on se dit que certains ont dû morfler à l’époque où « ses gars » de la Mafia Z, s’embrouillaient avec les bandes des autres quartiers.
Aujourd’hui il a tourné la page, son truc maintenant c’est le Street Workout, la musculation de rue mais version « hard ». Objectif: canaliser l’énergie négative des gars du coin. Hier membre de gang, aujourd’hui médiateur de quartier , Kizo a aussi réalisé un docu sur l’histoire des gangs et co-signé un bouquin sur le même sujet avec le photographe Yan Morvan. Kizo aka « le chasseur de poids-lourds » se pose sur un escalier pour nous raconter ses nombreuses vies.
Tu peux faire combien de tractions ?
J’ai fait tomber mon record le week-end dernier en faisant 45 tractions. Je n’avais pas prévu de participer à la compétition. Mais il y a des poids lourds [plus de 93 kg] qui veulent prendre mes titres. On n’arrêtait pas de me harceler. J’ai débarqué au dernier moment en jean, chemise. J’ai fait les tractions et j’ai remporté la victoire. Derrière, j’ai pris le micro et j’ai expliqué que ce n’est pas la tenue qui fait de toi un champion. Ce n’est pas le jogging qui fait de toi une personne déterminée.
Toi tu fais quel poids ?
Je suis à 107 kg, pour 1m83. Pendant 2 ans, j’étais à 110kg, j’étais le plus lourd de toutes les catégories. Je suis au régime, parce que je veux descendre à 100kg pour le prochain Pull and Push. Donc ces temps-ci c’est salade, poisson, de temps en temps riz et pâtes alors qu’à l’époque, je ne mangeais que des grecs-frites, des crêpes et des pizzas…
Pour être aussi massif, tu prends des prods ?
Je ne prends pas de produits. Je suis déjà trop lourd, si je prends des produits je vais exploser. Ça fait maintenant 10 ans et demi que je fais beaucoup, beaucoup, beaucoup de tractions. Mon corps est habitué. Et j’ai une méthode de travail que les personnes de ma catégorie n’ont pas : faut savoir qu’à partir de 90/100 kg, tu ne fais que travailler dans une salle, tu travailles la fonte. Moi, je suis tout le temps dehors, je fais mes tractions même l’hiver, même quand il pleut. J’ai toujours dit : « la pluie ne tue pas un homme, tant que tu ne dors pas dehors. »
Tu lances une nouvelle discipline, le « No Joke. » C’est quoi ?
Le No Joke, c’est la partie hard du street workout [ndlr : la musculation de rue]. On a des manières de travailler la résistance musculaire inspirées des sports de combat. Par exemple à la boxe, t’es allongé, on prend un ballon, on le jette sur ton ventre. Dans le No Joke, t’as les bras tendus, en position de traction, tu montes un tout petit peu. Tu peux rester peut-être 10 secondes et pendant ces 10 secondes, je tape sur ton ventre. Bam-bam-bam-bam-bam. Sinon il y a une attitude à avoir : tu n’as pas le droit de parler, tu n’as pas le droit de te plaindre et tu dois porter un t-shirt blanc. Le seul bruit que tu entends ce sont les cris et les bruits du matériel, c’est tout. Si t’es fatigué, tu lèves la main, tu vas sur le côté comme ça tu ne déranges personne, tu t’assoies. On peut comprendre, on te ramène du sucre, du jus, tout ce que tu veux mais il y a une discipline à avoir.
Comment est né le No Joke ?
En 2007, dans le quartier où j’habite, il y avait des conflits entre deux bandes : la BTG, contre la BSP. J’ai essayé de canaliser leur énergie négative, d’abord en discutant. J’ai vu que ça ne marchait pas donc j’ai dit : « écoutez, vous allez venir avec moi, on va courir. » On allait dans la forêt, on descendait et on remontait. On venait ici, on faisait des tractions. Je leur apprenais aussi comment… pas comment se battre, mais comment… riposter ! Je leur ai toujours dit de ne pas être sur l’attaque mais seulement sur la défensive. Le premier No Joke que j’ai fait, j’ai ramené deux mecs de bandes rivales qui se détestaient en leur disant : « vous n’allez pas vous mettre des coups mais vous allez vous entraider. Tu vas tenir un sac de frappe et l’autre il frappe dessus. Tiens-le pour lui, aide-le à tenir. » Ils avaient la rage, mais ils n’avaient pas le choix. Tac, tac ! Et vu qu’ils ne s’aimaient pas, ils n’ont pas voulu se revoir donc ils ont préféré ne plus se battre pour éviter que je leur dise « serrez-vous la main et on commence l’entraînement ».
Lui, il l’aurait battu Klitschko / Crédits : CC
Est-ce que les bandes d’aujourd’hui sont différentes de celles de ton époque, ou même des générations précédentes ?
