« T’as déjà dabbé ? » demande un exposant français. « Heu non, jamais », répond timidement Valentin. Invité à poser ses lèvres sur un vaporisateur, il tire une grosse taff. Le jeune homme devient tout rouge et se met à tousser. « Wow ! J’ai senti mes poumons s’ouvrir et dans ma tête, ça a fait gling ! » s’exclame-t-il. Valentin vient de fumer de la vapeur d’huile de cannabis grâce à un vaporisateur. Jean-Michel, qui commercialise l’objet avec sa boite Univert Products, basée dans la Drôme, lui explique :
« Cela permet de consommer sain. C’est-à-dire sans tabac, ni combustion. »
Un salon de la weed made in France
Bienvenue à Expogrow, la plus grande foire de France consacrée au cannabis. De France ? En fait, pas tout à fait. Expogrow se tient à Irùn, au Pays Basque espagnol. Mais pour s’y rendre, il suffit de descendre en gare d’Hendaye, de marcher 5 minutes pour traverser la frontière et de toquer à la porte du Ficoba, le palais des sports local. Ici, environ 60% du public vient de l’Hexagone. C’est aussi un Français, Thomas Duchêne, qui organise l’événement. « Nous avons pensé le salon pour le marché français. Mais il aurait été difficile de s’installer de l’autre côté de la frontière », concède-t-il.
The place to be. / Crédits : Expogrow
A l’intérieur d’Expogrow, près de 200 stands, des concerts, des food trucks et même une soufflerie digne des meilleures fêtes foraines. En 2015, ils étaient 18.000 spectateurs à s’y rendre. Soit une des plus grosses audiences du secteur. « Cette année on a dû monter un chapiteau en extérieur », ajoute un membre de l’organisation. « Il y avait trop de demandes d’exposants. »
Le business du cannabis, côté légal
Dans les allées de Expogrow, des groupes de jeunes déambulent, sacs de goodies plein les mains et spliff aux lèvres. Les exposants rivalisent de créativité pour les attirer à eux avec des jeux-concours tous azimuts. Au menu : roues de la fortune, cibles de tire-à-l’arc ou concours de force. Les lots sont composés de graines de ganja ou de papier à rouler. Valentin, lui, est en train de se remettre de ses émotions après avoir testé l’huile de cannabis. Mais le jeune homme de 22 ans, spécialement descendu de la région parisienne pour la foire, est un peu déçu : « Je croyais que l’on pourrait tester plein de produits à Expogrow, mais en fait non. » Son pote Maël renchérit :
« On est même venus les mains vides car on pensait qu’il y aurait des trucs à fumer sur place. »
Tout est légal ! / Crédits : Expogrow
Si la loi espagnole permet d’acquérir de l’herbe en échange d’une cotisation dans une association, aucun stand ne vend de la weed à Expogrow. Le salon réunit les professionnels de l’économie légale du cannabis. Entreprises spécialisées dans les engrais, les systèmes d’irrigation ou les lampes horticoles, on trouve tout le nécessaire pour faire pousser ses propres plants. Même des centrifugeuses qui effeuillent votre récolte automatiquement ! Et puis, il y a les banques de graines, omniprésentes sur le salon. Elles profitent d’un vide juridique pour vendre leur semence à peu près partout en Europe. « Leur seule obligation est d’indiquer sur leur emballage qu’il s’agit de graines de collection qui ne sont pas destinées à la germination », précise Thomas Duchêne, l’organisateur de la foire.
La France des auto-consommateurs
A Expogrow, c’est la France des petits producteurs de marijuana qui se retrouve. Devant le stand d’une entreprise espagnole qui propose des éclairages suspendus, on tombe sur Vincent, 31 ans, venu de la ville voisine de Dax. « Combien ça coûte les 4 lampes ? » « 2.000 euros », répond le vendeur. C’est trop cher pour ce passionné qui fait pousser 5 plants en indoor pour sa conso perso. Plus loin, Michaël et Jonathan, bordelais de 22 et 24 ans. Ils ont installé quelques plants dans une forêt – qu’ils viennent d’ailleurs de se faire abimer par des chasseurs. « Nous sommes venus pour acheter des graines car c’est moins cher qu’en ligne. Et puis, on peut discuter et prendre des conseils auprès des vendeurs », explique l’un d’eux.
