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    13/09/2016

    « J'ai eu peur de mourir »

    Kery James, vie hardcore

    Par Matthieu Bidan , Michela Cuccagna

    Kery James a depuis longtemps posé les armes, sans pour autant renoncer au combat. Il nous raconte ses virées en limousine avec Ideal J, les fusillades avec la Mafia K'1 Fry, sa rencontre avec Ségolène Royal. Entretien avec une légende du rap français.

    Des clips défilent sur une grande télé fixée au mur. Installé sur un canapé en cuir blanc, dans un studio proche de l’Arc de Triomphe, Kery James se raconte en pesant ses mots. « Il aime réfléchir avant de répondre », avait prévenu son attaché de presse. A StreetPress, il livre les sous-titres de son 7e album. Skyrock, la classe politique, Alain Soral… Kery n’esquive presque aucun débat et multiplie les uppercuts.

    Pas question pour lui de raccrocher les gants. Après la sortie de Mouhammad Alix, le 30 septembre, il enchaîne sur une pièce de théâtre déjà écrite, un long métrage et « peut-être un film sur la Mafia K’1 Fry, un album pour l’accompagner et une dernière tournée ». En attendant de monter sur les planches, retour sur 30 ans de rap, de rue et d’engagement.

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    Boxe avec les mots. / Crédits : Michela Cuccagna

    Dans le morceau Thug Life, tu rappais « y’a ptet pas une équipe dans le rap qui ai tant souffert ». C’était quoi ton quotidien dans la Mafia K’1 Fry ?

    Le quotidien, c’était la vente de drogues, les bagarres, les armes. Entre 96 et 99, c’était vraiment une vie très dure, même si je ne faisais pas partie des plus violents. À l’époque, on pouvait tout faire en France. On se retrouvait torse nu, armés, sans permis au volant d’une voiture. Je me rappelle d’une histoire. Hakim de Intouchables (le rappeur Demon One, ndlr.), avait serré une meuf de Thiais, une ville à côté de chez nous. Cette fille s’est pris la tête avec un mec de sa cité là-bas. Donc Hakim et un autre gars de la Mafia K’1 Fry y vont pour régler le problème. Ils ont mis des coups de couteau au mec avec qui elle s’était embrouillée.

    Quelques jours plus tard, c’est la soirée du Nouvel An. Comme ses parents n’étaient pas là, la meuf nous avait invités. On a pris un fusil, au cas où. Donc la soirée se passe, on chill. Et à minuit pile, ça frappe à la porte. A travers, on entend des mecs chanter : “boonne annéée”. Ils viennent pour nous chercher. Le gars qui avait ramené le fusil essaie de le charger, mais il n’y parvient pas. À ce moment-là, Las (Las Montana, membre de la Mafia K’1 Fry, aujourd’hui décédé, ndlr.) lui arrache le fusil des mains. Moi je me mets juste à côté de la porte et je l’ouvre. Les mecs s’apprêtaient à défoncer la porte, mais là ils se retrouvent face à Las et son fusil. Il leur tire dessus et les mecs se sauvent. Le lendemain, on a fait une descente dans leur cité avec des armes. C’est comme ça qu’on vivait.

    Dans tes chansons, tu parles souvent de la demi-lune. C’est un lieu où vous passiez beaucoup de temps ?

    Clip Freestyle à la demi-lune

    Oui, c’était un four (spot de deal, ndlr). C’était là qu’on vendait du shit et de l’herbe. Après, c’est devenu l’endroit où l’on se retrouvait pour faire des freestyles. À l’époque, traverser la demi-lune, c’était impressionnant. D’ailleurs, tout le monde ne se permettait pas de passer par là. Les gens n’étaient pas les bienvenus, on faisait peur.

    Ta première apparition, c’était des années plus tôt, en 1991, sur l’album « qui sème le vent récolte le tempo » de MC Solaar. Comment tu t’es retrouvé sur ce projet ?

    Quand j’avais 11-12 ans, MC Solaar venait à Orly pour animer des ateliers d’écriture. À l’époque, le rap était un microcosme. Lui, il était déjà connu dans le milieu, mais il n’avait pas encore le succès qu’il a connu plus tard avec Bouge de là. J’avais fait sa première partie et mon futur producteur était dans la salle. En réalité, c’est grâce à lui que j’ai sorti mon premier disque : La vie est brutale. Avant le concert, il était venu toquer chez moi pour demander à ma mère si je pouvais sortir. Il fallait l’autorisation. Ma mère n’était pas très motivée pour que je fasse du rap, mais elle a fini par me laisser faire.

