Une actualité peut faire bondir à plus d’un million, le nombre de visiteurs sur LeMonde.fr. Conséquence, des commentaires par milliers et autant de messages à valider afin d’éviter les dérapages racistes ou diffamatoires. Une modération « impossible à gérer en interne, d’autant qu’il faut pouvoir faire face à de fortes variations liées à l’actualité », explique Isabelle André, PDG du Monde Interactif. Le groupe totalise aujourd’hui près de 100.000 commentaires chaque mois.
Pour faire face à cet afflux de commentaires, les médias font appels à des prestataires de services spécialisés dans la « gestion de communauté ». Sur ce secteur, trois entreprises se tirent la bourre : Netino, Concileo et Atchik Services. Chacun tente de trouver la martingale pour proposer une modération de qualité à des tarifs les plus bas possibles, crise de la presse oblige. Une solution tend à s’imposer : faire appel à des modérateurs à Madagascar ou au Maroc, au prix de conditions de travail qu’on n’accepterait jamais dans l’hexagone. Enquête dans les poubelles de la grande presse.
Participatif
Si les médias ne jurent plus que par le participatif, c’est que c’est souvent synonyme d’audiences en hausse. Deux internautes pris dans un débat enflammé se connectent à plusieurs reprises pour poursuivre l’échange.
Pour nourrir et encourager ces discussions, certaines rédactions, à l’image de Rue89, demandent à leurs journalistes d’intervenir dans les fils de commentaires. Ces derniers sélectionnent les réactions les plus pertinentes pour les faire remonter. Parfois, ils leur répondent. En matière de gestion de communauté, les pure-players font figure de références.
LeMonde.fr prend le train en marche : depuis quelques jours, le quotidien teste sur son site des nouveaux fils de discutions thématiques, ouverts aux non-abonnés. « La rédaction choisira les sujets et interviendra dans les échanges », promet Isabelle André. « On change complètement d’échelle puisque les débats, au lieu d’être circonscrits à nos 127.000 abonnés numériques, seront ouverts à nos 10 à 20 millions de visiteurs uniques. » Conséquence, une déferlante de commentaires. « Plusieurs centaines de milliers », selon la patronne du numérique.
Intermédiaires
Dans ces conditions, impossible d’assurer avec une petite équipe en charge des commentaires, comme le faisait jusqu’ici Le Monde Interactif. « Plutôt que de recruter, ce qui coûte cher, ils ont choisi de prendre un intermédiaire qui va fouetter », balance, sous couvert d’anonymat, un cadre dirigeant d’une entreprise du secteur.
Dans le petit monde ultra-concurrentiel de la modération, 3 entreprises se partagent le marché : Netino, Concileo et Achtik Service. Mais Netino fait figure d’ogre : « On n’a jamais perdu le moindre appel d’offres, la moindre consultation et aucun de nos clients ne nous a jamais quitté pour un concurrent », se félicite son président, Jérémie Mani. La liste de ses contrats a de quoi faire pâlir d’envie un kiosque à journaux : Le Monde, Le Nouvel Observateur, le JDD, Le Point, L’Express, les Echos, la Tribune… Des groupes comme Prisma ou Lagardère, quelques télévisions et pas des moindres : Canal+, BFM en tête.
Délocalisation
Le nouveau contrat qui lie Le Monde Interactif à Netino tournerait autour de 20.000 euros. C’est peu pour plusieurs centaines de milliers de commentaires. Quel est le secret de la boîte pour modérer à bas prix ? Une équipe dédiée à chaque média, des modérateurs formés par l’entreprise et un logiciel de pointe pour trier les posts… mais surtout des salariés à bas coûts situés dans des pays pauvres. Seul 20% des employés sont basés en France, les autres sont à l’étranger, principalement à Madagascar. Bien souvent les encadrants sont hexagonaux. Pas les cadres intermédiaires et les petites mains. Le boss de Netino aborde la question « sans tabou » :
« Il ne faut pas penser qu’on remplace un Français par un Malgache. Nous, on remplace un Français par trois Malgaches. Ils ont donc trois fois plus de temps pour traiter le même volume de messages. »
Call center
Grâce aux joies du web, on finit par mettre la main sur un ex-salarié de Netino, à Madagascar. Ce titulaire d’une licence en gestion d’entreprise a travaillé pendant près d’un an pour l’entreprise française comme modérateur, avant d’être promu superviseur. Un salaire à l’embauche de 250 euros pour 48 heures de travail hebdomadaire – soit 1,16 euros de l’heure – depuis son domicile, donc sur son propre matos informatique. Son passage au statut de cadre lui permet d’atteindre les 400 euros par mois. La grille de salaire est équivalente, voir supérieure, à celle d’un journaliste local. « C’est un bon job. Pour moi les deux parties sont gagnantes », insiste l’ancien modérateur, malgré des horaires à rallonges plutôt habituelles pour le pays.
