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    08/06/2015

    Ils vivent des poubelles du CAC40

    La vie souterraine des SDF de la Défense

    Par Héloïse Leussier , Yann Castanier

    Tous les soirs, c’est le même rituel : une centaine de SDF déroulent leur sac de couchage dans les immenses labyrinthes souterrains de La Défense. Invisibles le jour, ils survivent des miettes du plus grand quartier d’affaires européen.

    Un lundi soir ordinaire aux Quatre Temps, le centre commercial de la Défense. Les dernières boutiques viennent de fermer rideau, les allées se vident en silence. Soudain, un employé de la sandwicherie Paul sort avec un chariot d’invendus en direction du local à poubelle. Des quatre coins du mall, des hommes et femmes se ruent dessus. Le groupe franchit d’un pas pressé une porte réservée au personnel, et s’engouffre dans un couloir menant aux différentes poubelles. Les insultes fusent, les gens se poussent. A peine le chariot est-il arrivé à destination que les sacs remplis de pain, de sandwichs et de gâteaux sont éventrés à même le sol. Une trentaine de personnes en tout pour quatre grands sacs. Certains repartiront les bras chargés, d’autres les mains pratiquement vides. Antonio regarde les débris d’un air dépité :

    « C’est tous les soirs la même chose, parfois ça tourne même à la bagarre. »

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    Antonio, guide de nuit / Crédits : Yann Castanier

    Antonio, notre guide

    Ce sont les habitants les moins connus du premier quartier d’affaires européen : les SDF. Les salariés y travaillent, les touristes y passent, eux y vivent. Ils sont nombreux à s’abriter dans les recoins de la Défense : Les principaux intéressés s’estiment une centaine. Peut-être plus, peut-être moins, il est impossible d’évaluer, d’autant que certains ne font que passer.

    Parmi eux, j’ai rencontré Antonio, 62 ans. Un petit homme au visage marqué, mais qui présente bien, avec ses chaussures à bouts pointus toujours impeccables. Le type qu’on croise dans la rue sans s’imaginer qu’il y vit. D’ailleurs, la première fois qu’on s’est rencontré, il s’est présenté comme « un simple retraité qui habite dans le quartier ». « Je viens ici pour aider les SDF car je sais ce qu’est la misère », m’a-t-il dit.

    Au bout de plusieurs rencontres, son discours a changé. Il a d’abord laissé entendre qu’il restait « parfois » dormir à la Défense. Puis ce « parfois » est rapidement devenu un « tous les soirs » assumé. Enfin, il a fini par me raconter, un peu. Arrivé du Portugal quand il était enfant, Antonio a grandi à Courbevoie et travaillé jusqu’à sa retraite pour une filiale d’EDF. Tout a basculé il y a deux ans, à la suite d’un divorce mal vécu et d’une pension à verser pour ses enfants qui, dit-il, lui bouffe sa maigre retraite. Il évoque aussi un appartement, dont il serait propriétaire, mais qu’il ne pas peut habiter parce qu’il est « en travaux ».

    Reste qu’aujourd’hui, son ancien employeur EDF fait toujours partie de son quotidien. Mais comme un logo au-dessus de sa tête, sur la tour immense au pied de laquelle il s’abrite.

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    Antonio ne veut pas être reconnu / Crédits : Yann Castanier

    Une ville souterraine

    Parmi la dizaine de parkings qui s’étalent sous les buildings, Antonio a choisi le plus central. Chaque soir, le même rituel : il déplie un simple carton qu’il pose à même le sol. Il s’installe derrière une voiture de sécurité, pour être le moins visible possible. Il sait qu’il peut compter sur la bienveillance des vigiles qui se garent toujours au même endroit. « A force de se croiser, on a appris à se connaître, on s’entend bien », explique-t-il. Le mur contre lequel il s’installe est orné de plantes décoratives. On y entend jusque tard dans la nuit des sons synthétiques imitant des oiseaux. Un peu comme chez Nature et Découverte. Cela plait à Antonio :

    « J’ai choisi cet endroit parce que c’est un petit coin de verdure. Ça me rappelle quand j’avais une maison. »

    « Pour voir le revers de la médaille de la Défense, il faut attendre la nuit », affirme notre guide. Quand le parvis est déserté, quand les derniers métros sont partis et que chacun rejoint sa planque souterraine. Il me montre où vivent ses « voisins ». Dans le couloir d’une issue de secours donnant sur l’autoroute, il désigne les traces de pisse d’un homme surnommé « le soulard ». Puis on descend jusqu’à un sas de sécurité, au niveau -4 du parking, où crèche un garçon très discret qui a fugué de chez ses parents.

