Domaine du château de Bellevue – Jura (39). « Oh Abuelito fuego, Grand-père le feu, j’invoque l’esprit d’Homer Simpson… » La boutade de Jean-Pierre Meyran fait pouffer la vingtaine de personnes plongée dans le noir et la vapeur. En pleine cérémonie, le chaman français, alias Xhaakõmani de son second nom attribué par le peuple amazonien Shipibo, alterne chants sacrés, conseils de vie et autodérision. « Il ne faut pas se prendre trop au sérieux, développe Xhaakõmani, beaucoup de chamans en rajoutent un peu trop sur le côté solennel de ce qui doit aussi rester un moment de détente. »
Réservé aux hommes vêtus d’un simple caleçon et assis en cercle, le rituel se déroule dans la hutte à sudation dite « de la Mère-Terre ». Une sorte de demi-sphère d’un mètre cinquante de haut, faite de branches et de couvertures vert-kaki. Une bâche bleue recouvre cette étrange ensemble-tortue. « Un sauna + + + », résume le chaman boute-en-train, avant de jeter de l’eau sur les pierres incandescentes posées au centre.
L’objectif de la structure : entendre la prière de chaque participant. Une première voix s’élance du noir :
« Je m’appelle Michel, Grand-Père le feu. Et je souhaiterais savoir où je vais dans ma vie. »
Toutes les voix s’empressent de ponctuer l’intervention par un « Aouuuuuuuh » enseigné un peu plus tôt. « Il faut d’abord que tu sache où tu es avant de te demander où tu vas », répond le chaman Xhaakõmani … « Aouuuuuuuh. »
Barcbecue chamanique / Crédits : Hervé Estival
Sommet mondial
Ce rite amérindien appelé « temazkal » ne se tient pas en Guyane ou au Pérou mais dans le Jura, sur le domaine du château de Bellevue, à une heure de voiture au sud-est de Dijon. Organisé du 24 au 27 avril dernier par le « Cercle de sagesse de l’union des traditions ancestrales », ce 7e festival du chamanisme est le plus important événement du genre sur le territoire national. « Et même en Europe », renchérit son fondateur Soof-Ta – « celui qui connaît et mange la terre » – de son patronyme français Patrick Dacquay.
Cette année, les organisateurs ont compté plus de 2.000 participants. Un record dont se félicite le fondateur du Cercle de sagesse :
« C’est un paradoxe pour l’un des pays les moins spirituels du monde marquée par la Révolution française, la 3e République et les Francs-maçons… La religion française serait plutôt la dé-spiritualisation de l’être. »
Difficile de se faire accréditer à ce rassemblement international de 85 chamans. Minthé, la « chamane de l’eau » en charge des relations presse, nous ayant indiqué que notre projet d’article n’avait « pas été accepté par l’ensemble du Cercle », StreetPress a planté discrètement sa tente en tant que festivalier.
Minthé, la « chamane de l’eau » en charge des relations presse / Crédits : Hervé Estival
Spiritisme
Au sommet d’une colline, un petit château décoré de tableaux saturés de divinités indiennes domine le lieu. Deux bénévoles coiffés d’un bandeau gardent en permanence une voûte faite de branchages. L’accès permet de pénétrer dans « l’espace sacré ». Cette zone, délimitée par un fin cordon parsemé tous les dix centimètres de bouts de tissus colorés, s’étale sur plusieurs hectares. Même éteints, les portables y sont prohibés, tout comme les cigarettes et la nourriture. Sur cette pelouse : des grands tipis, des huttes à sudation, un arbre à prière, un grand feu central, des chapiteaux, un campement celte, le totem de la paix, des tentes berbère, coréenne… Une véritable foire mondiale de la spiritualité.
La figure du chaman, être mystique originaire de Sibérie et d’Asie centrale, plane au-dessus du rassemblement de pieds nus. Le mot vient du Russe « saman » et des peuples sibériens toungouses. Il désigne celui qui communique avec le monde invisible des esprits et veille sur l’âme de sa communauté. Quand une personne a un problème, c’est qu’elle a fâché – consciemment ou non – un esprit qui lui fait du tort. Il faut, via des offrandes, solliciter les services d’un professionnel du sacré qui a le pouvoir de jouer l’intermédiaire.
Chéper
Jean-Pierre, le plaisantin qui pratique le temazcal en bermuda, assure qu’il n’a jamais aspiré à dialoguer avec les esprits. « Mais le chamanisme m’a appelé. » L’appel fut d’abord téléphonique. En 1998, au bout du fil, un ami l’invite à passer une soirée avec des chamans mexicains de passage dans son coin, le Luberon. Jean-Pierre, alors musicien et « un peu thérapeute », se retrouve le soir même dans une hutte à sudation à prendre du Peyotl, un cactus hallucinogène. Il décolle comme une fusée :
« La seule chose que j’ai vu, c’est que j’avais les étoiles qui descendaient. Et le Peyotl m’a dit : ‘ne cherche plus, tu as trouvé’. »
Ce message succinct le pousse, l’année suivante, à se rendre au Mexique pour une marche spirituelle dans le désert. Avant de tester l’Ayahuesca, un puissant hallucinogène andin. Un an plus tard, lors d’un voyage au Pérou, un chaman local l’interpelle :
« Maintenant, arrête de faire l’andouille ! Prends la médecine que je te donne et mène toi-même la cérémonie. »
Il a dit oui et est devenu Xhaakõmani. La drogue – comme la musique, le froid ou même la faim – permet aux chamans d’entrer en transe. Mais attention ! Pas de substances dans le Jura. Un prospectus du festival assure que les pratiques ont lieu « à l’état lucide sans utilisation d’adjuvants et dans le respect des lois en vigueur ».