    Comment est né le groupe Ideal J ?

    C’était à l’époque où Kriss Kross, un jeune groupe de rappeurs américains, cartonnait. C’était des petits de 14-15 ans. Le producteur s’est dit qu’il allait faire la même chose avec Jessy Money et moi. On avait 13 ans et d’un coup, on se retrouvait aux Bains Douches. On arrivait en limousine, entourés de mannequins qui nous trouvaient trop mignons. Nous on était des petits … mais on n’était déjà pas si petits que ça ! C’était les délires du producteur. Il voulait faire de nous des superstars. Psychologiquement, c’était dangereux, mais j’ai réussi à garder les pieds sur terre. Et le projet n’a pas non plus cartonné donc on n’a pas pu devenir fous.

    Tu as même chanté à la Garden Party de l’Élysée à l’époque …

    Ouais, j’ai fait des trucs bizarres ! Édith Cresson (ministre sous Mitterrand, ndlr.) était venue à Orly, ensuite elle nous avait invité à l’Élysée pour interpréter un ou deux morceaux. Le documentaire (Les 4 visages de Kery James, docu biographique, ndlr.), a fait remonter des souvenirs que j’avais oubliés ou qui étaient enfouis à l’intérieur. J’ai fait un reset. Il faudrait un psy pour expliquer ça, il y a plein de choses que j’ai dû oublier volontairement.

    Ça ressemblait à quoi les tournées d’Ideal J ?

    On était toujours une cinquantaine, des mecs d’Orly, de Choisy, de Vitry. On essayait de faire croquer un peu tout le monde. La Mafia K’1 Fry, ce n’était pas seulement ceux qui étaient sur scène. Il y avait plein de gens qui ne rappaient pas et défendaient tout autant le groupe. C’était vraiment un esprit de famille. On a fait des concerts où on était plus nombreux que le public.

    Et les filles ?

    Même si on était starifiés, on faisait peur. Ce n’était pas n’importe quelle fille qu’allait rentrer dans un hôtel avec la Mafia K1 Fry, il fallait un certain courage.

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    Dj Mehdi et Kery James. / Crédits : -

    Tu avais quel rôle dans cette famille ?

    J’ai toujours eu un rôle de canalisateur, d’organisateur du bordel. Certains membres de la Mafia K’1 Fry n’avaient que la rue pour s’en sortir. Moi, non. Je suis arrivé dans la rue plus tard que d’autres. À l’époque, quand on voulait échapper à la rue, on faisait du rap. Donc j’ai toujours eu un pied dans la rue, et un autre dans la musique. Pour Las Montana, la logique était tout autre. Lui voulait devenir un vrai voyou. Il a traumatisé toute la ville d’Orly. C’était rare de se promener à Orly et de croiser un mec qu’il n’avait pas tapé. Ce n’est pas un hasard si Las a été assassiné d’une balle dans la tête et que son corps a été retrouvé brûlé.

    Triste coïncidence, le jour de son enterrement, vous êtes à l’affiche de l’Élysée Montmartre.

    C’était le premier grand concert de la Mafia K’1 Fry même si c’était Ideal J qui était officiellement à l’affiche. On en parlait depuis un an. Las était ultra motivé. Il me disait : « Je vais faire ci, je vais faire ça à ce concert. » Il a été assassiné 2, 3 mois avant. Comme c’était un meurtre, la police scientifique a conservé le corps un moment. Ils l’ont rendu la veille du concert. On a failli annuler. Mais son petit frère a tout fait pour que l’on maintienne. Il est même venu dans la fosse.

    Dans quel état d’esprit tu étais à ce moment-là ?

    Un mois avant l’assassinat de Las, j’avais parlé pour la première fois d’arrêter le rap. C’était un soir, on était dans le quartier de Jacques Cartier à Choisy-le-Roi. Oxmo Puccino était là, son cousin habitait dans la cité. C’était un endroit où l’on se retrouvait souvent. Des mecs sont arrivés, ils ont tiré. Quelqu’un a été touché, il s’est retrouvé au sol. Les mecs l’ont braqué : « Est-ce que c’est lui ? Non, ce n’est pas lui ! » Si ça avait été le mec qu’ils cherchaient, ils l’auraient exécuté.

