« Passage du Dauphin », une galerie marchande en centre-ville de Sète. Jocelyn est assis par terre. La tête ronde, une barbe de 3 jours, les yeux marrons et quelques tâches de rousseurs, il porte un pull élimé et un vieux blouson de toile kaki. Il fait la manche. Appareil photo visible, je m’approche de lui et balance quelques pièces dans une casquette retournée. Une opportunité pour engager la conversation : « Je fais des photos des personnes qui vivent dans la rue. Tu serais d’accord ? » Il accepte. Ces premières images, je ne les garderai pas. Des photos banales d’un mendiant. Montrer ce que tout le monde voit n’a pas d’intérêt. Mais pendant plusieurs mois, je passe et repasse dans la rue et Jocelyn me présente ses amis comme Michel, Slawek, Roseau ou Stéphane. Puis Matthieu me fait entrer dans un premier squat au bout de 5 mois.
Au fond, Jocelyn / Crédits : Yann Castanier
Michel, le taulier du squat / Crédits : Yann Castanier
Après 2 ans à traîner dans ce monde parallèle, j’ai compris une chose essentielle. Ces hommes ne sont pas à la rue par le seul manque d’argent. Le mythe du chômeur devenu SDF sonne comme une mauvaise comptine moralisatrice. Les sources de revenus existent – RSA, APL, manche – et tous les bénéficiaires d’allocations ne se retrouvent pas sur le trottoir. Non, ce qui explique souvent l’errance de ces marginaux, ce sont leurs fragilités psychologiques et la solitude affective. Ils ne savent pas s’occuper d’eux. Personne ne leur a appris.
Après l’abandon, il y a le fond du fond
Francis a 69 ans et la gueule bien cabossée. Pour sa sixième tentative de suicide, il s’est jeté du haut d’un immeuble. Il s’est raté. Sa boîte crânienne est restée défoncée sur tout le côté gauche. Ses cheveux fins, blancs, longs et sales le font ressembler à Jésus qui aurait mal vieilli. Francis pue et il tourne en boucle :
« Ma femme est partie avec Georges Frêche. J’étais directeur d’Europcar et d’une banque. Je veux crever. »
Je ne sais pas s’il est mytho. A l’accueil de jour, on me confirme qu’il touche une bonne retraite. « Plus de 2.000 euros par mois. On a tout essayé. » Un 24 décembre, Francis meurt de froid dans le parking des halles de Sète. Un article sort dans le journal local : ce con avait bien été directeur d’agence régionale d’Europcar et de banque. Le départ de sa femme a réveillé d’autres ruptures dans son passé. Séisme. Il a sombré.
Francis / Crédits : Yann Castanier
Francis dans les rues de Sète / Crédits : Yann Castanier
C’est l’histoire de beaucoup de mecs dans la rue. Quand toi tu tombes en bas, eux ils tombent au fond. Il n’y a personne pour les rattraper. Ni famille digne de confiance, ni potes avec un canapé. Le filet de sécurité, ce sont les associations. Thomas, 19 ans, apprenti cuisinier, n’a pas la gueule de ceux qui sont là depuis longtemps. Cheveux bruns coiffés avec du gel, le visage lisse, des habits propres, un portable et une montre. Je le croise sur un bout de trottoir :
« Mon père m’a foutu à la porte. Puis c’est mon patron qui m’a viré. A force d’attendre mon tour aux douches de l’hébergement d’urgence, je ne pouvais plus arriver à l’heure en cuisine. »
Le gamin commence à tiser des binouzes avec les vieux briscards. Cette fois-ci, l’association Solidarité Urgence Sétoise intervient. Elle va voir le patron de son restaurant qui n’était pas au courant de sa situation. « Tu aurais dû me le dire. Tu pouvais dormir ici. » L’association lui paie 15 jours d’hôtel et le patron le reprend.
« L’argent, ça va »
Il y en a pour qui c’est déjà trop tard. Un après-midi, Sébastien hurle et montre son cul à tout le monde en plein milieu du square municipal. Ça fait bien marrer ses potes. Jocelyn me confie :
« Il est complètement torché parce qu’il sait qu’il va partir en garde-à-vue ce soir. Il a braqué le RSA d’un autre SDF en début de mois. »
Sébastien n’a pas fait les démarches administratives pour l’obtenir. « Trop compliqué. » Comme Julien qui ne veut pas le toucher. « C’est trop d’argent, j’ai peur de pas savoir le gérer. » Plus de la moitié des SDF ne percevraient pas les aides auxquelles ils ont droit. Et quand ils ont le RSA, ils sont un paquet à le cramer en quelques jours avec l’achat de quantités astronomiques d’alcool ingurgitées à plusieurs.