Un Indien dans le Jura / Crédits : Hervé Estival
Succès
Au festival de Dole, l’anthropologue Laetitia Merli est l’une des rares personnes autorisées à filmer sur la pelouse de l’espace sacré. La chercheuse, qui prépare un documentaire sur le sujet, constate une « explosion du nombre de chamans » en France. Elle décrit le phénomène comme « un bricolage religieux » entre un vieux fond de croyances populaires françaises et des traditions exotiques, venues d’Asie et d’Amérique. L’universitaire Catherine Le Pelletier parle, elle, d’un « néo-chamanisme » qui vulgarise la dimension ancestrale pour que chacun puisse « inclure son rite à son quotidien ». Une évolution constatée par Jean-Pierre :
« En France, on va voir le chaman avec les mêmes questions que pour le psy. Au Mexique, on le voit si on a mal au bras ou à la jambe. »
Une personne a largement contribué à accélérer la popularisation du phénomène : Corine Sombrun. En 2001, alors que cette mélomane enregistre pour la BBC une cérémonie en Mongolie, elle entre soudainement en transe au son du tambour … et hurle comme un loup. Corine Sombrun a raconté son initiation et sa métamorphose en chamane parisienne dans des émissions et plusieurs livres à succès.
Pocahontas et les samouraïs / Crédits : Hervé Estival
Pipe sacrée
Rarement éloignée de l’arbre à prières jurassien, Vera Sazhina ne quitte jamais totalement le monde des esprits. Ses yeux globuleux bleus clairs ne clignent pas. Sa bouche demeure entrouverte, ses cheveux gris comme électrisés. La chamane pratique son art à Moscou et à Touva, une république de l’extrême sud sibérien. Petite fille de chaman, elle ne s’était jamais intéressée à cette profession. Jusqu’à ses 23 ans :
« J’ai été gravement malade. Au bord de la mort, un chaman m’a sauvé et je n’ai plus eu le choix, j’ai dû devenir chamane. Etant nous-mêmes un peu fous, nous sommes très doués pour soigner les gens fous. »
Le Mexicain Ulises Osorno Bozano, de son nom sacré Tlakaozelolt – « l’homme Jaguar » en VF – s’est, lui, découvert guérisseur lors d’une transe dansante à Mexico qui l’a plongé dans son passé. Il s’est alors vu mourir d’une flèche dans la gorge. Descendant des Aztèques, il se dit capable de revivre ses vies et ses morts antérieures.
Pour sa cérémonie de « la pipe sacrée », le Mexicain remplit ses deux longs calumets … en taxant dans le public du tabac à rouler Golden Virginia. Après un discours sur le caractère sacré de la feuille de tabac non industrielle poussant sur son continent. Quant à « l’eau sacrée » jetée dans les cendres, elle l’est depuis une bouteille Vittel, elle aussi empruntée à un participant.
Kaz Ogawa, terreur de Numericable / Crédits : Hervé Estival
Business plan
Comment reconnaît-on un chaman d’un charlatan ? « Il faut avoir été reconnu par d’autres chamans », tranche Manuel Tlaloc, un autre guérisseur venu du Mexique. Il ajoute :
« Un jour, une femme m’a dit avoir rêvé d’un oiseau blanc venu sur son épaule qui lui a déclaré : ‘tu es chamane’. Pfff, n’importe quoi ! »
Le festival est une vitrine. Il sert à recruter des clients réguliers pour les guérisseurs ayant pignon sur rue. Manuel Tlaloc est installé à Paris, Didier Rauzy, son confrère français officie à l’année dans une école de « naturopathie ». Quantité de prospectus proposent des « stages » payants en tout genre. Pour « Vivre les accords toltèques », il faut débourser entre 150 et 300 euros les deux jours. Le fondateur du Cercle de sagesse, Patrick Dacquay, vend, quant à lui, ses livres. Il prétend ne pas gagner d’argent avec le festival. Malgré un billet à 40 euros la journée et 85 euros le pass de quatre jour*s, nourriture végétarienne et gite non inclus. Visiblement, c’est peu cher payé pour *écouter le Japonais Kaz Ogawa psalmodier une formule capable de protéger des ondes du wifi. Son épouse et traductrice précise à une centaine de paires d’yeux impatientes :
« Moi, je le fais avant d’allumer mon ordinateur. Quand vous l’aurez fait 1.000 fois cela deviendra plus naturel. Cela peut aussi purifier la nourriture ou protéger une personne du moment qu’elle est consentante. »
Une dame dans le public demande au longiligne japonais, serti d’un bandeau blanc, si la formule fonctionne quand on a un cancer. L’assistante en robe rouge réplique qu’on peut l’appliquer sur les médicaments avant de les prendre :
« De toute façon, ça ne peut pas faire de mal. »
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