Deux jours après la sortie de son livre L’arme à l’œil dont la thèse centrale est la « militarisation du maintien de l’ordre en France », Pierre Douillard-Lefevre a eu le droit à une visite de courtoisie dont il se serait bien passé. Lundi 16 mai au matin, le jeune homme traîne encore au pieu quand deux officiers de police toquent à la porte de son domicile nantais. Les bleus viennent lui notifier son interdiction de séjour dans le centre-ville de Nantes, à la veille d’une manif contre la loi travail. Ils seraient huit dans le même cas. Les fonctionnaires, pressés, somment le jeune mec de signer :
« J’ai refusé. Je n’ai même pas eu le temps de lire le document qui faisait trois pages. L’un des deux flics s’est emporté. Il a dit : “si tu le signes pas, on te le donne pas”. »
Pierre, la gueule enfarinée, suit les fonctionnaires jusque dans la rue. « Je voulais qu’ils me donnent l’arrêté. » Les bleus n’en ont que faire. Ils démarrent en trombe et laissent Pierre sans réponse et sans chaussures sur le pas de sa porte.
Une situation absurde
Depuis, la situation de Pierre est ubuesque. Il ne sait pas où il est interdit de séjour :
« J’ai cru voir que c’était une grande partie du centre-ville de Nantes mais je ne suis pas sûr. »
Il ne sait pas non plus pour combien de temps. Selon plusieurs médias, son interdiction de manif court jusqu’à la fin de l’état d’urgence :
« Autant dire qu’avec cette décision, vu la fréquence des manifestations, je n’ai plus le droit de me rendre dans le centre-ville. Et les policiers pourront m’arrêter sans raison. Pour aller à la fac ou faire des courses ça risque d’être compliqué. »
La cerise sur le gâteau ? Faute d’avoir récupéré l’arrêté préfectoral, le bonhomme ne peut contester la décision devant le tribunal administratif. « Mon avocat essaie de le récupérer. Moi, je n’ai pas trop envie d’aller le quémander au commissariat », rigole-t-il à l’autre bout du fil.
Eborgné par la police en 2007
Ce traitement de faveur, Pierre le doit à un lourd passif avec la police de Nantes. Le 27 novembre 2007, le jeune mec, alors âgé de 16 ans, participe à une manif devant le rectorat contre la loi LRU. Le cortège se retire quand un policier lui tire dessus au LBD, un lanceur de flashball que les forces de l’ordre testent à l’époque. Le projectile touche Pierre de plein fouet. Le bonhomme perd l’usage de l’œil droit. « Le LBD, c’est un arme politique » martèle-t-il aujourd’hui :
« Il est utilisé pour effrayer les foules en touchant les individus, un à un. A la suite de cet épisode, le mouvement s’est stoppé net à Nantes. »
Pierre, épaulé de ses parents, se lance dans une bataille juridique dantesque contre la police. Pendant plusieurs années, il potasse le sujet, au côté d’un groupe de défense autonome. « Sur le sujet, on doit tout apprendre soi-même », confie le jeune homme. En 2012, le policier qui l’a éborgné est relaxé. La cour d’appel confirme cette décision un an plus tard. Pierre riposte en déposant un recours devant le tribunal administratif. 10 ans après la procédure est toujours en cours.
Depuis, il est connu comme le loup blanc par la police de Nantes. En manif, les flics l’appellent par son prénom. Certains se risquent même à un humour très douteux :
« Ils me visent au LBD, en se cachant l’œil comme s’ils étaient borgnes. »
Il y a quelques semaines, à la suite d’une action menée dans le local du PS (une réquisition de chaises), Pierre est le seul à être convoqué dans les semaines qui suivent le happening :
« On me voyait à visage découvert sur une photo. Et comme j’étais le seul que les flics connaissaient, c’est tombé sur moi. »
Sociologue engagé
(img) La couv’ de son bouquin
Malgré tout ça, Pierre refuse d’être un héraut du mouvement social et de l’arbitraire policier. « Créer des leaders, c’est une opération médiatique et politique orchestrée par le pouvoir en place. » Sa vie, il la partage entre ses potes, ses études de sociologie – le jeune homme est actuellement en Master 2 et bosse sur les questions de gentrification, et un travail au long court qu’il mène sur l’histoire et les outils de la répression policière. C’est au lendemain de la mort de Rémi Fraisse que le jeune homme décide de synthétiser ses observations dans un petit essai de 80 pages intitulée L’arme à l’oeil qui vient de paraître chez Le Bord de l’eau :
« Je pourrais écrire un ouvrage de 500 pages là-dessus. Ce livre est autant un livre d’information qu’un appel à l’action. »
Dedans, Pierre parle du LBD et de toutes ses armes qui visent à « frapper les corps et les esprits ». Sa thèse ? La militarisation du maintien de l’ordre :
« La frontière s’estompe entre la guerre, les opérations extérieures, et le maintien de l’ordre à l’intérieur du territoire. Cela se voit aussi au niveau lexical. A l’étranger, on parle des opérations de maintien de la paix. Et de la même façon, on peut envoyer des hélicos et des troupes d’élites sur une ZAD. »
En préambule du livre, le bonhomme se défend de ne parler que de sa propre expérience, lui qui est un des premiers mutilés du LBD :
« C’est parce que j’ai été blessé que je me suis intéressé au sujet. En revanche, ce livre ne parle pas de moi. Et je n’écris jamais à la première personne. »
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