    Le dessous de la dalle de la Défense est un énorme labyrinthe un peu effrayant. Il y a certes les parkings, mais aussi les couloirs de métros, les zones de livraisons, les espaces de stockage, les voies de bus, et un tas d’issues de secours qui serpentent au milieu de tout ça. « C’est comme une petite ville souterraine », note Antonio. Même ceux qui y travaillent se perdent encore parfois.

    Dans ce dédale, les marginaux respectent une sorte de cartographie informelle. Chacun a sa place bien définie. Ses amis polonais, par exemple, squattent en groupe, le long de la route souterraine appelée « voie des Sculpteurs », en face de la tour Total. Son pote Eric a choisi un parking en travaux, peu fréquenté, pour « être tranquille ». On croise aussi des femmes seules, des sans-papiers, des camés…. Certains sont très abimés par la vie. Un gardien :

    « Il y en a qui ne sortent jamais du parking. Comme cet homme qui erre à longueur de temps dans les sous-sols en poussant un caddie. Son seul moyen de communication, c’est de lever la main. Je ne sais pas ce qu’il fait là. »

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    Un coin isolé pour la nuit / Crédits : Yann Castanier


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    Dormir sous les néons / Crédits : Yann Castanier

    Pas d’argent mais plein de poubelles

    Pourquoi la Défense ? Antonio affirme que c’est parce qu’il a grandi dans le coin. Son ami Michel, un cambodgien d’une soixantaine d’année, donne une autre explication : « Les SDF viennent ici parce qu’il y a de l’argent. » On ne croise pourtant pas beaucoup de mendiants sur le parvis. « Ils les virent », me dit-on. Mais un lieu où des milliers de cadres déjeunent chaque jour, ça laisse forcément des restes. Des restes convoités.

    Chaque soir, Antonio fait « la tournée » des poubelles des Quatre Temps. Il s’est donné pour mission de récupérer un maximum de victuailles pour les redistribuer à ceux qui en ont le plus besoin. Après sa collecte, il s’installe en face du H&M avec son carton de sandwichs. Tous les SDF du coin le connaissent et vice-versa. « C’est deux-là c’est des junkies, ils ne font que dormir », glisse-t-il à propos de deux jeunes qui passent chercher un poulet-crudités et repartent aussi vite.

    Il connaît par cœur les horaires de fermeture des différents commerces et circule aisément dans les couloirs privés menant aux différents box à poubelles. Mais il y a un problème pour Antonio : certaines sandwicheries ferment en même temps. « Il faut se dédoubler », expose-t-il. Ses amis Gabriel et Eric assurent donc les collectes où il ne peut pas aller. Il peut aussi compter sur la générosité de certains commerçants qui lui remettent des restes en main propre. Vers 20h30, « ceux qui savent » font la queue derrière les rideaux fermés d’un restau de sushi où un employé les sert comme n’importe quel client. Mais tous ne sont pas aussi généreux. Des commerces évitent de jeter à heure fixe pour éviter les attroupements. Antonio circule alors à l’aveuglette, de local en local. Il n’hésite pas à plonger les mains dans le cambouis :

    « La moitié des commerces jettent proprement, les autres mélangent tout. Les gâteaux, le café, le pain… On ne peut rien en faire. »

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    Gabriel à la recherche de sandwichs / Crédits : Yann Castanier


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    Les bonnes surprises de La Défense / Crédits : Yann Castanier


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    Antonio et son sac / Crédits : Yann Castanier

    Une association face à l’ampleur du phénomène

    Dans un petit local coincé à côté de la voie des taxis, sous la rampe d’accès à la Grande Arche, Domica s’active à servir des cafés et faire tourner des machines à laver. La maîtresse de maison prend des nouvelles de chacun, parfois en russe, sa langue maternelle. « Il y a toute sortes de gens ici. Entre 9h et 12h ça n’arrête pas », décrit cette petite blonde énergique. Certains font la queue pour profiter de l’une des trois douches à disposition, d’autres ont pris place dans des fauteuils, écoutent de la musique ou lisent.