Du côté de Netino, on reste gêné aux entournures quant à la rémunération. « Je ne confirme pas, ça ne regarde que moi et mes clients », déclare son président. Avant de préciser que pour « certaines compétences très spécifiques [en finance ou linguistique], ça peut monter à 1.000 euros. »
Quant au télétravail, Jérémie Mani explique que l’entreprise a monté un plateau de 250 m2 à Madagascar. Chaque modérateur a le choix d’y travailler ou non, d’autant que certains habitent loin du site. Pour les employés en télétravail, Netino exige « deux connexions Internet différentes et un groupe électrogène en cas de panne d’électricité. »
Economies
Les économies ne s’arrêtent pas là : Certains employés de Netino sont rémunérés via des factures. Sur une d’entre elles, Netino apparaît comme un « client », le prestataire étant le modérateur. Son statut est en fait équivalent à celui d’un auto-entrepreneur, à la sauce malgache.
/ Crédits : Mat Molard
Interrogé sur la question, le boss de Netino est un brin excédé, avançant que sur les « deux cents et quelques collaborateurs, il y a des salariés, des auto-entrepreneurs et des free-lances ». S’il impose un tel statut c’est que les contrats qui le lient aux médias comportent une clause de sortie avec un préavis d’un mois à peine. « Aujourd’hui, on n’a jamais perdu un client mais ça peut arriver. A partir de ce moment-là, soit il faut recaser ces gens, soit il faut s’en séparer. » Et toujours le même mantra : « rester compétitifs sur les tarifs ».
Son principal concurrent, Concileo, fait également profiter certains de ses clients – comme l’Equipe.fr, des joies du offshore. Depuis six mois, il dispose d’une filiale, Be-Colors, installée à Rabat (Maroc). Regroupant une quarantaine de personnes, l’entreprise fait du 7/7, 24/24. Côté salaire : entre 450 et 575 euros net pour un travail en journée et jusqu’à 850 euros pour un travail de nuit. Les employés bossent 43 heures par semaine.
L’entreprise profite également, pour certains salariés, du système Anapec, qui permet de s’exonérer d’une partie des charges.
(Ir)responsable
Joint par StreetPress, plusieurs médias concernés assument l’externalisation : en substance, c’est un mal nécessaire. Eric Mettout, directeur adjoint de la rédaction de L’Express évoque « une décision prise dans la douleur », mais inévitable. Aude Baron, en charge des échanges avec Netino pour Le Nouvel Observateur et son complément participatif Le Plus ne dit pas autre chose :
« Internaliser, ça coûte hyper cher. Après, on fait attention à suivre leur travail de près et jusqu’à présent, on en est très content. »
Quant à la délocalisation :
« Je ne suis absolument pas contre le télétravail et si on peut donner du boulot à des gens, ça ne me pose pas de problème. Moi, mon souci c’est que ces gens travaillent dans de bonnes conditions. Après, qu’ils habitent à Tambouctou ou à Neuilly ce qui m’importe c’est le résultat. »
La boss du Plus reconnaît néanmoins n’avoir « aucun moyen de savoir si ces gens sont bien traités » :
« Simplement, ce que je constate, c’est que leurs modérateurs restent longtemps. »
Made in France
Parmi les clients de Netino, seul France TV a fait le choix du made in France. Pour le Figaro, le Parisien, Libération, le groupe Radio France et de nombreux titres de la presse régionale, Concileo emploie l’équivalent de 15 temps-plein, aussi salariés en France. Il faut y ajouter quatre salariés « en zone australe », sous contrats français, pour gérer la modération après minuit, qui coûte plus cher. Ils travaillent à temps partiel et sont payés un peu au-dessus du Smic. Mais avec un staff de cette envergure, « le temps passé sur un message est de plus en plus faible », reconnait David Corchia.
Dans la jungle des sociétés de modération, le troisième acteur fait figure de petit poucet. Atchik Services l’assure : nous, c’est du 100% made in France. Basée à Toulouse, la boîte compte 30 salariés, « essentiellement des personnes en CDI à temps-plein », nous affirme un porte-parole. Mais sur le web, on trouve aussi trace de plusieurs offres de CDD de trois mois.
Pour faire du made in France, Atchik explique qu’une partie « importante des messages est traitée de manière automatisée, à partir de mots clefs prohibés. » En somme, des robots plutôt que des Malgaches.
Edit du 21.03.14 à 11h28 : LeMonde.fr nous signale que les lives sont modérés en interne.
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