Sainte-Cécile (50) – Le jour se lève sur la Côte d’Opale. Alain observe une embarcation avancer péniblement à une centaine de mètres au large. « Je n’arrive pas à savoir s’ils avancent ou s’ils font du surplace. Ils n’ont pas de gilets de sauvetage ». Depuis un an, le sexagénaire a pris l’habitude de marcher avec son chien sur la plage. Aux aurores, il observe les départs des zodiacs, ces bateaux pneumatiques à moteur. « Mes amis pêcheurs tombent souvent sur des macchabées à la surface de l’eau, mais ils ne prennent plus la peine de les signaler ou de les ramener sur terre. Ils ne peuvent plus se permettre de perdre une journée de travail », assure le retraité. « Les pêcheurs remettent à l’eau les cadavres », abonde Jean (1), sauveteur bénévole à la Société nationale de sauvetage en mer (SNSM). Selon lui, certains corps sont restés au fond de la mer :
« On nous parle de 27 morts l’an passé, et un mort chez nous en début d’année, c’est faux. On a retrouvé des bateaux vides sans marque de sauvetage. »
Il dénonce une situation devenue incontrôlable il y a plusieurs mois, déjà. Depuis juillet, on estime à plus de 25.000 le nombre de personnes qui ont réussi la traversée. Les autorités françaises se retrouvent dépassées et sont régulièrement réprimandées par Londres pour leur manque d’efficacité dans le contrôle de la frontière. Alors Paris renforce le verrou et met sous pression les forces de l’ordre sur le terrain : Il faut à tout prix empêcher les exilés de passer. Des agents prennent des initiatives illégales et parfois violentes, susceptibles de mettre en danger gravement la vie de ceux qui tentent de traverser : non-assistance, arrestations arbitraires, violences policières et interceptions des embarcations sous contrainte. La France rejoint d’autres pays comme la Turquie, chez qui les « pull backs », ces entraves aux traversées et à la liberté de circulation, ont déjà été dénoncés dans le passé.
À mesure que le contrôle de la frontière se durcit, les passeurs font prendre toujours plus de risques aux exilés en transit. Le bénévole alerte :
« La taille des embarcations a augmenté et leur qualité est devenue médiocre. Les passeurs donnent des gilets de sauvetage contrefaits aux passagers. Des bateaux de 40 personnes, je savais encore les sauver, des bateaux de 60, c’est impossible. On ne peut pas aller plus loin, on va au drame. »
Jean a découvert au milieu de la manche des embarcations vides, sans marque de sauvetage et sans survivant. / Crédits : DR
Bateaux lacérés
« C’est une histoire que je n’oublierai jamais de ma vie. » Avant de poser le pied sur le sol britannique, Abou, réfugié syrien, a vécu plusieurs mois à Calais (62). Il a connu les expulsions des campements quasi-quotidiennes et a survécu à un naufrage au milieu de la Manche. Abou se souvient surtout de la violence de la police. Le 6 août, sur une plage du Touquet, il embarque avec 60 autres exilés sur un zodiac qui part pour l’Angleterre. Des gendarmes surgissent des dunes et se lancent à la poursuite des exilés :
« Nous étions proches de la plage, ils ont couru et nagé jusqu’à nous. »
Le zodiac, tout juste mis à l’eau, aurait été lacéré par les agents. Pris de panique, les passagers sont contraints d’abandonner le voyage. « Nous étions dans un état d’horreur », se souvient encore Abou. De retour sur la terre ferme, les exilés sont dirigés par les forces de l’ordre jusqu’à la gare d’Etaples où ils prendront le dernier train pour Calais sans qu’aucune assistance ne soit proposée par les autorités.