Sébastien se lâche avant d'aller au poste / Crédits : Yann Castanier
A l’inverse, il y a Roseau. Il m’accueille sur un bout de garrigue en bordure de ville. C’est lui qui s’en sort le mieux parmi tous les mecs que j’ai croisés. « Je loue ce terrain pour 90 euros par mois. » Deux caravanes pourries et un mobil-home vieillot sont posés dessus. « J’ai le RSA, puis je ramasse des légumes et de la viande à la fin des marchés. Je fais la manche à Carrefour. L’argent, ça va. J’en ai assez pour les clopes et les bières. J’ai aussi des poules qui font des œufs.» Il a même une vielle bagnole. « Mais on l’utilise pas trop, l’essence ça coûte un bras. Ce n’est que pour aller au marché le mercredi. » Il héberge des potes – « les vrais amis qui ne vont pas bien » – sur le terrain. Stéphane mourra de son hépatite C dans une caravane et André de sa cirrhose. Roseau sait protéger son espace. Il m’entraîne dans son mobil-home et me montre une collection de couteaux. « Puis, il y a ça si on me fait vraiment chier ! » Il sort un vieux pétard rouillé dont on doute de l’efficacité. Un jour, je le croise en ville avec ses parents et son frère. Ils sont venus lui rendre visite.
La caravane de Roseau / Crédits : Yann Castanier
Psychotiques et bipolaires
En plus de ses problèmes familiaux, Matthieu, un grand allemand blond, n’est pas seul dans sa tête. Et ça se voit. « Je me parle dans la tête. La rue rend parano. On ne peut faire confiance à personne. » A Solidarité Urgence Sétoise, on m’a prévenu « Fais gaffe, il nous a retourné toutes les tables un matin au petit déjeuner. » Ses phrases en français sont entrecoupées d’insultes en allemand. 25% des gars à la rue sont psychotiques. Pas assez fous pour être internés, pas assez structurés pour s’en sortir seul.
Matthieu fait visiter son squat / Crédits : Yann Castanier
Une chambre du squat / Crédits : Yann Castanier
On saute la grille qui barre l’entrée d’une usine de pièces automobiles désaffectée. Matthieu vit ici. Le squat a des airs de cathédrale de ferraille. Les machines ont été emportées, les escaliers sont rouillés. Dans une pièce transformée en chambre, il y a un matelas récupéré et des habits bien pliés sur une planche de bois. En guise de table, une planche et deux caisses sur laquelle se trouvent une petite radio et des objets de déco. Deux Polonais arrivent, barre à mine sur l’épaule et pince monseigneur bien en main. Manifestement à la recherche de cuivre, ils se mettent en travers de la porte et matent mon appareil photo. Matthieu jappe à mon attention « Faut y aller ! » Quand je passe devant eux, les pollacks gueulent et me fixent dans les yeux, histoire de me faire comprendre que j’ai de la chance. Il y a aussi des gros cons dans la rue.
Dans le même squat, un peu à l’écart de l’usine, se trouve l’ancienne maison du gardien. Dans la pièce qui sert de salon, Slawek frappe sa copine. Elle est assise sur une chaise, lui enchaîne les coups. Le bruit de sa main contre la peau résonne dans la pièce. Je suis tétanisé. Je regarde Michel, 61 ans, le tôlier du lieu. Il me fait non de la tête. Il a compris que je voulais intervenir.
Slawek et Maria chahutent / Crédits : Yann Castanier
Slawek est polonais. 1,75m pour 120 kg. Grimé en femme, il porte des bas-résilles, un débardeur noir, un chapeau et des bottes. Aujourd’hui, il a forcé sur le pinard. Tout à l’heure il dansait. Le voilà qui vocifère. Michel m’entraine dans ce qui lui sert de chambre. « Tu ne peux rien faire. A 3, on n’arrive même pas à le maîtriser. » Il me tend une radio et essaie de me distraire. « Elle marche plus, tu peux essayer de la réparer ? » Mes compétences dans le domaine sont limitées. On arrête de faire semblant. Je me faufile dans l’escalier. J’entends des bruits de casseroles jetées au sol. Je sors du squat. Je change de monde en une demi-seconde. J’hésite de longues minutes à aller chercher la police. Si elle meurt, je m’en voudrais à vie. Je décide de faire confiance à Michel et Jocelyn dans leur gestion de cette situation, comme eux m’ont fait confiance en m’accueillant. Je recroise la fille quelques jours plus tard dans les rues de Sète. Soulagé.