    Est-ce que tu t’es senti menacé personnellement ?

    Oui, j’ai eu peur pour ma vie, on ne savait pas si Las était le premier d’une liste. Vu ce qu’on faisait, ma mère m’avait jeté de chez elle. Je rentrais bourré, les yeux rouges … Plusieurs fois, elle avait trouvé du shit ou des armes. Je me rappelle d’une discussion que j’avais eu avec Las avant son assassinat. Il m’avait dit : « Cette année, quelqu’un d’entre nous se fera tuer. Si ce n’est pas moi, je le vengerai. » Le principe de la Mafia K’1 Fry, c’était « si tu en touches un, tout le monde bouge ». Si tu voulais que les gens bougent pour toi, fallait que tu bouges pour eux. Ce n’est qu’à travers l’Islam que j’ai trouvé la force dire non.

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    Les albums de Kery James. / Crédits : -

    Tu te souviens de ta première fois dans une mosquée ?

    Oui, des amis m’ont amené à la mosquée de Paris. Des gens étaient en train de réciter. Je me suis mis à pleurer toutes les larmes de mon corps. Mais ça me faisait du bien.

    Est-ce que tu étais déjà croyant avant ta conversion ?

    Je me considérais comme musulman depuis que j’étais en 4e. J’avais arrêté de manger du porc. Mais c’était plus par imitation. Tout mon entourage était musulman. Ma mère m’avait déjà donné une éducation religieuse. Elle a fait tous les cultes ! J’ai été chez les chrétiens, chez les évangélistes … même les témoins de Jéhovah. En général quand ils viennent frapper chez les gens, ils restent dehors. Pas avec ma mère, elle les faisait rentrer. J’ai même pris des cours avec eux ! Quand j’ai eu besoin d’une spiritualité, c’était l’Islam qui était le plus proche de moi.

    Plusieurs membres de la Mafia K’1 Fry expliquent que tu as changé après ta conversion, que les délires n’étaient plus les mêmes. Tu as ressenti la même chose ?

    Clip La mort ou la prison

    C’est eux qui ne savaient plus comment parler avec moi, mais on a gardé des bons rapports. Certains venaient parfois me visiter. Ils passaient prendre un cours de religion avec moi.

    Tu étais à la mosquée en permanence ?

    Vu la vie que je menais, je ne pouvais pas faire les choses à moitié. Je n’étais pas assez fort pour continuer à fréquenter mes anciens copains et en même temps changer de vie. Donc, pendant un certain temps, j’ai fait le choix de couper les ponts. Ceux qui voulaient me voir, ils savaient où me trouver.

    En 2001, après avoir mis ta carrière entre parenthèses, tu fais ton retour avec un album sans instruments à vents et à cordes pour respecter des prescriptions religieuses. Tu n’as pas eu peur que les gens te prennent pour un fou ?

    J’avais la conviction forte que ce que je faisais était utile. Je suis revenu dans le rap pour passer un message. C’est la seule raison. Je n’ai pas fait un retour pour faire des performances, je suis revenu pour écrire 2 issues, pour écrire Si c’était à refaire. Je savais que le message valait la peine d’affronter les critiques.

    Pour la présidentielle de 2007, tu as soutenu Ségolène Royal. Quel souvenir tu en gardes ?

    C’est un regret de l’avoir soutenue. Je ne le referais pas aujourd’hui. Comme je le dis dans Racailles : « Pour ceux qui l’ignorent encore, je le rends public, je ne soutiens aucun parti, je ne marche plus dans vos combines. » J’avais eu un entretien avec Ségolène Royal. Elle m’avait même cité lors d’un discours.

    Comment s’était passé cet entretien ?

    On avait échangé comme c’est possible avec un politique en pleine campagne. Ça va très vite. Les gens que je prétends représenter n’ont rien gagné là-dedans.

    On t’a appelé pour soutenir un candidat en 2017 ?

    Non, plus personne ne m’appelle. Je crois que le message est clair.