Mardi 4 octobre, Jean est appelé pour le sauvetage d'une embarcation. Les deux boudins du bateau auraient été lacérés par les gendarmes. / Crédits : DR
Autre histoire similaire. Le 12 août, Thomas, coordinateur des maraudes littorales de l’association Utopia 56, rencontre près de la plage de Wissant un groupe d’exilés trempés. Un homme du groupe lui raconte alors les circonstances du naufrage. Thomas décide d’enregistrer son témoignage. C’est ce document que StreetPress a pu écouter :
« Nous étions 45 personnes sur le bateau, à une quarantaine de mètres de la plage. Nous avons vu trois gendarmes (…). Un des hommes a nagé jusqu’à nous, est venu sur le bateau, a sorti un couteau, et a percé le bateau. Nous ne pouvions plus aller nulle part. Ils sont ensuite repartis à bord d’une voiture blanche. Nous sommes repartis en nageant vers la plage. »
La lacération des zodiacs est devenue un grand classique. L’objectif est de rendre l’embarcation inutilisable avant la mise à l’eau ou juste après. « C’est défendable, si vous savez que dans 10 mètres le bateau se retourne, autant mettre un coup de couteau dans le bateau », juge un gendarme, interrogé sur ces pratiques par StreetPress, en reportage à la frontière le 15 septembre. Sauf que crever le boudin d’un bateau déjà mis à l’eau est illégal et surtout dangereux. La lacération des embarcations peut devenir la cause des naufrages survenus dans la Manche. Mardi 4 octobre, Jean est appelé par le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritime (Cross) pour une intervention. Il tombe sur une embarcation en déroute avec des dizaines de personnes à bord :
« On était en plein milieu du rail [un couloir maritime en mer, ndlr], au milieu des portes containers. Les deux boudins arrière étaient percés. Les gendarmes les ont crevés sur la plage. »
Les exilés en détresse étaient repartis, au risque de chavirer.
Le 15 septembre, des affaires de naufragés sont éparpillées sur la plage de Sangatte. / Crédits : Jeremie Rochas
Pull backs
Jean de la SNSM est formel : le protocole d’intervention des navires de sauvetage, pour des raisons évidentes de mise en danger, interdit toute intervention « forcée » de remorquage sur les côtes françaises :
« C’est trop dangereux en termes de sauvetage. Ils sont à plus de 60 personnes sur les bateaux. Au moindre mouvement de panique, le bateau cède et ça fait effet parachute, ça les emmène directement dans l’eau. »
Si le sauveteur conteste l’existence de ces « pull backs », plusieurs témoignages disent le contraire. Le 6 mai, 19 personnes dont six enfants en bas âge sont ramenées sur la côte par la gendarmerie maritime. Selon la préfecture, les gendarmes se sont rendus après un appel de détresse, au large de Sangatte pour venir en aide à un navire victime « d’une avarie moteur » pour « récupérer à son bord 19 naufragés et les déposer sur la plage de Sangatte ». Mais rien dans cette communication officielle ne coïncide avec les témoignages des passagers de l’embarcation. Edmond, un passager du zodiac, raconte :
« Ils nous ont demandé de nous arrêter, mais le conducteur de notre bateau a insisté pour continuer. Nous voulions vraiment traverser. Les deux bateaux [de la gendarmerie] se sont rapprochés du nôtre, à quelques mètres seulement. »
Les forces de l’ordre leur auraient tourné autour à « quatre ou cinq reprises », provoquant des vagues :
« Les vagues ont commencé à rentrer dans notre bateau, dans le visage des enfants. L’eau est montée jusqu’à nos mollets. Tout le monde pleurait. »
Le zodiac sera finalement remorqué jusqu’à Sangatte. Utopia 56 conclut :
« Toutes les personnes interrogées s’accordent à dire qu’aucun appel de secours n’a été passé depuis le bateau et que la méthode d’intervention a contribué à leur mise en danger. »