Un peu de came et beaucoup d’alcool
Les insultes fusent / Crédits : Yann Castanier
Autour du banc du square, pas mal de nouvelles têtes cet après-midi. Un des gars a deux larmes tatouées au coin de l’œil. « Une par mec tué ». Ambiance. Il est bien énervé et n’aime pas ma présence. Il finit par lancer son poing vers moi et l’arrête à 2cm de mon visage. « T’es un putain de flic, toi ! » Je flippe ma race et lui assure que non. Ses potes l’entraînent au loin. « Il est en manque. Laisse tomber. » A force de prendre des coups, les mecs ont fini par avoir des gouffres à la place de leurs fêlures. Ils tournent à l’alcool et certains aux cachetons. L’excité de service revient après s’être fait une piqûre de Subutex derrière un muret. « Désolé, je savais pas que tu faisais des photos. Ils m’ont expliqué. » La drogue ne tourne pas tellement entre eux. Trop cher. Mais un petit trafic de plaquettes de Subutex, revendues à 5 euros l’unité par ceux qui ont des prescriptions, s’est organisé. Son injection permet des effets proches de l’héroïne. Les bastons sont courantes pour une plaquette avancée et non remboursée.
Le subutex peut aussi se sniffer / Crédits : Yann Castanier
Clive achète du Subutex. Il fréquente le groupe de la place que pour ça. Il vit loin des autres avec son frère David, complètement parano, dans un camping désaffecté au milieu des HLM d’une cité. Clive protège David. Il connaît sa maladie. Ils sont issus d’une famille de voyageurs irlandais : jeunesse en caravane, parents analphabètes, petits larcins. Jusqu’au jour où David a merdé. Ils ont dû fuir. Ils ne me disent pas pourquoi. On est au supermarché Dia. « T’as pas 5 euros ? » Je leur file le biffeton et ils ressortent avec un carton de bières pour clodos. Ils me filent un bout de viande sous cellophane. « C’est pour toi. » Apparemment, je suis invité à manger ce soir. On monte la petite pente qui mène à une vieille baraque de brique. Clive ne va pas bien. Dès qu’il arrive, il se jette sur un cacheton de Subutex qu’il pile et sniffe. Il a l’air d’aller mieux. Les deux frères sortent un gourdin fait d’un manche de pelle et de clous enfoncés à son extrémité. « Ça, c’est pour les arabes. » Il y a aussi des racistes dans la rue. Ils font griller ma côte de veau dans une poêle crasseuse et me filent des couverts. Eux tournent aux tranches de pain de mie et aux œufs.
« Tout ce qui est solide, on ne peut pas. On a l’œsophage brulé par l’alcool. »
La popote avec Clive et son frère / Crédits : Yann Castanier
Stéphane et Maria
De ces parcours qui mènent de la fêlure au néant, il y a celui de Stéphane et Maria. Lui a le crâne rasé, elle les cheveux noirs et bouclés. Il est sec, elle est un peu potelée. Ils vivent en couple dans le squat de l’usine avec Michel, le tôlier, et Jocelyn, mon premier contact. Leur petite chambre est proprette : un matelas sur le sol, un édredon et même une armoire. « Au début, on avait même l’eau chaude dans la salle de bain. Ces cons de Polonais ont pris les câbles. Plus d’électricité ! » balance Stéphane énervé.
Moment de tendresse entre Stéphane et Maria / Crédits : Yann Castanier
Ils prennent soin l’un de l’autre mais autour d’eux le squat part en vrille. Michel est en zonzon pour une histoire de couteau qui a effleuré une main d’un peu trop près. Avec son sursis, il a pris 10 mois. Un matin au petit-déjeuner de l’association, Maria a le visage explosé. Coquards, boursoufflures, bleus qui virent au jaune.
« Ils s’amusaient au début. Puis, ils ont trop bu, ils se sont acharnés. Ils m’ont tapée, tapée. J’ai réussi à appeler les pompiers avec mon portable. J’ai fait un arrêt cardiaque, mais ils m’ont sauvée. »
Maria ne veut plus voir Stéphane. Il était là pendant le passage à tabac. Le squat est fermé par le propriétaire qui tolérait leur présence. Ce n’était pas la première fois que les pompiers intervenaient.
Pour Stéphane, c’est retour à la rue avec descente sans retour. Dorénavant, il est dans un nouveau squat surnommé « le coupe-gorge ». En roue libre et sans plus aucun repère affectif, il s’enferme dans l’alcool. Un soir, une baston dégénère. Il tombe à la flotte. Inconscient, il meurt. Maria, elle, a pété la gueule à une fille à coup de talon pour lui voler son RSA. Sa complice : l’ex de Slawek. Elles partent ensemble en prison. Après ce dernier épisode, j’ai arrêté mon reportage. Trop de morts. Ce ne sont plus des SDF qui me quittaient, mais des amis.
Stéphane, 2 mois avant sa mort / Crédits : Yann Castanier
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