    La Maison de l’Amitié est la seule association présente à la Défense. Du lundi au vendredi, on y sert un petit-déjeuner, en partie grâce à des dons d’Auchan et de Prêt à Manger. L’équipe est restreinte : cinq salariés dont une assistante sociale, et quelques bénévoles. Ils proposent aux SDF un accompagnement social, par exemple de l’aide dans leurs démarches administratives, mais aussi des cours de français. Plus de 80% des personnes accueillies ici viennent de l’étranger. Le directeur de l’association tient un registre précis des fréquentations :

    « En 2014, la Maison de l’Amitié a accueilli 1.133 personnes, contre 1.024 en 2013, soit 10,6% de plus. En moyenne, nous avons accueilli 73 personnes par jour. On marche à flux tendu. »

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    Ambiance tropicale / Crédits : Yann Castanier

    Des SDF connectés

    Milieu de soirée, Antonio et ses amis sont installés dans les fauteuils roses d’une des « aires de repos » des Quatre Temps. Ils viennent ici pour brancher leurs téléphones et capter le wifi. Eric pianote sur son iPhone pour indiquer à un vieil ami congolais le cours du dollar. « Ça baisse, c’est bon pour le business », m’affirme ce dernier. Romuald, un Letton nouveau dans le quartier, a une tablette :

    « Parfois je vais sur Facebook, mais pas trop car ça me fait mal de voir ma vie d’avant. Je préfère regarder des films en streaming ».

    Un peu plus loin, un type skype en espagnol.

    Les nombreux sans-abris ont au moins un téléphone, voire une tablette ou un petit ordinateur. Pas étonnant car la plupart ont des revenus. Antonio touche sa maigre retraite, Eric qui a une formation de chimiste fait des missions en intérim, les Polonais font des petits jobs. Et puis il y a ceux qui savent se débrouiller, comme Michel :

    « J’ai trouvé cet ordinateur dans les poubelles d’une tour à côté, ça vient d’une entreprise. Quand c’est trop vieux, ils jettent ! »

    Devant lui, une vieille bécane qui tourne sous Windows 98. Il y regarde des clips en Camdobgien. Son pote Hippolyte, un jeune Camerounais en formation dans l’hôtellerie à Paris, la lui emprunte souvent. Il s’en sert pour faire ses devoirs ou regarder des recettes de cuisine sur YouTube. Il rêve d’ouvrir un jour un restaurant.

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    Gabriel, un des apprentis d'Antonio / Crédits : Yann Castanier

    La loi de la jungle

    La présence des SDF n’est tolérée que s’ils sont calmes. Mais ce n’est pas toujours le cas. L’alcool tourne discrètement et parfois la tension monte. Un soir en ma présence, deux Polonais ont provoqué un attroupement à force de se battre et de s’insulter dans leur langue. La sécurité est arrivée juste avant que l’un passe l’autre par-dessus la rambarde du premier étage.

    C’est la seule fois de toutes les heures que nous avons passées ensemble que j’ai vu Antonio perdre le contrôle de ses émotions.

    « Ils me font de la peine, à chaque fois qu’ils se battent pour des bêtises. Quand ils auront dessaoulé ils vont encore se pleurer dans les bras. Moi je sais que bientôt ma situation va s’arranger. Mais certains vont toujours rester ici. »

    Question squat, la Défense serait plus tranquille que les rues de Paris. Pourtant, les souterrains n’en restent pas moins « une jungle », selon un gardien de parking. Antonio et ses copains survivent dans un monde où la peur des autres est permanente. Ils déconseillent fortement de se promener dans les parkings la nuit et sont obsédés par les larcins. « On m’a piqué des trucs pendant que je dormais. Une fois, j’ai retrouvé un de mes sacs sur l’autoroute, si je trouve le responsable je l’attrape ! » peste Antonio.

    Pour réussir à garder ses affaires, il faut donc ruser. Antonio a trouvé un accès à une partie privée d’un parking où il planque discrètement son sac. Jean a toujours une paire de ciseau dans sa veste :

    « C’est la meilleure arme que j’ai trouvée. »

    Eric garde toutes ses affaires constamment avec lui. Ce quadragénaire antillais n’a qu’une idée en tête : rendre sa présence imperceptible jusque dans les moindres détails : « Quand j’ai une urgence, je fais dans une bouteille». Il se rend invisible aux yeux des voleurs, mais aussi aux yeux de tous les autres. Chaque matin, il met son réveil à 7 heures, enroule son petit sac de couchage dans sa housse, replie son carton et le coince derrière une publicité. Il rassemble ses affaires et remonte à la surface. Quand la Défense se réveille, quand les salariés commencent à arriver et redonnent au quartier ses airs de fourmilière, il s’est déjà fondu dans la masse.

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    Les Quatre Temps, un des plus grands mall d'Europe / Crédits : Yann Castanier

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