« On entend souvent des exilés nous raconter qu’ils ont été remorqués de force alors qu’ils n’étaient pas en danger », confirme Akim Toualbia, président de l’association Solidarity Border qui soutient les personnes exilées à Grande-Synthe. Durant quatre ans, Hassen a tenté le passage par camion puis par zodiac avant d’abandonner l’idée de rejoindre son frère installé au Royaume-Uni. Le jeune Éthiopien a depuis obtenu le statut de réfugié en France. Il se souvient, lui aussi, d’une intervention de la gendarmerie maritime qui a failli virer au drame durant l’été 2021 :
« Nous n’avions pas appelé les gardes-côtes mais ils sont arrivés rapidement. Ils voulaient nous faire peur, le bateau bougeait, l’eau rentrait dans le bateau. On essayait de sortir l’eau à la main, on avait tellement peur. »
L’embarcation et ses 26 personnes à bord seront finalement remorquées en France sous contrainte. Cette pratique n’est pas illégale. L’état côtier a en effet l’obligation d’assistance de personnes en détresse même si elles ne sont pas conscientes du danger. Elle est en revanche inadaptée à la plupart des situations. Le mode d’intervention doit être apprécié à l’attitude des passagers, tel qu’il est spécifié dans le protocole d’intervention de sauvetage en mer de la SNSM et de la gendarmerie maritime. L’ancien directeur du Centre de droit maritime et océanique (CDMO) précise :
« Une opération de sauvetage avec des gens qui se rebellent ou qui se mettent tous du même côté ne peut que renforcer le danger. La gendarmerie ne peut pas attendre que l’embarcation coule. C’est une démarche de prévention qui doit être faite : les convaincre dans le calme, ne pas faire de vague avec un gros navire qui a des déplacements intempestifs, c’est une question d’appréciation de la situation. »
Le 6 mai, deux bateaux de la gendarmerie maritime procèdent à l'interception forcée d'une embarcation. / Crédits : DR
Abandonnés à terre
Le 29 septembre au petit matin, alors que StreetPress accompagne la maraude littorale d’Utopia 56 le long de la Manche, 35 personnes sortent subitement d’un vieux bunker près de Wimereux. Toutes sont trempées et grelottent. « Le bateau s’est plié lorsque nous avons embarqué, nous sommes tombés à l’eau et avons dû rentrer à la nage », raconte un homme, le pantalon mouillé jusqu’aux cuisses. Une femme n’arrive plus à reprendre son souffle et s’assoit sur le bord de la route, suivie par ses deux filles mineures. Thomas ouvre son coffre et distribue chaussettes propres, pantalons, biscuits et bouteilles d’eau. Trois adolescents ont perdu leurs chaussures durant le naufrage.
Le 4 août, une embarcation faisait naufrage au large de Calais. / Crédits : DR
Une voiture de police stationnée à quelques mètres du groupe observe la scène. Aucune assistance médicale n’est proposée, alors même que l’état de santé du groupe est visiblement préoccupant. Hassen explique :
« Ça dépend des compagnies. Certains sont gentils, te donnent de l’eau et de la nourriture. D’autres sont ouvertement racistes, et te disent que tu n’as rien à faire en France. »
Une heure plus tard, le même jour, quatre hommes naufragés sont retrouvés en état d’hypothermie à Sangatte. Les survivants ont été débarqués d’un zodiac par d’autres passagers et ont été contraints de rentrer à la nage sur les côtes françaises. Cette fois, pompiers, ambulances et protection civile sont sur place. La police insiste auprès de la préfecture pour qu’un hébergement d’urgence soit proposé aux naufragés, sans succès :
« Aucune mise à l’abri n’est possible car ce sont des hommes seuls. »
Ils n’auront d’autre choix que de repartir dans les campements de fortune calaisiens, épuisés et traumatisés. « J’ai déjà ramené des gens en plein hiver, traumatisés et trempés de la tête aux pieds, sans chaussures, et personne n’était là pour les accueillir. On leur montre le chemin de la gare et basta », soupire le sauveteur Jean.
« Le dispositif est défaillant. Aucune mise à l’abri n’est proposée durant la nuit. Il n’y a jamais de prise en compte de la santé mentale des naufragés », abonde Thomas. La convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritime oblige pourtant les États à assurer les premiers soins médicaux aux naufragés ainsi que les mettre dans un lieu sûr.