Le petit chimiste. / Crédits : Expogrow
La France de l’autoconsommation, c’est aussi celle des growshops. Ces boutiques se spécialisent dans les cultures d’intérieur et ciblent une clientèle de petits cultivateurs de cannabis. Leur nombre est estimé à 250 en France. Chaque shop génère un chiffre d’affaire annuel entre 100.000 et 500.000 euros, selon leurs proprios. Pour eux, Expogrow est un rendez-vous important. « Cela nous permet de nous tenir au courant des nouveautés et de prendre des contacts de fabricants pour d’éventuelles commandes », explique le gérant à dreadlocks d’un growshop situé à Bordeaux. Avec son associé, il s’arrête devant le stand d’une entreprise qui commercialise des bouteilles en plastique contenant du CO2. Prix à l’unité de cette potion pour augmenter les rendements : 20 euros pour les détaillants, 45 euros pour le client final. « Ouch ! Ça fait quand même beaucoup ! » regrettent les deux patrons.
Les PME du cannabiz’
En face d’eux, Josh Brazier. Le trentenaire à casquette est le co-fondateur de TNB, l’entreprise canadienne qui commercialise les bouteilles de CO2. Sa société a été créée il y a deux ans à Vancouver, après la dépénalisation de la marijuana dans l’état voisin de Washington. En juin dernier, Justin Trudeau, le premier ministre du Canada, annonçait qu’une loi légalisant la weed serait élaborée d’ici 2017. Bingo. Josh croit en sa chance :
« Les grosses compagnies du secteur des engrais ont peur de s’attaquer à ce marché. Nous, on a pris le parti inverse en affichant la couleur : notre produit est fait pour le cannabis, on fait de la promo dans les magazines spécialisés et nos pubs montrent des plants. »
Aujourd’hui, il est à Expogrow pour mettre un pied sur le marché européen.
Il n'y a pas d'âge pour se mettre au jardinage. / Crédits : Expogrow
En France, des petites boites franchissent aussi le pas du cannabiz’ légal. Les kids de Horticoled ont à peine 25 ans et déjà leur entreprise spécialisée dans les lampes horticoles à LED. Pour la première fois, ils exposent à Expogrow. Mais son fondateur Frank tempère son discours quand on lui demande si ses éclairages sont destinés à faire pousser de la ganja. « Nous, on se concentre sur l’usage thérapeutique », insiste le jeune homme, lui-même atteint d’une sclérose-en-plaque.
Green rush vers l’Espagne
Car en France, la législation sur la marijuana reste l’une des plus strictes d’Europe et il est toujours difficile pour les entrepreneurs du cannabiz’ de s’assumer à fond. Alors certains s’installent en Espagne pour profiter de la souplesse des autorités. Et surtout de l’énorme marché local. Les particuliers sont en effet autorisés à cultiver pour leur consommation personnelle. On estime par ailleurs à près de 1.000 le nombre de growshops dans le pays. Soit autant de clients potentiels pour les fabricants et les distributeurs de produits cannabiniques. Parmi les exposants d’Expogrow, beaucoup de Français qui ont installé leur boîte de l’autre côté des Pyrénées. Il y a par exemple la banque de graines Philosopher Seeds. D’autres gèrent des Cannabis Social Club, comme au BASC Medical à Irùn. Le grainetier French Touch Seeds est aussi enregistré en Espagne contrairement à ce que son nom indique. Victor Sallantin, son fondateur français, explique :
« Pour des raisons légales, il n’était pas possible de faire ce que je fais en France. Cela serait délicat en termes de lieux de production des semences. »
(img) Du matos
Le cannabis way of life à l’espagnol en fait rêver plus d’un. Martin°, trentenaire aux dreadlocks blondes, travaille actuellement dans un growshop du sud de la France. Mais il a prévu de faire le grand saut et de lancer son business en Espagne d’ici quelques mois :
« J’ai envie de pouvoir réellement vivre de ma passion. »
Plantasur, fleuron du cannabiz’
Parmi ces expatriés, Thomas Duchêne. L’organisateur d’Expogrow est aussi le patron de Plantasur, un poids lourd du secteur. Avec 26 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2015, son entreprise est le plus important distributeur d’articles liés à la consommation de cannabis en Europe. Son business model : acheter en gros à des fabricants puis revendre à des détaillants. Ses 800 clients réguliers sont principalement des growshops, auxquels il faut ajouter quelques Cannabis Social Club et des boutiques en ligne. Mais attention ! Plantasur ne vend pas aux particuliers. « Une fois, des Gitans sont venus nous voir pour acheter 50.000 euros de lampes horticoles et d’engrais. On savait très bien pourquoi. Il a fallu leur dire non, en restant ferme mais cordial », rembobine le big boss.