A l’époque des blousons noirs, le seul problème c’était la police. On ne parlait pas encore du Front national, de la discrimination, et des bavures policières comme on peut le faire aujourd’hui. Mais la violence et la délinquance existaient déjà. Les blousons noirs, c’était des gros voleurs de mobylettes. Parce qu’un rockeur devait rouler en moto. Mais par manque de moyens, ils allaient souvent dépouiller les mobs des blousons dorés. Mais est-ce qu’il y avait des courses poursuites, est-ce qu’on fonçait sur eux pour qu’ils meurent ? Aujourd’hui, ce n’est pas le même contexte. Il y a 30 ans, les Français ont choisi l’immigration. Aujourd’hui ils regrettent. Il y a un ras-le-bol. C’est ce qui a donné naissance aux rebels, les skinhead fascistes, inspirés des anglais.
Comment t’as intégré la Mafia Z ?
Au départ, je traînais avec la bande mais je n’y étais pas affilié. Une fois, on était à la gare d’Evry-Courcouronnes, des mecs ont tiré sur nos potes et ils en ont touché un à la jambe. Le soir même, on est descendus sur leur quartier. Un mec de la bande a aimé mon attitude. C’est comme ça que je suis entré. L’époque où j’ai intégré la bande c’était le bor-del ! A l’époque, la mode c’était les gomme-cognes [l’ancêtre du Flash-ball]. T’allais à Clignancourt, t’en achetais, t’achetais les balles. Tu n’avais même pas besoin de présenter une carte d’identité. Avant ça, début des années 1990, il y avait la mode pit-bull, tous les mecs du quartier avaient un chien.
Quand on parle de bandes, on pense baston mais ce n’est pas que ça…
En fait, une bande c’est un regroupement de personnes qui sont unis par un point commun: le sport, la musique, délirer. C’est ça, une bande. C’est comme les blousons noirs : on aime la musique, on va en boîte, on se bat, on aime les femmes, certains aiment picoler.
Qu’est-ce qui unissait la Mafia Z ?
Nous on aimait bien rigoler et sortir du quartier. On était comme des enfants : on kiffait prendre le train, dormir ailleurs de temps en temps. Il y a beaucoup de bandes qui restent entre leurs tours, ils se sont tous fait leur réputation dans le quartier mais en dehors personne ne les connait. Les maisons de quartier on n’aimait pas trop : Le ping-pong, le baby foot… A un moment t’as envie de passer à autre chose. On allait dans les centres commerciaux, chez un pote. On allait sur Paris. C’est tout…
Une bande, ce n’est pas que de la violence, mais on ne peut pas évacuer les embrouilles, non plus. Qu’est ce qui les déclenchait ?
C’est vrai, il y avait beaucoup de bagarres… Ouais énormément d’embrouilles. Quand je suis rentré dans les bandes, c’était à moment où un jeune de la cité des Tarterets s’etait fait tuer par un mec des Pyramides. Grigny était en embrouille avec les Pyramides et avec Tarterets, donc c’était vraiment chaud. Dès qu’on sortait du lycée, on était obligé de passer par les Pyramides. Conséquences : tu t’embrouilles tout le temps. Pour être tranquille, fallait qu’on chasse tous les mecs des Pyramides de chez eux. Donc a eu un accord avec les mecs des Tarterets. Une trêve disons.
Ce n’est jamais allé trop loin ?
La violence, je l’ai vue depuis petit, moi. J’ai vu un mec en planter un autre, devant moi, à la hache. Le mec, il était allongé, ça ne m’a fait ni chaud ni froid. J’ai regardé le mec comme ça, parce que c’était normal. J’ai grandi comme ça. Une autre fois, je vois un rockabilly, à la Grande Borne, qui tire en l’air. Pa-pa-pa ! Tu grandis dans cette ambiance-là, ça devient banal. Et le jour où tu sors un flingue, tu sais ce que t’as à faire. Je dis pas tuer, mais tu sais ce que tu as à faire…Mais j’ai pas de limites, sauf tuer. Je peux te sortir une arme, mais je ne veux pas tuer… En tout cas si tu meurs, ce n’est pas volontaire.
Kizo sera le personnage principal de GTA 6 / Crédits : CC
Kizo, d’où vient ce surnom ?
En vérité c’est Zoki. C’est du Lingala, un mot qui nous vient du Congo. C’est ma cousine qui m’a trouvé ce nom au moment où j’entrais dans la Mafia Z. En Français, le mot signifie blesser, couper : en clair, moi dans les embrouilles,faut que je sois dangereux, que je respecte ce nom-là. Et en même temps « Mouana Zoki », ça veut dire l’enfant blessé. Blessé, parce que j’ai perdu mon père et je n’ai toujours pas fait le deuil. Avec le temps, Zoki était un nom reconnu et respecté dans la rue. Il y avait énormément de bagarres ! Tu sais, je vivais la bagarre, je kiffais la bagarre. A cette époque on allait dans une boite qui s’appelait le Cap Sud, dans le 91. C’était bagarre sur bagarre, bagarre sur bagarre… Finalement on m’a interdit deux fois la boîte. Une fois même, ils ont du fermer le club. C’était violent comme époque… Je n’en dirais pas plus. Quand on rentrait dans la boîte, on ne nous fouillait pas. Personne ne pouvait rien nous dire. Et un jour, la religion m’a rattrapé, je suis chrétien et j’ai voulu arrêter. Donc je dis à mes gars que je vais changer de nom… « Tu ne peux pas, tout le monde te connais comme Zoki! » Ok, donc pour faire simple je vais faire Kizo…
Ta mère, chez qui tu vivais, elle pensait quoi de Zoki ?
Elle ne savait pas. Elle a su quand j’ai sorti le livre, j’étais obligé de prévenir avant. La première fois que ma mère m’a vu avec mon bracelet marqué Zoki, elle m’a demandé ce que c’était ? Mais je ne pouvais pas lui dire : j’ai improvisé sur place en disant que c’était Zaïrois Originaire de Kinshasa. Ohlalala ! Mon frère à côté il était mort de rire…
Kizo, en mode Ray Charles
Elle se doutait bien, non ?
Non. Je vais te dire, nous quand on était dans le quartier on respectait les parents, les adultes, les enfants… Tu ne salis pas chez toi et dehors c’est comme chez moi, je dois respecter les lieux. Chez moi je suis un ange et j’esquivais : elle rentrait tard du travail, fatiguée, moi je me planquais dans ma chambre.
Tu faisais du business ?
Non, on n’est pas un gang nous ! On était une bande. C’est là, la différence. Moi je travaillais, j’étais livreur de pizzas le soir après les cours, je faisais la sécurité dans un centre commercial le week-end… Quand tu nous vois, pense aux blousons noirs, c’est le même fonctionnement.
Pourquoi les bandes veulent autant s’afficher, se mettre en scène ?
Ce n’est pas neuf : regarde les blousons noirs. Ceux de la Bastille ou de Répu, ils avaient un bracelet. Les skin fascistes de Batskin, ils avaient leurs logos. Les Ducky Boys, pareil… C’est une façon de montrer que tu occupes le terrain, être reconnaissable, repérable par chacun. Après, il y a aussi l’inspiration américaine. Des films comme « Colors », « Warriors », nous ont beaucoup inspiré. Pour d’autres, c’était « Easy rider »… On ne fait que reproduire. Si le premier biker avait écouté du rap et porté une casquette, aujourd’hui tous les bikers écouteraient du rap !
Comment t’en es sorti de tout ça ?
Vidéo – Gangs Story
Par le sport. A un moment je me suis dit j’aime bien le sport mais je traîne avec des mecs qui me ralentissent. Donc j’ai passé mon permis, j’ai évolué. Je suis sorti de la bande, j’ai décidé d’avancer. Aujourd’hui je suis champion et je crée des concepts. Par exemple je vais lancer la première marque de fringues consacrée à l’univers du StreetWork. C’est parce que j’ai ce vécu que quand je parle aux jeunes, j’y crois vraiment et que eux m’écoutent, c’est le contraire du tout répressif. Plus tard ce seront eux qui donneront des cours et qui porteront ce message. On ne peut rien faire tout seul.
Pourquoi les politiques utilisent le tout répressif ?
Pour manipuler le Français par la peur. Demain je dis aux mecs brûlez la voiture et je viens je fais “aaaarrrêêtez!” Je ramène 5 gaillards costaux, on va avoir confiance en moi la prochaine histoire on va m’appeler. Les politiques c’est pareil : ils laissent la situation dégénérer et ensuite ils envoient les gros bras de la police.
Et la politique, tu te lance quand ?
Je fais de la politique, ce que je fais c’est politique. Aider, dialoguer, comprendre, orienter… C’est de la politique pour moi. J’ai fait 26 vidéos montrant les côtés positifs du quartier (Grigny Glen Park). Mais l’autre politique non, je n’ai pas les armes…
Comment est née l’idée du film Gangs Story ?
Elle est née d’une histoire personnelle. A un moment quand j’étais dans une bande, je me suis demandé : « qu’est-ce qui fait qu’on est entrés en conflit avec des personnes qui nous ressemblent ? » Pas d’un point de vue de la couleur, mais de la classe sociale. « Pourquoi je me bats avec des personnes qui ont les mêmes problèmes que moi, qui subissent la même discrimination territoriale ? » C’est à partir de là que j’ai mené une enquête et j’ai compris que si on se bat, c’est parce qu’on a reproduit ce que les gens ont fait avant nous. Ce n’est pas la solution. Je me suis dit qu’il était important que tout le monde connaisse ce que j’ai vécu et ce que j’ai cru comprendre.
Et ta vie dans 20 piges ?
Être bien c’est tout ! Simplement. Être dans un coin paisible tranquille, même à la campagne. Une femme, des gosses, un travail, une voiture… De quoi nourrir mes enfants, de quoi circuler. C’est suffisant. Après si je peux avoir un hélicoptère et une maison à Los Angeles, bien sûr je cours direct mais je pense que plus tu vis simple plus tu vois les choses autrement.