Depuis juillet, on estime à plus de 25.000 le nombre de personnes qui ont réussi la traversée. / Crédits : DR
Arrestations arbitraires
Pire, les naufragés sont parfois criminalisés dès leur retour sur terre. Dans la majorité des cas, les gendarmes raccompagnent les exilés vers la gare la plus proche. Objectif, les mettre dans un train pour les empêcher de retenter le passage le jour même. Mais les arrestations sont fréquentes, même quand rien n’indique la présence de passeurs dans les groupes. Le 6 mai dernier, alors qu’une embarcation est remorquée par la gendarmerie maritime, un policier agacé invective Thomas, venu apporter un soutien matériel aux exilés :
« Soit vous les prenez tous en charge, soit on en embarque cinq au hasard. »
Finalement, police et protection civile quitteront les lieux sans embarquer personne mais sans venir en aide aux naufragés. Dans certains cas, les menaces sont mises à exécution. Durant l’été 2021, alors que Hassen tente la traversée à bord d’un zodiac, son groupe est contraint d’appeler les gardes-côtes pour éviter le naufrage :
« On était tombés dans l’eau mais aucune ambulance n’a été appelée. Une fois au port, la police a arrêté quatre personnes au hasard et a laissé partir les autres. »
D’après nos informations, en 2022, 121 personnes exilées ont été placées au centre de rétention administrative (Cra) de Coquelles après avoir été secourues dans la Manche. Les autorités procèdent à un véritable ciblage des nationalités puisque 96% des personnes interpellées étaient albanaises. Selon une source interne à l’établissement carcéral, aucune assistance médicale n’est proposée aux naufragés, souvent privés de vêtements secs, d’eau et de nourriture durant les 24 premières heures de retenue administrative.
Violences policières
En juillet, Utopia 56 a saisi à trois reprises la Défenseure des droits pour des faits de violences policières liées aux traversées de la Manche. Selon le premier signalement, dans la nuit du 4 au 5 juillet, l’association aurait été appelée par un groupe de 35 personnes, dont six mineurs et une famille avec un enfant de cinq ans, tentant de rejoindre l’Angleterre par la Manche. La police serait alors intervenue après avoir fait usage de gaz lacrymogènes alors que le zodiac se trouvait à une quinzaine de mètres des côtes. Un policier serait ensuite intervenu dans l’eau et aurait lacéré le bateau. D’après les témoignages des exilés, l’enfant de cinq ans aurait aussi été touché par le gaz lacrymogène. Mais il a heureusement pu rejoindre la plage, sain et sauf.
Le 29 juillet, les autorités procédaient au sauvetage de plusieurs dizaines de naufragés. / Crédits : DR
Dans le second signalement, l’association fait état de violences policières à l’égard de deux mineurs dont un de 15 ans :
« Le 3 juillet, il était en voiture avec six autres personnes dont sa mère pour rejoindre une embarcation vers l’Angleterre aux alentours de Calais. Il dit qu’une voiture de police a tenté de renverser leur véhicule. Mineurs, ces deux jeunes affirment que la police les a laissés devant un hôpital après les avoir à nouveau frappés et insultés. »
Les autres personnes embarquées par la police auraient été ensuite libérées, une fois leur argent et téléphones confisqués par la police.
La dernière saisine fait état de violences survenues le 6 juillet au matin. « L’officier de police il m’a juste tiré dessus avec une balle en plastique [un flashball] et il m’a tapé avec un bâton et voilà, je lui ai dit “tu peux appeler l’ambulance”, et il m’a dit “je ne ressemble pas à un chauffeur de taxi, tu as un téléphone. Tu peux appeler l’ambulance” », raconte l’une des victimes.
(1) Le prénom a été modifié.
Contactée par StreetPress, la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord n’a pas souhaité répondre à nos questions.
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