    Dans ton dernier album, tu fais référence à notre article sur les textos racistes d’Alain Soral. Pourquoi parler de lui aujourd’hui ?

    Clip Kery pique Soral

    Je le pique parce qu’il est vraiment négrophobe. Je ne peux pas cautionner le fait qu’il déclare que la plupart des femmes noires sont des … je passe les détails. Je ne le fais pas pour plaire, je le dis parce que je le pense. C’est un négrophobe.

    Que penses-tu de son discours ?

    Il y a des sujets sur lesquels j’ai des désaccords avec lui et d’autres où on se rejoint. Alain Soral a participé à mon éveil politique. C’est lui qui m’a éclairé sur ce qu’il appelle « l’arnaque SOS racisme », par exemple. Mais je n’ai pas besoin de gourou. Tout comme je refuse l’arnaque antiraciste de SOS Racisme, je refuse aussi l’arnaque qui consiste à pousser les Français de confession musulmane vers le FN. Tout le monde sait que le travail de Soral est de racoler l’électorat musulman pour le FN, ou en tout cas de faire en sorte qu’il n’y ait plus de barrage au vote FN.

    Et sur ses discours complotistes et antisémites ?

    J’ai des textes où toutes les réponses sont données. Je trouve que le complotisme est un terme parfois utilisé de manière abusive. N’importe quelle position autre que celle du pouvoir établi devient un complotisme. Je n’aime pas céder à cette facilité. Mais je sais que le complotisme existe. La preuve, j’en ai moi-même été victime. Alain Soral a relayé une vidéo de Kémi Seba où ce dernier explique que je suis une marionnette du sionisme et du Crif parce que j’ai été défendu par l’avocat Olivier Kaminski.

    Médine, dont tu es proche, a été voir Kémi Seba en conférence au théâtre de la Main d’Or. Vous en avez déjà parlé ?

    Oui, on en a discuté, j’ai dit ce que j’avais à lui dire. Mais je ne vais pas exposer nos discussions par médias interposés.

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    Kery debout. / Crédits : Michela Cuccagna

    Tu as annoncé que tu n’irais pas défendre cet album sur Skyrock. Pourquoi ?

    Aujourd’hui, j’ai plus de poids. Internet peut vraiment être un substitut à Skyrock. Laurent Bouneau (le directeur des programmes de Skyrock, que StreetPress avait interviewé, ndlr.) m’a utilisé, je l’ai utilisé en retour pour passer mon message au plus grand nombre. Aujourd’hui, je peux me passer de lui donc je le fais. Je ne mettrai plus jamais un pied là-bas. Le problème avec lui, c’est qu’il met beaucoup d’affect dans son travail. Il n’y a pas d’un côté Laurent Bouneau et de l’autre le programmateur de Skyrock. Il est plein de névroses.

    Quoi par exemple ?

    À l’époque tu rentrais dans son bureau, il y avait une tonne de briquets qu’il mâchait et qu’il jetait. Il est très spécial. Après 20 ans de carrière, je ne peux pas accepter de rentrer dans son bureau et qu’il me demande de faire mes preuves. Quand il a écouté le dernier album sa réflexion a été de dire : « On n’est pas du tout dans le truc, c’est dépassé. Les gens sont dans le festif, dans l’afro. Le rap censé et réfléchi c’est démodé ». Qu’est-ce que je dois faire ? Je dois retourner en studio pour faire un album qui plaît à Laurent Bouneau ? Le succès du morceau Racailles prouve que ce qu’il dit est faux.

    Cette situation est déjà arrivée ?

    Bien sûr ! Quand on lui a fait écouter A l’Ombre du show-business, il a fait des réflexions sur l’album. C’était exactement les critiques que je faisais dans le morceau Vrai Peura : « Depuis que les radios mènent la danse les rappeurs mènent des carrières de 3 minutes 30 ». Il disait que les morceaux étaient trop longs. On lui a justement fait écouter ce morceau à la fin. Il y a une phrase dedans qui dit : « On s’en fout, on vend des disques avec ou sans vous. » Il est devenu fou. Il a dit : « je vais jouer le morceau comme ça on dira que vous parlez d’NRJ. »

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    T-shirt noir pour canapé blanc. / Crédits : Michela Cuccagna

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