Thomas Duchêne, le boss du salon. / Crédits : Expogrow
Plantasur est installé dans deux immenses entrepôts d’une ZAC de la banlieue de Grenade (Andalousie). L’entreprise emploie 65 personnes, dont un tiers de manutentionnaires qui débitent une cinquantaine de palettes par jour. Le reste de l’équipe se charge des ventes, du SAV, de la compta ou du service informatique. Certains ne fument pas de marijuana, comme Chema, le général manager, ancien patron d’une agence de voyages. « Ça beau avoir l’air olé-olé comme secteur, ce n’est qu’une question de logistique », s’amuse Thomas Duchêne. Plantasur livre à peu près partout en Europe sous moins de 4 jours. Elle envoie des commandes jusqu’en Australie ou en Turquie. La boite vient aussi d’ouvrir une succursale au Chili pour s’attaquer au marché sud-américain. « C’est qui fait notre force, c’est que nous sommes très pro », continue le patron.
Itinéraire d’un fumeur gâté
Avec ses cheveux longs, son visage marqué et son léger embonpoint, Thomas Duchêne, le boss de 42 ans, a un faux-air de Gérard Depardieu. C’est aussi un amateur de bonne boustifaille qui parle avec les mains et use d’un langage fleuri. « Plantasur, c’est le résultat de ma vie de branleur », assure-t-il. Le Breton d’origine arrête l’école à 16 ans pour crapahuter dans les Balkans puis en Afrique, un pétard aux lèvres. Avant d’atterrir au Pays-Bas à 25 ans. « Après avoir vu autant de mecs qui crevaient la dalle au Mali, je suis rentré en Europe, en me disant : “C’est fini. Maintenant tu vas avoir de l’argent” », reconnait-il. Il ouvre d’abord un shop d’accessoires et de graines à la frontière allemande qui lui permet de se constituer un réseau. En 2000, il déménage avec sa femme en Espagne et ouvre Plantasur. La boite se fait connaitre en proposant le plus gros catalogue au monde de semence de marijuana. Puis elle se diversifie à partir de 2008 en distribuant des articles de jardinage d’intérieur. Depuis 2013, elle commercialise aussi ses propres produits avec la marque Pure Factory.
« Ça beau avoir l’air olé-olé comme secteur, ce n’est qu’une question de logistique. » / Crédits : Robin D'Angelo
A l’intérieur de son entreprise, Thomas Duchêne souhaite « humaniser le capitalisme ». Chaque semaine, le patron remplit les frigos pour 2.000 euros de nourriture dans lesquels viennent se servir les employés. Tous les mercredis, une équipe de masseuses vient détendre ses employés. Une entreprise modèle ? « Un inspecteur du travail est venu il y a quelques mois. Il m’a dit : “chapeau ! Vous êtes la seule boite d’Espagne qui déclare tous ses employés !” » s’amuse Chema, le numéro 2 de Plantasur. Thomas Duchêne, lui, rit de ses banques qui souhaitent désormais lui prêter de l’argent alors qu’elles l’ignoraient à ses débuts. L’ex-hippie devenu businessman est persuadé que des histoires comme la sienne feront évoluer le point de vue des hommes politiques sur la ganja :
« Le business, c’est ça qui va faire changer le regard des gouvernements. Je contribue plus à lutte pour la légalisation qu’un mec qui fait un sitting pendant 3 jours. »
A la sortie d’Expogrow, un barrage de la police attend les exposants qui prennent le chemin de la France. Thomas Duchêne, lui, part de l’autre côté. Direction Grenade. Avec un boulevard devant lui.
° le prénom a été modifié
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER